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dimanche 30 juin 2019

Qu’est-ce que la Nation pour les nationalistes ?


Affiche, exposition internationale de 1937.

Ce texte est composé d’extraits de Jean-Yves Camus, « Les droites nationalistes radicales en France », Dominique Vidal dir., Les Nationalistes à l’assaut de l’Europe, Paris, Demopolis, 2019, pp. 133-152.

Raoul Girardet nous a fourni du nationalisme, dans l’article de l’Encyclopedia Universalis qu’il lui a consacré, une définition qui mérite d’être citée dans son intégralité. Selon lui le terme, d’origine britannique, est apparu en France « à l’extrême-fin du XVIIIe siècle, et pour désigner essentiellement les excès du patriotisme jacobin ».

Il ajoute que le mot « se généralise dans les dernières années du siècle suivant, mais en conservant, dans multiples habitudes les plus courantes de la langue, une triple signification. Il peut en effet être péjorativement employé pour stigmatiser certaines formes outrancières de patriotisme, devenant alors synonyme de chauvinisme. Il peut encore désigner les revendications d’un peuple assujetti aspirant à l’indépendance (…). Il peut enfin servir d’étiquette et de profession de foi à certaines écoles et à certains groupements qui, affirmant la primauté dans l’ordre politique de la défense des valeurs nationales et des intérêts nationaux, sont généralement classés à droite ou à l’extrême-droite de l’opinion politique (les nationalismes barrésien, maurrassien, etc…)1 ».
Il découle de cette définition la constatation que le mot « nationalisme » est étroitement lié à la modernité d’une part, à la forme de l’État-nation d’autre part.
On en déduit aussi que le nationalisme et le patriotisme ne sont pas sans rapports dans l’usage courant du mot : les deux termes ne renverraient pas à des idées de nature différente, mais de degré différent, selon une norme d’acceptabilité sociale qui varie dans le temps et l’espace.
Pour s’en tenir à deux exemples français du XXe siècle, la « foi patriotique » évoquée par Raymond Poincaré dans son message aux Chambres du 4 août 1914 évoquant « l’union sacrée » n’était-elle qu’une manifestation d’un réflexe de défense de « la patrie en danger » dans l’esprit de 1793, ou s’agissait-il d’une forme déguisée de nationalisme destinée à légitimer un conflit inutile causé par le choc des intérêts français et allemand ? Alors que le général de Gaulle semble avoir placé son action sous l’étendard du patriotisme, ne peut-on pas dire, avec Jean-Christian Petitfils, que « de Gaulle s’est nourri de l’œuvre de Maurice Barrès dont il adopta le nationalisme républicain, émotif et sentimental2 » ?
Deux faits semblent établis. Le premier est que la Révolution française modifie le rapport des français à la nation parce que, de sujets du souverain, ils accèdent au rang de citoyen d’un État et parce que la souveraineté leur est conférée. Les anciennes fidélités qui faisaient le sentiment d’appartenance à la patrie sont remplacées par des valeurs. Ainsi Monsieur de Charrette a raison, finalement, lorsqu’il exhorte les officiers de l’Armée catholique et royale en leur disant :
« Notre Patrie, c’est notre Foi, notre Terre, notre Roi. Mais leur Patrie à eux, qu’est-ce que c’est ? Vous le comprenez, vous ? Ils veulent détruire les coutumes, l’ordre, la tradition. Alors, qu’est-ce que cette Patrie marguante du passé, sans fidélité, sans amour ? Cette Patrie de billebaude et d’irréligion ? Pour eux, la Patrie semble n’être qu’une idée, pour nous, elle est une terre3 ».
Le deuxième fait indubitable est que, dans la France d’après 1789, si le sentiment patriotique peut être présent dans les catégories modernes de « droite » et de « gauche », sa forme exacerbée qui est le nationalisme tend, dès la fin du XIXe siècle, à migrer définitivement vers la droite et l’extrême droite du spectre politique en prenant, en particulier, un tour xénophobe et souvent antisémite bien que n’étant fondé, chez Barrès et Maurras, sur aucun sentiment de supériorité proprement raciale.
On nous objectera qu’il existe toujours un patriotisme de gauche, porté aujourd’hui par Jean-Pierre Chevènement et Jean-Luc Mélenchon et auquel le Parti Communiste n’a jamais été insensible. Certains en déduiront la nécessité d’établir, dans l’étude du nationalisme français contemporain, une stricte symétrie entre sa forme « de droite » et sa forme « de gauche », pour aboutir parfois à une mise en équivalence quasi-totale du souverainisme des deux bords ainsi que de leurs questionnements des institutions et de la démocratie représentative. Nous ne suivrons pas cette voie, parce qu’elle conduit à ignorer que le patriotisme, à gauche, diffère de sa version de droite en ce qu’il reconnait l’existence des conflits de classe, d’une part, et qu’il n’a pas pour programme d’inscrire dans la loi l’inégalité des droits entre nationaux et étrangers, ni de rechercher, parmi les citoyens, qui peut exciper d’une antériorité suffisante pour mériter le label de « français de souche ».
