Alain Santacreu ♦
Voici quelques réflexions suscitées par cet incipit – et plus particulièrement sur cette “destitution” de l’éros par l’agapé dans laquelle Alain de Benoist dit percevoir l’émergence du pouvoir moral de la chrétienté.
L’irruption de la notion d’agapé dans l’histoire de la morale humaine a déclenché un séisme civilisationnel, une « transmutation de toutes les valeurs antiques », pour reprendre les mots de Nietzsche dans Par delà le bien et le mal. Cependant, si l’on veut saisir l’originalité de la notion chrétienne de l’amour, il ne faut pas l’appréhender, selon moi, comme une négation de l’éros.
Éros désigne l’amour passionné, le désir sexuel, la convoitise de la jouissance. Sans doute Platon distingue-t-il un “éros céleste” par lequel l’âme peut s’élever jusqu’au divin mais, si le désir des choses supérieures diffère de celui des choses inférieures, il n’en reste pas moins un désir.
Agapé est un mot du grec tardif, signifiant “affection”, dont les occurrences sont très incertaines. Par contre, le verbe agapaô, “aimer avec affection”, est d’un emploi assez courant dans le grec classique. Au milieu du IIIe siècle avant notre ère, c’est ce dernier terme, agapaô, que la Septante choisit pour traduire l’hébreu ahab, “aimer” ; et, par souci paronomastique, agapé sera utilisé pour le substantif ahaba, “amour”. Le Nouveau Testament va fixer leur sens pour inventer l’amour chrétien.
Le mot éros n’est jamais employé dans le Nouveau Testament. Il y a entre éros et agapé une antinomie de nature que nous cache le seul mot “amour” qui les traduit tous les deux dans notre langue. Tandis que l’amour érotique est conditionné par la valeur de la personne qui en est l’objet, l’amour agapique est entièrement spontané. L’agapé chrétienne n’est pas déterminée par la valeur qu’elle reconnaît à son objet, elle est créatrice de cette valeur. Dieu n’aime pas la personne selon la valeur qu’il lui reconnaît : il crée sa valeur en l’aimant. Ainsi, le juste n’est pas plus digne de l’agapé que le pécheur. L’homme ne vaut que par Dieu qui est amour. L’amour chrétien est absolument gratuit.
On peut considérer que le mot agapé est une invention paulinienne. Son acte de naissance se découvre dans l’hymne à l’amour de la Première épître aux Corinthiens : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’agapé, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas l’agapé, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps au flammes, si le n’ai pas l’agapé, cela ne me sert de rien. »
Alors que la morale antique était individualiste et eudémoniste, l’agapé chrétienne fait de la communauté – ekklesia – le centre de la considération morale. Le problème du Bien ne se pose plus à l’homme en tant qu’individu mais dans ses rapports avec autrui. L’agapé est une notion collective qui ne peut se rattacher à une morale fondée sur l’individualisme. Rapportée à la collectivité, la morale s’affranchit de l’eudémonisme et de l’utilitarisme pour découvrir le Bien en soi.
L’agapé est un amour sans motif. Ce n’est pas qu’elle soit absence de désir, elle est amour infini : désir demeuré désir. Cette forme inouïe de l’amour transmute les valeurs antiques autant grecques que juives. C’est en cela que Nietzsche se trompe lorsqu’il explique le mobile de l’amour chrétien comme un ressentiment qui proviendrait de la haine juive contre l’empire gréco-romain. L’agapé ne doit pas être confondue avec la loi d’amour que l’on trouve dans la Torah avec les deux commandements : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur » et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » L’agapé n’advient d’aucun commandement. Indépendante de la valeur de son objet et libre de toute autorité, l’amour chrétien n’établit aucune relation de créancier à débiteur entre l’aimant et l’aimé, aucun rapport marchand : l’économie de l’agapé est non-capitalistique. C’est dans cette intelligence de l’agapé que résident les affinités de certains penseurs chrétiens contemporains, tels Jacques Ellul, Karl Barth ou encore Denis de Rougement, avec le socialisme anarchiste.
