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samedi 17 décembre 2011

Pourquoi je ne crois pas en l'homme



"Son pays est rempli d'argent et d'or et il n'y a pas de limite à ses trésors ; son pays est rempli de chevaux et il n'y a pas de limite à ses chars. Son pays est rempli d'idoles : ils se prosterneront devant l'oeuvre de leurs mains. Les humains seront humiliés, l'homme sera abaissé" (Isaïe 2, 7-9). Pourquoi cet abaissement de l'homme ? Est-ce la haine de l'humain qui dirige le prophète ?

Ces textes sont-ils audibles, sont-ils lisibles aujourd'hui ? il est clair en tout cas que les prophètes ne sont pas des humanistes. Ils ne croient pas aux réalisations historiques des grandes puissances qui parviendraient à un statut enviable et indépassable, avec leur argent, leurs armes et leurs fausses croyances ou leurs idéologies. Les prophètes ne croient pas en l'homme tout simplement.

Lors du débat avec Riposte laïque au Centre Saint Paul, bientôt disponible ici, Christine Tasin a eu ce mot admirable de naïveté : Je crois... en l'homme. Elle n'a d'ailleurs aucune hostilité envers le christianisme, mais elle ne partage pas la foi en Dieu des chrétiens. Elle croit en l'homme. Cela m'a fait penser au Discours de Paul VI à l'Unesco : "Nous aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l'homme".

Je ne veux surtout pas refaire le match ici, mais j'ai été à la fois touché et navré de cette affirmation que personne ne lui demandait. Touché parce que cette foi en l'homme marque bien l'universalité de la vertu de foi (je parle de foi au sens le plus large, au sens naturel du terme, au sens où il me semble que l'on peut aussi bien parler d'une foi athée). Navré, parce que la foi en l'homme, cela vous a un petit air "années 60", un peu passé de mode. Paul VI avait des excuses, étant donné le progressisme ambiant. Nous n'en aurions plus aujourd'hui, nous chrétiens, à parler de foi en l'homme. Les Trente glorieuses sont bien finies ! Et de telles propositions sont datées.

En même temps, dans la bouche de Christine Tasin, ce culte de l'homme ne remonte pas à Emmanuel Mounier, au Père Teilhard de Chardin et aux progressiste de ce temps-là... Pour comprendre une telle assertion il faut, je crois, remonter à Rousseau (Jean-Jacques), car la formule, initialement est de lui, dans L'Emile. Ce sont d'abord les pédagogues et les pédagocrates qui croient en l'homme, comme nous le rappelle Jean de Viguerie dans un petit ouvrage paru tout récemment aux éditions du Cerf. C'est qu'au siècle des Lumières, on ne lisait pas les Prophètes. A la Bible, on préférait les philosophes (ceux qui s'autoproclamaient tels). Plus tard, le romantisme (le romantisme à travers les âges comme dit Philippe Muray) abonde lui aussi dans la religion du Bien. "Tout est bien", voilà la foi du XIXème siècle en trois mots.

Aujourd'hui, bien forcés, on a pris un peu de recul avec la production du siècle des Lumières et on ne croit plus aux foucades romantiques. la littérature contemporaine est marquée par la rémanence du problème du Mal. En 1948, Emmanuel Mounier, du haut de son progressisme dogmatique, traitait Auschwitz de "petite peur du XXème siècle" (qui n'entraverait pas le progrès inéluctable de l'humanité). Aujourd'hui, on revient à Auschwitz comme à une sorte d'apothéose d'un Mal qui existe toujours. C'est le sens des Bienveillantes de Jonathan Littell, prix Goncourt il y a trois ans. Mais Les âmes grises de Philippe Claudel (qui ont pour cadre non la Deuxième mais la première Guerre mondiale) ne constitue pas un roman moins pessimiste, sur l'homme et sa faculté de faire le bien. Tout le monde s'accorde à reconnaître "l'insoutenable légèreté de l'être" détectée par Milan Kundera, entre autres dans le roman qui porte ce titre. Encore l'écrivain franco-tchèque avait-il le courage de reconnaître que l'amour était le seul remède à cette insoutenable légèreté. l'idylle entre tomas et teresa qui clôt le livre, indique l'échappée belle encore possible. Ni Littell, ni même vraiment Philippe Claudel, malgré quelques bluettes cinématographiques, ne croient au remède.

Si je parle de littérature, c'est parce que je crois que ces oeuvres représentent un symptôme de l'air du temps. L'air du temps n'est pas à l'optimisme, sur fond de crise structurelle et de tsunamis radioactifs. Non, nous ne croyons plus en l'homme. Certains trouveront cela dommage et s'essaieront à réactiver le vieil optimisme progressiste (ou conciliaire). Mais la saison des cerises est bien finie. Faut-il s'en affliger ?

Revenons aux prophètes ! Ils n'ont pas cessé d'annoncer le malheur et de stigmatiser les péchés d'Israël. Je viens de vous citer Isaïe, dénonçant l'orgueil humain, le péché biblique par excellence. Mais Jérémie n'est pas plus optimiste : "Le péché de Judas est écrit avec un stylet de fer, gravé avec une pointe de diamant sur la tablette de leurs coeur et sur les cornes de leurs autels. Ainsi parle Yahvé : Malheur à l'homme qui se confie dans l'homme, qui met sa force dans la chair et qui s'écarte de Yahvé. Le coeur est compliqué plus que tout, il est incurable, qui peut le connaître" (Jer. 17, 1, 5 et 9).

La doctrine augustinienne (pascalienne) du péché originel est exposée ici plusieurs siècles avant le Christ de façon saisissante. Elle est toujours d'actualité ! On ne peut pas dire que c'est Isaïe qui serait pessimiste : Jérémie paraît encore plus précis : il envisage le mal comme quelque chose d'universel : "les mauvais penchants de leur coeur" (3, 17) ; "l'obstination de leur coeur mauvais les fait aller en arrière non en avant" (7, 24) ; "ils sont bêtes et insensés" (11, 8) ; "coeurs obstinés pour ne pas m'écouter" [dit Dieu] (16, 12). "Nous agirons chacun selon l'obstination de notre coeur mauvais" (18, 12). "Si le mal est invétéré, c'est que le centre des facultés spirituelles est perverti" commente le Père Ligier, après avoir donné cette liste impressionnante de textes (Péché d'Adam et péché du monde p. 107).

Mais reconnaître la prégnance du péché sur le coeur de l'homme, c'est déjà chercher d'où peut venir son salut. Si l'homme ne se sauve pas lui-même, qu'est-ce qui peut le sauver ? Pour conclure sa charge antihumaniste, Isaïe écrit : "Séparez-vous des hommes qui n'ont qu'un souffle dans les narines. Car combien peut-on les estimer ?" (2, 22). Le salut viendra à l'homme, non pas de l'homme mais de Dieu. C'est l'abc de la foi chrétienne et l'on n'ose plus le dire ou l'écrire de cette façon. Ce que j'aime entre autres dans les prophètes, c'est qu'ils n'avaient pas peur des mots !