VIA VOXNR
Certains livres viennent à point. Tout amoureux de la chose écrite a pu en faire l’expérience, comme une sorte de prédestination, qui livre à propos aux interrogations une réponse juste, ajustées dirait-on aux besoins les plus profonds. Tel est l’ouvrage de Daniel Cologne, « Julius Evola, René Guénon et le christianisme », qui vient d’être réédité dans la collection « Orientation » des éditions avataréditions (mai 2011, 14,50€), et qui avait été publié en 1978.
Si l’on met de côté quelques coups de pattes contre la Nouvelle Droite, débat rendu caduc par l’évolution de certains des membres de ce courant métapolitique, il faut convenir que le texte n’a pas pris de ride, et que, par un sort bienvenu, il apparaît même singulièrement actuel.
En effet, parmi les livres dignes d’intérêt, on distinguera ceux qui éclairent l’actualité de façon brillante, et permettent de se reconnaître dans le chaos du présent, mais au rythme du pas, à la hauteur du terrain cahoteux, et il y a ceux qui jettent une lumière plus large, plus enveloppante, provenant d’une source plus lointaine, mais non moins puissante que le chatoiement événementiel. La période devient alors intelligible, non seulement parce qu’on y reconnaît des effets de causes solides, mais aussi parce ce phare couvre de clarté les profondeurs, voilées communément par des connaissances partielles ou une ignorance engendrée par l’âge de fer, et rend tangibles des enjeux cruciaux, d’une importance extrême, concernant le destin du monde et des êtres.
Je m’avoue singulièrement étonné d’avoir découvert un texte aussi dense, mais aussi clair, aussi sobrement disposé pour permettre à tout honnête homme de comprendre les notions, pourtant parfois assez ardues, approfondies et développées par ces deux géants de la Tradition que furent Evola et Guénon. La matière est immense, d’innombrables études ont déjà glosé sur ces deux maîtres. Daniel Cologne a, pour sa part, comparé les analyses qu’ils ont faites à propos du christianisme.
On ne pouvait mieux choisir un angle d’attaque aussi vital, car, que l’on envisage les racines de notre civilisation, au sens plein du mot, c’est-à-dire comme système de valeurs provenant d’un principe originel donnant sens à l’existant vécu pleinement comme engagement, ou que l’on s’interroge sur ce qu’elle est devenue, sa décadence, son rabattement sur des facteurs biopsychiques, son oubli radical de la Tradition, on en vient inévitablement à la question brûlante du christianisme, tantôt perçu comme l’un des responsables majeurs du nihilisme, tantôt comme un continuateur, voire un transmetteur d’une longue mémoire symbolique et rituelle.
Le défaut de la plupart des interprétations modernes de cet événement historial considérable que fut l’adoption de la religion du Christ par l’Empire romain provient de ce que les postulats qui les guident appartiennent, peu ou prou, au substrat mental et conceptuel de la décadence. Qu’on juge l’emprise de l’Eglise selon la théorie freudienne, en fonction des réquisits de la puissance, ou bien par rapport à une orthodoxie exclusiviste, chauvine et dogmatique, au sens exotérique du terme, on se condamne à des vues partiales, donc fausses, et même dangereuses. Il faut trouver, pour éveiller la connaissance à la vérité d’une évolution qui possède sa logique, un metron, une mesure. Et cet étalon, ce paradigme qui permet de jauger les expressions du sacré, qui se sont succédé depuis l’aube des temps, c’est la Tradition primordiale, dont elles sont des déclinaisons, des répliques plus ou moins éloignées de leur épicentre. Le critère de validation d’une religion réside dans la présence d’un legs ésotérique et d’un héritage initiatique, dont les variations se perçoivent dans toutes les sacralités encore enracinées de l’Histoire.
A la suite de Guénon, notamment lorsqu’il évoque la Querelle du Sacerdoce et de l’Empire, mais aussi quand il souligne l’importance du christianisme primitif, dont les prémisses, cohérents avec la Tradition la plus assurée, se retrouvent chez les Templiers, qui unissent de la façon la plus harmonieuse pouvoir spirituel et pouvoir temporel, Daniel Cologne rehausse une religion qui n’avait eu que l’infortune d’adapter à un monde qui perdait la mémoire de la religio vera, et qui sombrait dans le scepticisme, le souci de la transcendance, le besoin d’une réalité supraterrestre. La foi remplaça la certitude sans faille, et le sentiment la sérénité de la connaissance. Les inévitables compromis ne pouvaient éviter la compromission qu’à la condition que l’approche intellectuelle, la nécessité de la gnose, fissent contre poids à la manifestation exotérique d’une Eglise actrice de l’Histoire. Avec la destruction de l’Ordre des Templiers, cet équilibre fut rompu, et, sous le prétexte de s’ouvrir au Monde, la religion perdit ses liens métaphysiques qui la rendaient signifiante pour que tout eût un sens.
On voit combien on s’éloigne de la conception « païenne », qui décèle dans l’esprit guerrier, chevaleresque, le geste encore vivant des traditions antéchrétiennes des celtes et des Germains. Au contraire, et il faut insister sur cette approche antithétique avec celle d’Evola : le glaive est, dans le christianisme, allié, dès l’origine, avec l’esprit, comme la paix supérieure, la Contemplation supraterrestre, inspirée par le Centre de monde, l’est avec l’Action.
L’auteur, dans plusieurs études particulières, qui se complètent avec profit, évalue les différents domaines où s’exercent la présence de la transcendance dans un contexte encore accueillant à la Tradition, ou bien la perte progressive ou brutale de celle-ci. Après avoir évoqué la doctrine des quatre âge, schéma heuristique indispensable à l’appréhension des situations historiales, et, par la même occasion, identifié la nature du christianisme comme courant ambigu, il se livre à une étude riche et nuancée des positions d’Evola et de Guénon vis-à-vis du moyen-âge chrétien, puis pousse plus avant son enquête en analysant l’ésotérisme chrétien. Enfin, explorant la longue dégradation de l’idée de Tradition à partir de l’action gibeline, qui est comme l’antichambre de la révolte du guerrier face à la tentation théocratique, il décrit les pseudo réactions utopistes, les tentatives de révolutions involutives, qui sont des parodies de retour à l’Unité primordiale, pour s’attarder particulièrement sur la métaphysique du sexe, et les différentes conceptions de cette relation fondamentale entre l’homme et la femme en quête de l’androgyne originel, options qui recouvrent chacune un degré d’être.
Autant dire que cet ouvrage, qui pourrait se lire comme une propédeutique aux œuvres de Guénon et d’Evola, est aussi un essai au sens montanien, c’est-à-dire une mise en demeure d’assumer ce que l’on est. Et ce n’est pas l’une des moindres vertus de cette écriture claire et serrée, savante, au bon sens du terme, et simple, judicieuse et patiente, qu’elle soit aussi ce qu’étaient les traités des sages antiques, ces « exercices » de philosophie pérenne qui, en même temps qu’ils touchaient la pointe de l’intelligence, exerçaient une influence psychagogique sur l’auditeur ou le lecteur. Car c’est bien de métanoïa qu’il s’agit là, et de rien d’autre. A ce titre, l’intégration dans la seule religion qui reste en Occident se pose, sous couvert d’inventaire. Non seulement il n’est pas certain que le legs traditionnel y soit encore agissant, mais il n’est pas sûr non plus que, dût-il s’y trouver, même à l’état résiduel, l’homme actuel parvienne à le reconnaître.