M.N
Le lien entre protestantisme et capitalisme, ou plus généralement entre éthique protestante et modernité, mérite un regard critique. C’est la revalorisation du rôle tenu par l’éthique catholique (doctrine thomiste et ses prolongements) dans la venue à la fois d’un esprit bourgeois et d’une économie capitaliste que donne à voir Werner Sombart ou encore Joseph Schumpeter. Une revalorisation qui tend à faire du christianisme la religion de la sortie du religieux.
La thèse que déroule L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme
doit être relativisée. Weber, bien qu’ayant pris soin d’indiquer que
son étude n’épuise pas les causes du phénomène capitaliste – il évite de
la sorte l’écueil d’une explication monocausale trop restrictive –, n’a
pas cru nécessaire d’explorer les autres pistes. Il faut bien sûr en
déduire la place décisive occupée par le puritanisme protestant dans la
formation de l’esprit capitaliste. Ajoutons à cela que cet esprit
capitaliste façonne par dilution – une dilution synonyme ici de
sécularisation – le visage aux contours fuyants de la modernité.
Relativiser l’argumentation wébérienne reviendrait alors à élargir le
champ d’analyse, à reconnaître, comme Leo Strauss, que si les surgeons
de Calvin ont pu, non sans dégrader sa doctrine, constituer le principal
vivier de l’éthos capitaliste, c’est parce qu’ils ont été
particulièrement perméables à la nouvelle philosophie. Nouvelle
philosophie ou philosophie moderne qu’il serait abusif de raccrocher à
la Réforme dès lors que, d’une part, Machiavel puis Hobbes avaient déjà
donné le ton (l’impulsion est donc exogène au phénomène religieux) et
que, d’autre part, Weber se réfère à une expression tardive du
protestantisme et non au dogme de Luther ou de Calvin. Ces deux éléments
tendent à confirmer la surestimation de l’éthique protestante dans le
développement de la pensée rationnelle, de l’individualisme et de
l’utilitarisme bourgeois.
Peut-être faudrait-il renverser en tant soit peu la logique : la modernité a pénétré l’éthique protestante et non l’inverse. «
On peut difficilement dire plus que ceci : les puritains, ayant rompu
avec la tradition philosophique « païenne » (en gros, avec
l’aristotélisme) plus radicalement que le catholicisme romain et le
luthéranisme, furent de ce fait plus ouverts à la philosophie nouvelle
que ces derniers » (Leo Strauss, Droit naturel et histoire).
L’avènement du capitalisme doit, dans cette perspective, s’arrimer à la
philosophie moderne, et le calvinisme ne peut devenir autre chose que
son vecteur, son « véhicule » – dans des proportions qu’il reste à
déterminer, notamment en n’omettant pas de distinguer le dogme de ses
interprétations. L’archéologie critique des idées dans leurs rapports
avec la modernité – le renouveau de l’esprit, de la culture, des mœurs,
des sensibilités – a déjà mobilisé l’attention (que l’on songe bien sûr à
Leo Strauss mais aussi à Michel Villey) et un tel projet, par sa
dimension et sa complexité, ne peut sérieusement nous occuper ici.
Reconnaissons à Weber l’importance primordiale de la théologie dans la
construction du monde moderne, restons-en au terrain religieux et voyons
si le catholicisme, par un processus de « dégradation » ou de
sécularisation, a pu contribuer à la naissance de l’esprit capitaliste.
Les racines catholiques de l’économie moderne
Si le capitalisme reflète le triomphe de
la bourgeoisie (du moins à l’époque), de son système de
représentations, alors, pour Weber, il est certain qu’un tel triomphe
n’a été possible que parce qu’il fut porté à bout de bras par le
puritanisme : l’éthique protestante ou la bourgeoisie en acte. Werner
Sombart, décelant également dans le capitalisme l’effet d’une
rationalisation de la production et de la marchandisation, voit dans
l’esprit capitaliste un trait de l’esprit bourgeois qui lui-même, dans
une acception suffisamment large, cristallise le concept de modernité.