La chrétienté n’est pas une histoire rectiligne qui débuterait par la victoire d’agapé destituant éros. Depuis l’avénement du christianisme, l’histoire humaine est celle de la lutte entre éros et agapé.
Dès les premiers siècles, le platonisme, ou plutôt le néo-platonisme, apportera ouvertement au christianisme des éléments de l’éros. Le fait que le platonisme passe dans le christianisme naissant marque une adultération de l’agapé. Toutefois, alors même que l’agapé semble s’être dissoute et assimilée à l’éros, il subsiste un reste irréductible qui reparaît sans cesse au cours de l’histoire du christianisme. C’est ainsi que le puritanisme de la Réforme s’opposera à l’érotisation des formes esthétiques chrétiennes de la Renaissance – mais le protestantisme ne peut recouvrer la valeur originelle de l’agapé puisque son mobile économique, comme l’a montré Max Weber, est le fondement du capitalisme moderne.
L’agapé première n’a pu ressurgir qu’en opposition au catholicisme, dans des hérésies comme le “pur amour” de la béguine Marguerite Porète ou certains mouvements communautaires millénaristes. La croisade contre l’hérésie albigeoise, proclamée par l’Église romaine avec le soutien de la féodalité franque, fut une croisade contre l’agapé et la civilisation de la fin’amor. En effet, l’occident chrétien repose sur la tradition augustinienne qui affirme que l’éros et l’agapé sont conciliables et doivent être réunis. Or, mêler l’éros et l’agapé, c’est neutraliser les forces caractéristiques de l’un et de l’autre. Si bien que l’on doit se demander si la tentation de « destituer l’éros au nom de l’agapé » ne serait pas plutôt une réaction contre l’effet dissolvant exercé par leur union.
Éros et agapé se sont bien vite retrouvés mêlés. Le gnosticisme et la théologie d’Alexandrie offrent des exemples de ce syncrétisme. Cependant les deux ne sont réellement entrés en conflit que chez Augustin. L’idée chrétienne de l’amour est pervertie dans la caritas augustinienne. En mêlant l’éros à l’agapé, l’augustinisme occidental s’est appliqué à neutraliser le mobile fondamental du christianisme. Ce que saint Augustin appelle concupiscentia équivaut à l’éros grec. La différence entre caritas et cupiditas s’identifie à l’opposition platonicienne entre l’éros vulgaire et l’éros céleste. La caritas est une belle infidèle qui transforme le sens de l’agapé, puisqu’elle se rapporte à quelque chose de spécialement carus (c’est-à-dire à quelque chose qui est cher, de grand prix, estimable). Ainsi, la caritas augustinienne réalise le renversement sémantique de l’agapé et procède à sa réversion dans l’économie capitalistique de l’éros.
Par Augustin, l’union de l’éros et de l’agapé s’est transmise à la scolastique et à la mystique dogmatique du christianisme occidental. Pour en revenir à l’incipit d’Alain de Benoist, on peut s’interroger si « le vieil ordre moral » ne serait pas finalement une conséquence de la tentative scolastique de conciliation entre l’agapé et l’éros. Non seulement l’agapé en soi n’est en rien puritaine mais, contrairement à l’éros, elle est dénuée de toute volonté de puissance. C’est pourquoi, seule une logique des contradictoires de type lupasquien semble en mesure de dépasser l’antinomie de ces deux conceptions de l’amour.
Alain Santacreu est romancier, auteur d’Opera Palas
Source
Alain de Benoist est un des rares penseurs actuels qui suscite mon intérêt et je suis très attentif au moindre de ses écrits.
Dans le n°173 (août-septembre 2018) de la revue Éléments, il signe un éditorial, intitulé « Ordre moral », qui débute ainsi : « Le vieil ordre moral était incontestablement pesant. Bridée à la fois par une morale religieuse héritière d’une très ancienne méfiance à l’égard du corps, du plaisir, du “péché de chair” et de la femme (“l’antre du démon” selon Tertullien), qui tendait à destituer l’éros au nom de l’agapé, et des conventions bourgeoises telles que le XIXe siècle les avaient forgées, la sexualité se trouvait réduite par la première à un simple exercice conjugal et par les secondes à la sauvegarde des apparences. »Voici quelques réflexions suscitées par cet incipit – et plus particulièrement sur cette “destitution” de l’éros par l’agapé dans laquelle Alain de Benoist dit percevoir l’émergence du pouvoir moral de la chrétienté.
