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lundi 27 juillet 2015

Pascal Boniface : « L’islamophobie et le radicalisme musulman se nourrissent mutuellement »



 
 Matthieu Giroux
 
Pascal Boniface est géopolitologue. Il est le fondateur et le directeur de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques). En 2011, il avait fait paraître Les intellectuels faussaires (Jean-Claude Gawsewitch Éditeur), un ouvrage polémique visant à démasquer l’imposture intellectuelle de personnalités de premier plan. En 2015, il récidive avec Les pompiers pyromanes (Max Milo), livre qui dénonce, entre autres, l’instrumentalisation des luttes contre le racisme et l’antisémitisme.

Erreur


PHILITT : Dans quelle mesure la coupure entre les élites intellectuelles ou médiatiques et le peuple empêche-t-elle la conduite saine du débat public en France ?

Pascal Boniface : Cette coupure crée un climat de méfiance. On peut dire que cela vient alimenter le populisme et le complotisme que dénoncent les élites. Il y a un entre-soi au sein des élites : on ne se critique pas parce qu’on considère qu’on fait partie de la même famille, on peut avoir des intérêts croisés, parce qu’on espère un renvoi d’ascenseur… C’est le sentiment que l’on appartient au même monde et que l’on ne va pas se fâcher avec des personnes que l’on est appelé à revoir ou à fréquenter. En même temps, les moyens d’informer sont beaucoup plus développés qu’auparavant. Il est possible aujourd’hui d’obtenir une information qui n’est pas verticale. Cet entre-soi des élites est de plus en plus important au moment où il est de plus en perceptible. Cela a bien sûr des effets négatifs. Les élites sont censées représenter la base et non en être coupées. Elles sont censées être des éclaireurs et non des gens qui jouent l’écran de fumée par rapport au débat public. Il y a une forte rupture de confiance qui crée du complotisme, qui renforce la thèse du « tous pourris ». Une thèse qui est fausse : il faut distinguer la bonne et la fausse monnaie. La fausse monnaie existe, ce n’est pas pour autant que la bonne n’existe pas. C’est un cercle vicieux : le complotisme nourrit les faussaires et les faussaires nourrissent le complotisme.

PHILITT : Quelle est l’importance d’internet dans ce phénomène ?


Pascal Boniface : Internet et les réseaux sociaux permettent une diffusion horizontale de l’information. Il n’y a pas un émetteur en haut et un récepteur en bas. Chacun peut être émetteur et récepteur. C’est relativement démocratique. L’audience ne dépend pas des capitaux que vous avez au départ. Si vous faites un blog crédible, il grossit régulièrement et de plus en plus de gens vont vous suivre. Vous n’avez pas besoin d’un père qui vous achète un journal pour accéder au public. On dit qu’il y a tout et n’importe quoi sur internet. C’est vrai. Mais c’est également le cas dans les journaux mainstream, à la télévision et à la radio. Ce procès fait à internet est donc un faux procès, organisé par des gens qui veulent garder le contrôle de l’information et qui n’acceptent pas d’être critiqués dans leur compromission ou dans leurs mensonges.

PHILITT : Pouvez-vous nous expliquer en quoi le deux poids deux mesures, notamment en ce qui concerne le traitement médiatique des communautarismes juifs et musulmans ou encore l’analyse du conflit israélo-palestinien, empoisonne ce même débat public ?

Pascal Boniface : Il y a de multiples causes à l’antisémitisme. Ce sentiment de deux poids deux mesures est une cause importante. Cela se retourne contre ceux que c’est censé protéger. Bien sûr, on peut dire qu’historiquement la Shoah n’a pas d’équivalent. C’est recevable comme argument. Cela n’implique pas pour autant que l’on devrait enseigner la Shoah et pas l’esclavage et le colonialisme. De même, lorsqu’on voit les réactions médiatiques et politiques quand il y a une agression antisémite et l’indifférence quand il y a une agression contre un musulman, cela crée une gêne et le sentiment qu’il n’y a pas d’égalité entre les différents citoyens. Encore une fois, cela alimente la rhétorique des conspirationnistes qui s’empressent de mettre tous les Juifs dans le même sac, sans prendre en compte les différences d’opinion, que ce soit sur le conflit israélo-palestinien ou sur la question du traitement du racisme et de l’antisémitisme. C’est ce qui explique en quoi un « journaliste » comme Haziza et un « polémiste » comme Soral se nourrissent et renforcent mutuellement.

PHILITT : Le retour à un équilibre est-il la solution pour l’apaiser ?

