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vendredi 24 juillet 2015

Guy Debord, l’antimoderne



 
 Michel Pagès
 
J’ai longtemps ignoré Guy Debord. Je le prenais vaguement pour un cousin de Cohn-Bendit, en plus intellectuel tout de même. Je le croyais peut-être même un précurseur lointain du parisien libertaire contemporain, qui allie si harmonieusement le soutien à la cause LGBT, le soutien aux « frappes » américaines tous azimuts et l’optimisation fiscale à la Martinique. Debord ne passe-t-il pas d’abord pour un prophète de « 68 » ? Je m’étais trompé.

Erreur


Ce fut par hasard que je découvris Debord, en tombant sur les premières minutes de la version filmée de La Société du spectacle. Je me souviens des premiers mots : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »» Ce qui frappe immédiatement dans le film, avant même le sens des mots, c’est l’énonciation, presque liturgique, de Debord qui commente les images – une diction lente, retenue, intentionnellement neutre et privée d’affects. Cette voix nous vient assurément du Parnasse.

Frappe ensuite la beauté de la langue. En quelques phrases ciselées, concentrées, « distillées » jusqu’à la perfection, Debord capture l’effondrement de notre monde : « Sous-produit de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d’aller voir ce qui est devenu banal. [… ]La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité de l’espace. »

L’homme moderne, selon Debord, est avant tout l’homme spectateur, séparé de vie réelle ; la consommation touristique, la fabrique des opinions par le pouvoir journalistique, ou encore la disparition des frontières et des États souverains, ne sont que les faces d’un même cristal spectaculaire. Les accents antimodernes du Debord tardif sont plus nets encore : « Qui voit les rives de la Seine voit nos peines : on n’y trouve plus que les colonnes précipitées d’une fourmilière d’esclaves motorisés ». Il ne fait guère de doute que la mutation suivante, celle du trottinetteur delanoëen, ne l’eût tout autant consterné.

Il importe peu que Muray ait jugé les analyses de Debord inactuelles ; il s’agit là d’une querelle de famille. Parti de Marx, Debord fait tourner la roue de l’Histoire à l’envers, et achève son œuvre en écrivant en vieux français, se rêvant, dans Panégyrique, compagnon du poète médiéval Francois Villon. Antimodernes, affreux réactionnaires, patriotes de gauche et de droite, eurosceptiques et américano-incrédules, Guy Debord est des nôtres !

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