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jeudi 1 décembre 2011

Emmanuel Todd : l’Europe, la démocratie et l’Allemagne



VIA HERODOTE.NET

Joseph Savès a enquêté au début de ce mois sur la crise européenne, la dette publique et les précédents historiques (1930, 1935).
Il a rappelé à cette occasion les observations prémonitoires d’Emmanuel Todd dans son livre L’Invention de l’Europe (publié en 1990 et réédité en 1995).
Nous avons invité l’historien à débattre avec notre collaborateur sur les secousses actuelles et leur signification au regard de l’Histoire : zone euro, Allemagne, démocratie, islamisme.
Compte-rendu d’une rencontre à la brasserie L’Entrepotes (Paris, 14e) :
Herodote.net : Emmanuel Todd, en 1995, dans la préface à la réédition de L’Invention de l’Europe, vous vous décrivez comme un européiste qui, après avoir découvert l’exceptionnelle diversité anthropologique de l’Europe, en est venu à douter de la viabilité de la construction européenne.
Emmanuel Todd : Oui, j’ai longuement hésité en 1992 avant de finalement voter Non au traité de Maastricht. J’avais compris que prolonger la Communauté européenne née du traité de Rome par une union monétaire ne pouvait mener qu’à l’impasse ou à la «jungle». Ma conviction dérive très directement de ma connaissance de l’anthropologie et de l’histoire du continent.
Chaque État ou grande région de l’Europe continue en effet de vivre sans en avoir conscience selon les modèles politiques hérités de ses structures familiales. Telle société, par exemple l’Allemagne luthérienne, dominée par la famille souche autoritaire, accepte plus facilement des injonctions gouvernementales relatives à la rigueur ou au travail que telle autre société comme la France du bassin parisien, dominée par la famille nucléaire égalitaire.
Herodote.net : Le projet européen n’en est pas moins porteur d’un message de paix et de progrès.
Emmanuel Todd : Oui, comme le marxisme-léninisme en son temps ! Je vois en effet dans cette idéologie d’unification européenne une volonté de briser les réalités humaines et sociales qui rappelle étrangement mais invinciblement l’Union soviétique.
Ce n’est pas un hasard si elle a été portée à ses débuts par la démocratie chrétienne, autrement dit par des hommes qui situent l’essence du pouvoir à Rome, au-dessus de la Nation.
Ce n’est pas un hasard non plus si ce projet de dépassement des Nations est repris aujourd’hui par des libéraux-libertaire issus du gauchisme, qui, tel Daniel Cohn-Bendit, n’ont que méfiance pour le peuple et le suffrage universel.
S'il n'est pas révisé dans un sens résolument démocratique et plus respectueux des réalités humaines, il pourrait bien connaître le sort de l'URSS... avec la Grèce des «Indignés» dans la fonction de détonateur qu'a précédemment jouée la Pologne de Solidarnosc.
Mes craintes de 1995 sont en voie de se confirmer. Disons seulement que j’ai péché par optimisme. Je ne voyais la fin de la démocratie européenne qu’aux alentours de 2015, soit vingt ans après ma préface...
Herodote.net : La fin de la démocratie ? Vous y allez fort !
Joseph Savès : Je vous l’accorde ; la démocratie représentative telle qu’elle est née en Europe dans les siècles passés ne constitue sans doute pas la fin de l’Histoire.
On peut bien penser qu’elle s’effacera un jour ou l’autre et qu’après une période d’hésitations et de troubles apparaîtront d’autres systèmes politiques au moins aussi performants… En attendant, elle conserve de beaux restes et un grand pouvoir d’attraction comme l’atteste sa diffusion du Maroc à Taiwan en passant par la Tunisie, la Turquie, l’Inde etc.
N’observe-t-on pas la même chose avec d’autres innovations qui déclinent dans leur continent d’origine et prospèrent à la périphérie : l’innovation technologique ou encore l’État-Nation ?
On pourrait ajouter la laïcité à ces innovations : la religion s’efface de l’horizon européen après s’être difficilement accommodée de la démocratie. Aujourd’hui, c’est à la périphérie, en Tunisie, au Maroc, en Turquie, en Iran… que s’effectue ce difficile apprentissage de la laïcité.
Emmanuel Todd : Peut-être. En ce qui concerne la démocratie, elle s’éteint en Europe et c’est évident depuis le détournement des référendums français et hollandais sur le traité constitutionnel en 2005.
L’oligarchie financière s’est approprié le pouvoir en Europe et a détourné le capitalisme de ses fins ordinaires, qui sont la production de richesses et de bien-être. Elle a étouffé la voix populaire et reconverti le traité constitutionnel sous le nom de traité de Lisbonne. Son échec est aujourd’hui patent, preuve que les élites peuvent se tromper plus sûrement que les peuples.
Mais je ne me suis pas pessimiste ! Je crois à une refondation prochaine de la démocratie sur de nouvelles bases. La crise financière, qui est aussi une crise des élites, en fournit l’opportunité : la fin de l'euro pourrait se conjuguer avec la fin de la dette et le retour à la démocratie.