Mais il est d’autres familles de pensée qui peuvent, au premier abord, sembler réfuter le nationalisme, pour peu qu’on considère celui-ci comme purement hexagonal. Il y a d’abord les indépendantismes marqués à l’extrême droite, qui ne cachent pas leur volonté d’en finir avec une France centralisatrice qui les opprimerait. À l’exception du groupuscule breton Adsav (Renaissance, fondé en 2000), ils ont disparu et leur projet d’Europe des ethnies, popularisé un temps par les figures de l’extrême-droite que furent Jean Mabire4 et Saint-Loup, a fait long feu. On doit mentionner aussi les nationalistes-européens, qui dès la fin de la guerre d’Algérie ont tenté, avec Dominique Venner, de dépasser le nationalisme français pour mettre en avant le combat civilisationnel de ce qu’on nommait alors l’« Occident » contre le métissage culturel et ethnique et la perte progressive d’influence de l’Europe sur les affaires du monde.
Mais ce nationalisme européen, qui inspira la Nouvelle droite à son lancement en 1968-1969, n’est pas un effacement du nationalisme français : c’est la construction, que l’on retrouve aujourd’hui au sein des diverses facettes du mouvement identitaire, d’une identité se présentant comme trois poupées gigognes : une identité locale, ancrée dans le pays ou la province (ainsi les « bannières » du mouvement völkisch Terre et Peuple, fondé par Pierre Vial, portent le nom de provinces traditionnelles, comme les locaux de Génération identitaire sont dénommés d’après des références historiques locales) ; puis une identité nationale, en l’occurrence française ; enfin une identité européenne, définie par une culture et une appartenance ethnique communes qui plongent leurs racines bien avant l’ère chrétienne, dans ce qu’on sait des indo-européens et même avant5.
Jean-Yves Le Gallou, dans un essai paru en 2018 et intitulé Européens d’abord, Essai sur la préférence de civilisation6, résume bien le but de cette famille de pensée : surpasser le nationalisme français pour faire face à l’immigration extra-européenne et à ce qu’elle appelle le « grand Remplacement », en adjurant les Européens de mettre de côté leurs querelles et différences en considérant ce qui les rassemble et qui est un héritage ethnique commun.
Seul le théoricien belge Jean Thiriart, qui eut une influence réduite dans les milieux nationalistes français des années 1960, peut être considéré comme ayant voulu abolir les nationalismes spécifiques pour les fondre dans celui d’un Empire européen unifié, y compris au plan étatique et qui se serait étendu, selon ses dires, « de Galway à Vladivostok7 ».
Le nationalisme d’extrême droite reste donc attaché à la forme France, à son histoire et à sa pérennité. On le voit, ces dernières années, se référer à deux formes supranationales : l’Europe des patries, celle des nations souveraines pouvant conclure entre elles des alliances ponctuelles mais n’étant pas soumises aux normes juridiquement supérieures de l’Union européenne (UE) et l’Occident, concept culturel et civilisationnel qui est opposé à l’Europe unie parce que les valeurs sur lesquelles le projet européen actuel est fondé sont dans un langage de droite, « anti-traditionnelles », « subversives » et en fin de compte périmées, vouées à disparaître du fait de ce que la droite radicale considère être la fin d’un cycle historique : celui de la domination des idées des Lumières.
Le national-populisme français est incarné, lui, par le Rassemblement National (RN), nouvelle dénomination du Front National depuis le 1er juin 2018. Son logiciel idéologique a, paraît-il, été revu pour satisfaire aux exigences de la « dédiabolisation » et de la culture de gouvernement. Pour en juger, notamment en ce qui concerne les conceptions de la nation, nous pouvons nous reporter au discours de Marine Le Pen à Lille lors du congrès du FN, le 11 mars 2018.
De par la place qu’y occupe la question de l’immigration, il indique une continuité avec les origines du parti. Une continuité débarrassée des scories propres au contexte historique de l’extrême droite des années 1970, mais une continuité quand même, seule voie, d’ailleurs, qui lui permette de se distinguer durablement dans l’offre politique, de dire et promettre « toujours plus » que la droite dite « de gouvernement » la plus droitière.
Dès le début, tout y est. Un patriotisme « de l’honneur et du devoir », de la « passion » autant que de la raison. Un pessimisme qui entrevoit « la submersion de notre continent » et la disparition de la France. L’appel à une éthique et une conception de l’homme fondée sur les valeurs traditionnelles bref, une vision du monde résolument de droite.