L’irruption de la notion d’agapé dans l’histoire de la morale humaine a déclenché un séisme civilisationnel, une « transmutation de toutes les valeurs antiques », pour reprendre les mots de Nietzsche dans Par delà le bien et le mal. Cependant, si l’on veut saisir l’originalité de la notion chrétienne de l’amour, il ne faut pas l’appréhender, selon moi, comme une négation de l’éros.
Éros désigne l’amour passionné, le désir sexuel, la convoitise de la jouissance. Sans doute Platon distingue-t-il un “éros céleste” par lequel l’âme peut s’élever jusqu’au divin mais, si le désir des choses supérieures diffère de celui des choses inférieures, il n’en reste pas moins un désir.
Agapé est un mot du grec tardif, signifiant “affection”, dont les occurrences sont très incertaines. Par contre, le verbe agapaô, “aimer avec affection”, est d’un emploi assez courant dans le grec classique. Au milieu du IIIe siècle avant notre ère, c’est ce dernier terme, agapaô, que la Septante choisit pour traduire l’hébreu ahab, “aimer” ; et, par souci paronomastique, agapé sera utilisé pour le substantif ahaba, “amour”. Le Nouveau Testament va fixer leur sens pour inventer l’amour chrétien.
Le mot éros n’est jamais employé dans le Nouveau Testament. Il y a entre éros et agapé une antinomie de nature que nous cache le seul mot “amour” qui les traduit tous les deux dans notre langue. Tandis que l’amour érotique est conditionné par la valeur de la personne qui en est l’objet, l’amour agapique est entièrement spontané. L’agapé chrétienne n’est pas déterminée par la valeur qu’elle reconnaît à son objet, elle est créatrice de cette valeur. Dieu n’aime pas la personne selon la valeur qu’il lui reconnaît : il crée sa valeur en l’aimant. Ainsi, le juste n’est pas plus digne de l’agapé que le pécheur. L’homme ne vaut que par Dieu qui est amour. L’amour chrétien est absolument gratuit.
On peut considérer que le mot agapé est une invention paulinienne. Son acte de naissance se découvre dans l’hymne à l’amour de la Première épître aux Corinthiens : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’agapé, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas l’agapé, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps au flammes, si le n’ai pas l’agapé, cela ne me sert de rien. »
Éros et agapé proposent deux économies de la valeur de l’amour
La valeur érotique est donnée par l’objet du désir. Au contraire, l’agapé chrétienne est totalement désintéressée et libre. Ce n’est pas l’objet qui détermine la valeur agapique mais l’agapé qui crée cette valeur. Dans l’amour chrétien, l’objet reçoit sa valeur du seul fait qu’il est aimé et non parce qu’il est “désirable”. Le corps érotisé et le corps aimanté sont de nature différente. Cela ne signifie pas que l’un soit plus naturel que l’autre mais qu’ils renvoient respectivement à deux économies de la valeur de l’amour. L’économie érotique entraîne dans le cours de l’histoire la réification du corps selon le modèle du rapport marchand : la nature de l’éros est capitalistique.Alors que la morale antique était individualiste et eudémoniste, l’agapé chrétienne fait de la communauté – ekklesia – le centre de la considération morale. Le problème du Bien ne se pose plus à l’homme en tant qu’individu mais dans ses rapports avec autrui. L’agapé est une notion collective qui ne peut se rattacher à une morale fondée sur l’individualisme. Rapportée à la collectivité, la morale s’affranchit de l’eudémonisme et de l’utilitarisme pour découvrir le Bien en soi.
