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mercredi 16 novembre 2011

« Le casse du siècle »


Via le monde diplomatique

par Laurent Cordonnier, octobre 2011

Ce n’est pas au moment où un nouveau cyclone financier s’apprête à balayer nos côtes, se diront certains, que l’on se met à lire un traité sur les cyclones. L’urgence : se barricader, sauver ce qui peut l’être. Et pourtant, les heures sont parfois longues avant la dévastation, et un bon fascicule sur les tourbillons de la finance peut aider à patienter… et à comprendre. Car c’est bien ce qu’offre cette dernière livraison de Manière de voir (1), qui regroupe une vingtaine d’articles parus dans Le Monde diplomatique entre 1990 et 2011, auxquels s’ajoutent six textes inédits.
On refait ainsi l’itinéraire de l’ouragan, en suivant, avec Nicolas Guilhot, cette génération de « jeunes-turcs » de la finance, venus de la roture, et renversant les pratiques prudentes et policées de l’ancienne aristocratie bancaire, pour prospérer sur tous les terrains de jeu qu’offre la finance dérégulée. On s’invite, avec Ibrahim Warde, dans les retroussements de la pensée économique, qui a commencé par supposer, dès les années 1960, que les marchés financiers étaient « efficients », et qui en a déduit tout le reste. Une théorie dont le mathématicien Benoît Mandelbrot disait que les financiers y sont très attachés parce qu’il s’agit d’une doctrine « d’une simplicité merveilleuse, que l’on peut apprendre en quelques semaines et dont on peut vivre ensuite toute sa vie ». Une pensée en congruence avec son objet, en quelque sorte. On redécouvre, avec les articles de Christian de Brie, de Jean-Louis Conne et d’Alain Astaud, que si l’argent des banques n’a pas d’odeur, il a quelquefois des relents d’opium ou de poudre blanche. Voire de sang.
On se convaincra à nouveau, sous la plume de Denis Robert, que la presse financière — et la presse en général — n’est jamais pressée de se ranger du côté de ceux qui dénoncent les turpitudes de la finance, même lorsque la justice leur donne enfin raison. On s’inquiétera, avec Dominique Plihon, de ce que les tentatives de « régulation » de l’industrie financière ne dépassent guère quelques timides efforts de normalisation, si bien que la régulation elle-même repose sur « l’autocontrôle que les banques doivent exercer sur elles-mêmes et la discipline que le marché est supposé exercer par le biais de la concurrence ». Et l’on mesurera le temps perdu, en relisant, sous la plume de Frédéric Lebaron — l’article date de 1998 —, cette conclusion : « Peut-on vraiment attendre d’eux [les banquiers centraux] la grande réforme financière internationale qui permettrait d’asseoir une croissance économique écologiquement et socialement plus juste ? Cette réforme nécessaire, Keynes l’avait imaginée en son temps, mais la plupart des responsables, y compris socialistes ou sociaux-démocrates, l’ont oubliée. Elle suppose de remettre en cause trop d’intérêts établis — en premier lieu la liberté des spéculateurs. » On comprend que l’éditeur ait éprouvé le besoin de fermer l’opuscule sur une lueur d’espoir, en confiant à Frédéric Lordon le soin d’esquisser un autre chemin : « Pour un système socialisé du crédit ».
Laurent Cordonnier
Economiste, auteur de L’Economie des Toambapiks et de Pas de pitié pour les gueux, Raisons d’agir, Paris, respectivement 2010 et 2000.
(1) Manière de voir, n° 119, « Le casse du siècle », octobre-novembre 2011, 7,50 euros, disponible en kiosques et sur la boutique en ligne.