Marine Le Pen indique dans ce discours ce qui sera la ligne directrice du RN pour les élections à venir jusqu’en 2022 inclus : l’opposition totale entre les « mondialistes » et les « nationaux », qu’elle espère fédérer au sein de sa formation. Cette division du monde entre ceux qui ont des racines dans le sol et ceux qui n’en ont pas est, dans la vision frontiste, anhistorique, mythique, puisque Marine Le Pen la fait remonter à l’histoire biblique, évoquant le clivage politique entre «mondialistes» et «nationaux» qui, dit-elle, serait «une version moderne de la lutte éternelle des nomades contre les sédentaires», commencée «avec le mythe de l’affrontement entre Abel, le pasteur itinérant, et Caïn, l’agriculteur8».
Sa vision de la nation et de la citoyenneté se décline dans des propositions : dans le domaine de l’identité avec l’arrêt de l’immigration légale et l’instauration de la préférence nationale ; dans celui des valeurs avec l’éloge de la transmission matérielle et immatérielle comme « devoir sacré », du « parti des fidélités », c’est-à-dire de la communauté de destin ; de l’économie et du social avec l’idée centrale de « régulation », qui doit permettre à l’État de contrôler l’immigration et d’instaurer des protections tarifaires aux frontières.
La régulation de l’économie et des rapports sociaux conçue par le RN veut être une riposte à la mondialisation libérale avec pour objectif la « défense des plus humbles » contre le poids de la finance (nomade) mais aussi contre l’incertitude que fait planer le passage de la société industrielle à celle des services et des nouvelles technologies. Il s’agit de lutter contre le « déclassement généralisé » en assurant à chacun à la fois la liberté d’entreprendre selon les règles du marché et un ancrage dans le sol, l’emploi (avec la mise en équivalence de la mobilité et du nomadisme, auquel Marine Le Pen oppose la réconciliation du salarié et de l’entreprise, de préférence à taille humaine, donc ancrée dans le territoire local), l’éloge de la ruralité. Le projet frontiste réaffirme la nécessité de renouer avec l’État-stratège et propose d’établir des protections tarifaires aux frontières.
Contrairement à un argument parfois utilisé par la droite libérale, cela ne montre en rien qu’il rejoint les propositions d’une certaine gauche : il y a dans Maurice Allais, économiste dont la lecture est recommandée par le parti, toutes les bases d’un capitalisme national, c’est-à-dire fondé sur l’initiative privée et l’acceptation des différences de statut social, mais tempéré par la protection qu’offrirait l’État à tous les nôtres (salariés comme entrepreneurs) face aux autres. C’est le capitalisme sans le libre-échange, plus le rapatriement dans nos frontières de tout, y compris ce qui par essence (les données stockées sur des serveurs informatiques par exemple) a été conçu pour échapper à l’inscription dans un espace fini.
La question de l’immigration, évidemment posée par le discours de Lille, tout comme celle de la présence de l’islam dans des termes de conflit civilisationnel, est finalement secondaire par rapport à la division du monde énoncée par le RN entre ce qui est fixe et ce qui bouge, entre le proche et le lointain, l’espace protégé et celui ouvert sans limite. Sur les sujets de l’immigration et du multiculturalisme, le RN n’a rien changé, simplement parce que c’est l’item de son programme qui constitue le séparateur le plus solide avec le reste du spectre politique, celui sur lequel il peut renvoyer la droite à la contradiction entre son discours et sa pratique, celui qui suscitera les dissensions les plus profondes au sein de la droite et du centre-droit.
Il faut enfin mentionner, car elle est infiniment paradoxale, la référence de Marine Le Pen à un « sens de l’histoire » qui verrait le camp nationaliste-identitaire, le sien au fond, à la veille de triompher partout. La « droite nationale » a longtemps cru, soit que l’histoire était chaos, soit qu’elle était providentiellement ordonnée. Désormais, elle semble y entrevoir un sens, celui de sa prochaine victoire qui passe par le démantèlement de l’UE mais, plus largement, par la réhabilitation des identités nationales mises entre parenthèse du fait de l’opprobre jetée en 1945, sur toutes les formes de nationalisme, du fait de leur potentielle agressivité pouvant mener à la guerre, à la discrimination et de là, aux massacres de masse.

Notes

2 Jean-Christian Petitfils, Le Gaullisme, PUF, Paris, 1988, p. 42.
3 Cité par Michel de Saint-Pierre dans la préface de son livre : Monsieur de Charrette, chevalier du Roi, La Table Ronde, Paris, 1977.
4 Sur ce sujet, Jean Mabire : « Ils ont rêvé des patries charnelles », Réfléchir et Agir, Toulouse, n°17, 2006.
5 Dominique Venner a ainsi publié un livre intitulé Histoire et traditions des européens : 30000 ans d’identité, éditions du Rocher, Paris, 2011.
6 Éditions Via Romana
7 Voir son livre : Un Empire de 400 millions d’hommes, l’Europe, Avatar Éditions, Bruxelles, 1964.