Pascal Boniface : C’est quelque chose qui est nécessaire. De là à en faire la solution… Malheureusement, les maux dont souffre la société française ne seront pas guéris si on ne fait que résoudre ce problème. Le fait de rééquilibrer et de traiter médiatiquement de façon égale les différentes sortes de discrimination et de racisme contribuerait à améliorer la situation. Mais ce n’est pas avec cela qu’on éradiquera le racisme et l’antisémitisme. Il faut les combattre un maximum pour qu’ils soient le moins présents possible. Concernant le racisme antimusulman, cela ne vient pas seulement du conflit israélo-palestinien. Il y a des fonds sociétaux et historiques. Ce que beaucoup de gens n’ont pas compris, c’est que les musulmans veulent exister en tant que tels et s’exprimer de la même façon que d’autres peuvent s’exprimer. Ils n’entendent plus qu’on leur assigne des représentants dans lesquels ils ne se reconnaissent pas ou qu’on leur dise de modérer leur expression parce qu’ils ne seraient pas des citoyens à part entière. Il faut faire attention à ne pas dire qu’il y aurait un bon communautarisme qui serait l’expression d’une filière républicaine et un mauvais qui porterait atteinte à la République.

PHILITT : Le terrorisme intellectuel – accusation systématique de racisme, d’antisémitisme ou de connivence avec le fascisme – est-il une spécificité française ?

Pascal Boniface : C’est très présent en France parce que les débats de société sont vifs. Aux États-Unis, le recours au mensonge ne dure pas longtemps. Quelqu’un qui aurait recours au mensonge comme certaines personnes que je cite dans mon livre ne survivrait pas dans le paysage médiatique américain. Le système américain a beaucoup de défauts, il a aussi quelques qualités. Cependant, quand on voit les débats au temps de la Guerre froide entre les communistes et les libéraux ou encore la violence des attaques antisémites dans les années 30, notamment contre Léon Blum, on se dit que ce n’est pas plus mal que l’on ait baissé de quelques crans.

PHILITT : Mais il y a une véritable régression au niveau de la liberté d’expression…

Pascal Boniface : Le grand paradoxe que l’on a pu constater notamment après les attentats de janvier, ce sont ces gens qui disaient « Je suis Charlie » et qui empêchaient de s’exprimer ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux. Parfois, en passant de la mauvaise foi à l’ignoble, ils accusent les autres d’être coresponsables des attentats. Cela outrepasse les limites du débat public sain, voire de la polémique. En ce qui me concerne, je constate que beaucoup de gens déforment mes propos pour me mettre en accusation et en me reprochant d’être vif dans mes attaques. À la différence que, quand je m’en prends à quelqu’un, je m’appuie sur des citations ou sur des déclarations précises et je signe de mon nom. Je ne fais pas les choses anonymement en prêtant à quelqu’un des propos qu’il n’a pas tenu, ni en cherchant des intentions cachées que je ne peux vérifier. On ne sonde pas les cœurs et les reins.

PHILITT : Vous expliquez dans votre livre la bassesse des attaques que vous avez subies (contre l’IRIS, contre votre fils), notamment de la part de Frédéric Haziza et de Frédéric Encel. Comment se fait-il que de telles pratiques ne nuisent pas à leur instigateur ? Haziza et Encel ont-ils jusque-là été inquiétés d’une manière ou d’une autre ?

Pascal Boniface : Je ne demande pas à ce qu’ils soient inquiétés, je demande à ce qu’ils soient plus responsables de leurs actions. Dans le cas d’Haziza, qui tweete presque tous les jours sur moi et qui m’attaque dès qu’il en a l’occasion sur Radio J, il est clair que ce type de manœuvres n’a pas réduit son exposition médiatique. Je n’ai pas non plus l’impression qu’il y ait un prix à payer pour cela. Il y a une impunité à employer des moyens que la morale réprouve. Je pense que si j’avais employé des moyens similaires, j’aurais subi des foudres beaucoup plus importantes.

PHILITT : Comment expliquez-vous l’omniprésence médiatique de Bernard-Henri Lévy, omniprésence inversement proportionnelle à sa légitimité intellectuelle ?

Pascal Boniface : Dans un premier temps, il compensait le discrédit intellectuel (porté contre lui notamment par Aron ou Vidal-Naquet) par un succès public. Ce qui n’est même plus le cas aujourd’hui. C’est un double mystère. Quelque chose qui serait impensable aux États-Unis par exemple. Être Bernard-Henri Lévy est un boulot à temps plein. Il n’a pas à travailler. Donc il peut soigner ses relations publiques. Tout le monde ne peut pas prendre un avion privé pour aller en Égypte ou en Ukraine. Les moyens dont il dispose lui facilitent les choses. Il est connu pour être célèbre. Son exposition médiatique lui ouvre la porte des médias et des politiques. C’est un cercle que je qualifierais plus de vicieux que de vertueux. Les politiques se disent que comme il est très présent dans les médias, il vaut mieux être de son côté que contre lui, car il pourrait y avoir des retours négatifs d’ascenseur. Les journalistes se disent la même chose : si je le critique je serais sanctionné d’une façon ou d’une autre. Il a créé un système : il dit aux politiques qu’il connaît tous les médias et aux médias qu’il connaît tous les politiques. Il a donc table ouverte un peu partout sauf dans le public qui ne le suit plus. C’est à la fois comique et dramatique. Que Sarkozy, Hollande et Valls se soient sentis obligés d’aller voir sa pièce de théâtre que presque personne d’autre n’a vu en dit long.

