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lundi 6 novembre 2017

Peut-on faire encore la révolution aujourd’hui ?


Oeuvre de ZOO Project.

Première parution : Romain Ducoulombier, , « La Révolution, une manière rhétorique de poser toujours la question de notre exception », La Croix, 24 octobre 2017.

La révolution appartient au logiciel français. Depuis 1789, elle désigne une modalité du changement politique et social qui structure notre imaginaire. Elle est à la fois l’ouverture nouvelle de possibles dans le quotidien ordinaire et la promesse d’un bonheur collectif. La révolution en ce sens est profondément moderne : l’homme européen franchit une nouvelle étape de la marche vers la libération et se retourne contre la religion au nom de la liberté et de la raison.
Avec la révolution, la question de la finitude de l’homme, du sens de sa présence dans un monde déserté par Dieu, prend une tournure politique et sociale, et la recherche du bonheur sur terre devient l’objet d’une société juste et démocratique.
La révolution russe de 1917 est à cet égard la troisième grande révolution universaliste depuis la fin du XVIIIe siècle, après l’américaine et la française ; toutes les trois ont eu la prétention de s’adresser à l’ensemble de l’humanité à partir d’une expérience nationale singulière. Pour bien comprendre 1917, il faut faire l’effort de ne pas la relire par la fin et ne pas la condamner tout de suite au grand tournant stalinien de la fin des années 1920.
La révolution de 1917 est une révolution proprement russe ; c’est la chute d’une autocratie pluriséculaire qui offre aux peuples de l’empire tsariste la possibilité moderne de conquérir la souveraineté sur leurs destins. Elle a été aussi une formidable revendication inaboutie de paix « sans annexions ni indemnités », dans un conflit qui n’en finissait pas de détruire les structures du vieux monde dans lequel il avait éclaté. Mais elle est surtout porteuse, avec octobre, d’un millénarisme de classe qui promet une forme de libération humaine globale par l’émancipation du prolétariat.
L’involution rapide du pouvoir bolchevique en dictature policière à parti unique a très vite condamné cet espoir ; celui-ci s’est transformé en une sorte de messianisme soviétique dont le stalinisme était porteur : tout pour la défense de l’URSS, la patrie des travailleurs tournée vers le mirage de l’abondance industrielle.
La révolution russe a déclaré la guerre au bourgeois ; le pouvoir bolchevique l’a aussi faite au paysan, pour séparer en lui le producteur et le propriétaire. C’est en leur nom qu’elle s’est exportée largement. La collectivisation, à cet égard, a sans doute été la politique globale de modernisation la plus dysfonctionnelle et la plus violente du siècle.
Avec les années 1970, le mythe soviétique s’est démonétisé à grande vitesse. L’idée d’un « mouvement ouvrier » international émancipateur a reçu un coup mortel qui résonne encore dans la gauche française. L’idée de préparer la révolution, de se conditionner à un avenir qui ne s’est pas produit a dévoilé son immense potentiel d’arbitraire et d’illusion.
La promesse de changement, quel que soit le nom qu’on lui affuble, n’en reste pas moins profondément attachée à la démocratie, née des grandes révolutions du XVIIIe siècle qui l’inspirent. Le paradoxe, formulé par Tocqueville, veut que les démocraties nées des révolutions, ignorent tendanciellement les épisodes révolutionnaires.
La recherche du bonheur individuel n’a jamais été une aspiration aussi unanime ; être « Charlie », en fait, c’est aussi défendre la félicité à la française. Le partage de l’assiette au beurre, c’est vrai, demeure la grande affaire.
Mais cette aspiration est devenue inquiète. La France s’est montrée particulièrement réceptive au discours malthusien de l’angoisse écologique. L’avènement d’un monde chaotique nourrit le sentiment inquiet d’être un village d’irréductibles. La montée en puissance des Sud et de l’économie-monde chinoise nous relègue, nous les 1 % de la population mondiale, à l’introspection sur notre rôle historique et notre responsabilité dans la création de ce monde nouveau qui nous échappe.
Peut-on faire la révolution aujourd’hui ? Ce n’est qu’une manière rhétorique de poser toujours, toujours, la question de notre exception.

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