Il y a un précédent que rappelait le politologue Paul Ariès à la télévision, il y a quelques semaines et, comble de l’ironie, il nous vient de Grèce : l’annulation des dettes par Solon… C’est par cette banqueroute révolutionnaire que le réformateur athénien a pu restaurer la paix sociale dans la cité et fonder la démocratie. L’affaire remonte à 2500 ans mais n’en conserve pas moins son exemplarité comme d’ailleurs à peu près tout ce qui vient de Grèce.
Herodote.net : L’Europe ne souffre-t-elle pas tout simplement d’un manque de fédéralisme ? La crise ne pourrait-elle y remédier en nous contraignant à installer un gouvernement économique européen qui prenne le pas sur les gouvernements nationaux ?
Joseph Savès : Je m’inscris en faux contre cette idée délirante. On ne peut pas dissocier l’économie des autres aspects du gouvernement. Celui qui fait les arbitrages budgétaires tient l’ensemble du gouvernement : la politique sociale, industrielle, culturelle, éducative, les embauches de fonctionnaires etc.
Dans une démocratie ordinaire, ces arbitrages budgétaires relèvent de la souveraineté populaire, autrement dit des élus du suffrage universel.
Je n’imagine pas un instant que les élus des 17 pays de la zone euro s’inclinent devant des commissaires bruxellois cooptés par leurs pairs ou des eurodéputés qui ne doivent leur nomination qu’à leur inscription en tête de liste par l’appareil de leur parti.
Emmanuel Todd : Nous sommes au cœur de la contradiction que j’ai mise en évidence avec L’Invention de l’Europe. Il n’y a pas un modèle politique que l’on puisse appliquer sans violence à tous les pays européens. Chaque pays a ses spécificités, souvent invisibles à l’œil nu mais qui découlent de l’Histoire longue et des réalités anthropologiques.
Herodote.net : Le président de la République française ne partage pas votre avis. Il se montre disposé à soumettre le budget de la France à l’examen de Bruxelles et, après avoir beaucoup daubé sur l’Allemagne et sa chancelière, affiche aujourd’hui la volonté de mettre en place une convergence fiscale entre les deux pays. Cela peut être l’amorce d’une véritable intégration européenne.
Joseph Savès : On a vu les limites de cette convergence avec le refus de la Cour Constitutionnelle allemande de Karlsruhe de lâcher quoi que ce soit en matière de souveraineté. La fameuse convergence est à sens unique : c’est la France qui calque sa fiscalité sur celle de son voisin et s’aligne sur ses diktats sans que celui-ci ne fasse le moindre pas dans sa direction.
Mais ne nous égarons pas. Tenons-nous en à l’Histoire. Je me surprends à penser parfois que l’Allemagne n’a jamais été aussi créatrice et aussi inspirée que lorsqu’elle a été divisée ou politiquement faible.
De 1648 à 1871, l’Allemagne morcelée née des traités de Westphalie nous a légué la grande musique classique, la philosophie, de Leibniz à Kant et Marx, la poésie romantique, l’historiographie et sans doute encore quelques autres choses que j’oublie. Les principautés, à défaut de pouvoir s’affronter sur les champs de bataille, s’affrontaient sur la scène culturelle.
Le IIe Reich de Bismarck n’a laissé rien de significatif dans ce domaine. Les deux autres grandes périodes créatrices, dans le cinéma, la littérature et l’architecture, coïncident avec la République de Weimar (1919-1933) et la guerre froide (1945-1991).
Je crains qu’aujourd’hui, l’Allemagne, forte de sa puissance retrouvée, ne suscite à nouveau une crispation à son endroit.
Emmanuel Todd : Hum, si cela devait advenir, la faute n’en serait pas aux Allemands mais à nous-mêmes…
Herodote.net : À nous-mêmes ? Vous voulez dire les Français ?
Emmanuel Todd : Oui. J’aime bien l’Allemagne et je crois que le peuple allemand est viscéralement pacifique et plein de bonne volonté. Il aspire à la normalité mais il est troublé par le regard que portent sur lui les élites et les dirigeants européens, plus spécialement les français.
De Voltaire à Sarkozy, la plupart de nos élites vouent une admiration craintive à la Prusse et à l’Allemagne. Elles en font bien à tort l’exemple à suivre en toutes choses. Trompés par ce regard que l’on porte sur eux, les Allemands perdent toute capacité d’autocritique ou d’autodérision. Leur faculté de jugement s’en trouve altéré.
C’est ce qui fait leur principale différence avec les Japonais, un peuple qui leur ressemble à bien des égards mais manifeste une grande capacité d’autocritique et d’introspection. Les médias de l’archipel n’en finissent pas de remettre en question leur modèle social et politique. C’est qu’à la différence de l’Allemagne, le Japon n’est pas «victime» d’un grand voisin qui l’admire et le craint à la fois...
Joseph Savès : Nous ne sommes plus à l’époque où la France de De Gaulle et l’Allemagne d’Adenauer dialoguaient d’égal à égal sans complexe ni de supériorité ni d’infériorité.
Emmanuel Todd : Égaux mais différents, telle serait la formule de l’Europe gagnante, conforme à sa nature profonde.
Joseph Savès : Buvons à sa santé et à la nôtre.
Propos recueillis par André Larané