En revanche, les multiples attaques de Bernard-Henri Lévy envers Alain Juppé, loin de le desservir, vont plutôt renforcer sa crédibilité. Juppé est un homme d’État, il n’a jamais voulu donner plus d’importance que ça à Bernard-Henri Lévy. Pour celui-ci, c’est une blessure narcissique impardonnable.

PHILITT : Vous expliquez dans votre livre que des personnalités comme Bernard-Henri Lévy ou Frédéric Haziza donnent du grain à moudre à Soral et Dieudonné et réciproquement. Les médias semblent nous mettre dans une situation inconfortable où il faudrait choisir son camp. Dans quelle mesure est-il possible, publiquement, d’être à la fois contre Dieudonné et contre Bernard-Henri Lévy, contre Soral et contre Haziza ? Cette prise de position est-elle tenable ?

Pascal Boniface : Oui. En tout cas je la tiens, même si ça peut m’attirer des désagréments. Certains disent : il faut être dans un camp. D’autres pensent qu’on ne peut pas se fâcher avec tout le monde. Personnellement je suis attaqué par Haziza mais également par les gens d’Égalité et Réconciliation. Il faut être cohérent sur la durée. On peut me reprocher beaucoup de choses mais on ne m’a jamais fait de procès pour racisme ou antisémitisme. Aucune phrase de mes livres ne peut être retenue contre moi en ce sens. Je pense que les gens ne sont pas dupes. La crédibilité se gagne sur le long terme. Il faut être ni Bachar ni Daesh, ni Haziza ni Soral.

PHILITT : La dissidence dont se réclame Soral fonctionne, comme les grands médias, par excommunication. Si vous n’êtes pas d’accord avec lui, vous ne pouvez pas être un « dissident ».

Pascal Boniface : Soral a sa niche. S’il devenait mesuré, il perdrait en audience. C’est aussi une conséquence du peu de liberté dans les médias mainstream. Si vous empêchez toute critique de Bernard-Henri Lévy dans les médias traditionnels, il ne faut pas s’étonner que cela se fasse à la hache autre part. De même, Dieudonné n’était pas antisémite au départ, il l’est devenu. Je ne pense pas qu’il ait rongé son frein pendant dix ans lorsqu’il faisait des sketchs avec Élie Semoun. C’est une chose de faire des blagues sur tout le monde. Une autre, de se focaliser sur les Juifs. Par ailleurs, quand Soral présente Emmanuel Todd comme le petit-fils du rabbin de Bordeaux, c’est une manière de le discréditer. Car il pourrait empiéter sur son territoire de critique du système. Il le renvoie à sa seule qualité de Juif alors qu’on pourrait définir Todd de multiples façons.

PHILITT : Certaines personnalités revendiquent le droit à l’islamophobie (Éric Zemmour, Élisabeth Lévy), d’autres parlent de chantage à l’islamophobie (Alain Finkielkraut), d’autres encore estiment que l’emploi du mot est abusif (Caroline Fourest). Qu’en est-il de la judéophobie ? Est-elle nécessairement synonyme d’antisémitisme ?

Pascal Boniface : On peut très bien assimiler politiquement antisémitisme et judéophobie, même si scientifiquement il y a une différence. Je suis un peu fatigué lorsque, dans les réunions, on me ressort l’argument qui consiste à dire que l’antisémitisme concerne aussi les Arabes puisque ce sont des sémites. C’est vrai d’un point de vue sémantique, mais d’un point de vue politique, l’antisémitisme, c’est la haine des Juifs historiquement.

Concernant l’islamophobie, il est évident qu’il faut accepter l’emploi du terme. Sinon, on nie aux musulmans le droit de définir par eux-mêmes les atteintes dont ils sont l’objet. Il ne s’agit pas d’interdire le blasphème. C’est une chose de se moquer de la religion musulmane, une autre de se moquer des musulmans pour ce qu’ils sont. Contester l’usage du terme islamophobie participe à la volonté de minimiser la réalité du racisme antimusulman. De plus, le terme n’a pas été inventé par les ayatollahs en 1979, c’est maintenant bien documenté.

La revendication du droit à l’islamophobie ne facilite évidemment pas le débat public. C’est forcément ressenti comme une insulte par de nombreux musulmans. L’islamophobie et le radicalisme musulman se nourrissent mutuellement. Plus vous revendiquez le droit à l’islamophobie plus vous allez produire des gens qui ne vont pas se sentir du même monde, qui vont vouloir s’organiser contre des adversaires. On ne peut dénoncer les effets en nourrissant la cause. Se revendiquer de l’islamophobie en regrettant que les musulmans se radicalisent me paraît être hypocrite.

PHILITT : Quelle était votre position par rapport aux caricatures de Charlie Hebdo ?

Pascal Boniface : J’ai critiqué leurs caricatures dans des papiers. J’ai été manifesté le 11 janvier. Bernard Maris était un ami. Je trouvais qu’ils exagéraient, qu’ils étaient plus d’un côté que de l’autre, contrairement à ce qu’ils disaient. Je n’étais pas d’accord avec eux mais ils avaient le droit de le faire. J’avais avec Charlie Hebdo un désaccord politique. Qu’on ne vienne pas ensuite me dire que j’étais complice des attentats parce que j’avais exprimé ce désaccord.