L’agapé est un amour sans motif. Ce n’est pas qu’elle soit absence de désir, elle est amour infini : désir demeuré désir. Cette forme inouïe de l’amour transmute les valeurs antiques autant grecques que juives. C’est en cela que Nietzsche se trompe lorsqu’il explique le mobile de l’amour chrétien comme un ressentiment qui proviendrait de la haine juive contre l’empire gréco-romain. L’agapé ne doit pas être confondue avec la loi d’amour que l’on trouve dans la Torah avec les deux commandements : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur » et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » L’agapé n’advient d’aucun commandement. Indépendante de la valeur de son objet et libre de toute autorité, l’amour chrétien n’établit aucune relation de créancier à débiteur entre l’aimant et l’aimé, aucun rapport marchand : l’économie de l’agapé est non-capitalistique. C’est dans cette intelligence de l’agapé que résident les affinités de certains penseurs chrétiens contemporains, tels Jacques Ellul, Karl Barth ou encore Denis de Rougement, avec le socialisme anarchiste.
La chrétienté n’est pas une histoire rectiligne qui débuterait par la victoire d’agapé destituant éros. Depuis l’avénement du christianisme, l’histoire humaine est celle de la lutte entre éros et agapé.
Dès les premiers siècles, le platonisme, ou plutôt le néo-platonisme, apportera ouvertement au christianisme des éléments de l’éros. Le fait que le platonisme passe dans le christianisme naissant marque une adultération de l’agapé. Toutefois, alors même que l’agapé semble s’être dissoute et assimilée à l’éros, il subsiste un reste irréductible qui reparaît sans cesse au cours de l’histoire du christianisme. C’est ainsi que le puritanisme de la Réforme s’opposera à l’érotisation des formes esthétiques chrétiennes de la Renaissance – mais le protestantisme ne peut recouvrer la valeur originelle de l’agapé puisque son mobile économique, comme l’a montré Max Weber, est le fondement du capitalisme moderne.
L’agapé première n’a pu ressurgir qu’en opposition au catholicisme, dans des hérésies comme le “pur amour” de la béguine Marguerite Porète ou certains mouvements communautaires millénaristes. La croisade contre l’hérésie albigeoise, proclamée par l’Église romaine avec le soutien de la féodalité franque, fut une croisade contre l’agapé et la civilisation de la fin’amor. En effet, l’occident chrétien repose sur la tradition augustinienne qui affirme que l’éros et l’agapé sont conciliables et doivent être réunis. Or, mêler l’éros et l’agapé, c’est neutraliser les forces caractéristiques de l’un et de l’autre. Si bien que l’on doit se demander si la tentation de « destituer l’éros au nom de l’agapé » ne serait pas plutôt une réaction contre l’effet dissolvant exercé par leur union.
Éros et agapé se sont bien vite retrouvés mêlés. Le gnosticisme et la théologie d’Alexandrie offrent des exemples de ce syncrétisme. Cependant les deux ne sont réellement entrés en conflit que chez Augustin. L’idée chrétienne de l’amour est pervertie dans la caritas augustinienne. En mêlant l’éros à l’agapé, l’augustinisme occidental s’est appliqué à neutraliser le mobile fondamental du christianisme. Ce que saint Augustin appelle concupiscentia équivaut à l’éros grec. La différence entre caritas et cupiditas s’identifie à l’opposition platonicienne entre l’éros vulgaire et l’éros céleste. La caritas est une belle infidèle qui transforme le sens de l’agapé, puisqu’elle se rapporte à quelque chose de spécialement carus (c’est-à-dire à quelque chose qui est cher, de grand prix, estimable). Ainsi, la caritas augustinienne réalise le renversement sémantique de l’agapé et procède à sa réversion dans l’économie capitalistique de l’éros.
Par Augustin, l’union de l’éros et de l’agapé s’est transmise à la scolastique et à la mystique dogmatique du christianisme occidental. Pour en revenir à l’incipit d’Alain de Benoist, on peut s’interroger si « le vieil ordre moral » ne serait pas finalement une conséquence de la tentative scolastique de conciliation entre l’agapé et l’éros. Non seulement l’agapé en soi n’est en rien puritaine mais, contrairement à l’éros, elle est dénuée de toute volonté de puissance. C’est pourquoi, seule une logique des contradictoires de type lupasquien semble en mesure de dépasser l’antinomie de ces deux conceptions de l’amour.
Alain Santacreu est romancier, auteur d’Opera Palas
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