Le parfait bourgeois possède une âme – des (pré)dispositions morales et
intellectuelles doublement fécondées par l’hérédité et l’éducation – de
capitaliste, c’est-à-dire d’entrepreneur. Elle se décompose en trois
ventricules : la vivacité d’esprit (capacité à effectuer des jugements
rapides, à saisir l’opportunité sans détours), la perspicacité (capacité
à tirer profit des situations en discernant au mieux les personnes et
les situations) et l’intelligence (capacité à produire des idées «
constructives », à imaginer des projets). L’entrepreneur capitaliste se
détourne de la sensibilité artistique ; le tempérament bourgeois se
détache du tempérament seigneurial. Retenons ici l’opposition
schématique entre, d’un côté, l’attachement utilitaire à un ordre
rationalisé et, de l’autre, non pas la négation de l’ordre en soi, mais
son élévation à un stade esthétique où l’activité désintéressée, quel
qu’en soit les ressorts (l’amour, l’honneur, la dignité), prime, où
l’intérêt général ne saurait justifier une dévalorisation de la personne
en tant que personne, ne saurait tout ensevelir, tout polir : «
L’un n’attache de la valeur qu’aux activités susceptibles de rehausser
la distinction et la dignité de l’homme en tant que personnalité ; les
autres attachent une valeur égale à toutes les occupations, pour autant
qu’elles servent au bien général, c’est-à-dire pour autant qu’elles sont
« utiles »» ; et « […] selon que l’une ou l’autre de ces
conceptions prend le dessus, nous nous trouvons en présence d’une
civilisation toute différente ». Les Anciens « […] s’attachaient à des valeurs personnelles, le bourgeois ne connaît que les valeurs objectives » : «
Cicéron a exprimé d’une façon remarquable la conception de son temps en
disant que “ce qui importe, ce n’est pas l’utilité qu’on représente,
mais ce qu’on est” » (Sombart, Le Bourgeois). À propos de l’artiste comme antithèse de l’entrepreneur :
« Celui-là agit en vue d’un but, celui-ci travaille sans but ; celui-là
accorde dans sa vie la première place à l’intelligence et à la volonté,
celui-ci au côté affectif et sentimental; celui-là est dur et ferme,
celui-ci tendre et hésitant ; celui-là connaît le monde, celui-ci lui
est étranger; celui-là a le regard dirigé vers le dehors, celui-ci vers
le dedans ; aussi celui-là connaît-il les hommes, tandis que celui-ci ne
connaît que l’homme. »
Sombart situe l’expansion de la
rationalisation utilitaire en pleine renaissance italienne et plus
précisément dans la cité commerçante de Florence. Léon Battitsta
Alberti, descendant d’une dynastie de banquiers et marchands florentins,
exaltait, par ses écrits, l’esprit bourgeois – la valorisation du
travail utile, de l’épargne, etc. – en lui conférant une autorité
inédite assise sur la reprise, partielle et orientée, des Anciens
(Caton, Cicéron, Lucrèce ou encore Xénophon). En cela il annonçait déjà
Franklin. Et pourtant, la source de cette inflexion doit être recherchée
dans le catholicisme : si les Florentins ont subi l’influence des
philosophes de l’Antiquité, la religion catholique, par l’intermédiaire
du thomisme, a exercé, sur les pensées et les actes de ces hommes, une
influence autrement plus forte. La doctrine thomiste, qui domine la
catholicité officielle, « fond en un tout indivisible les deux
parties qui, dès le début, entraient dans la composition du
christianisme : la religion de la grâce et de l’amour de saint Paul et
de saint Augustin et la religion de la loi ; autrement dit, elle
supprime le dualisme de la loi et de l’Évangile ». La rencontre de
la tension « érotique » augustino-paulinienne (la sage folie du
christianisme à ses débuts) avec l’ordre moral païen (vertus
gréco-romaines) et la loi de l’Ancien Testament offre les ressources
suffisantes à l’éclosion du tempérament bourgeois. Que ce soit par
l’éloge de la liberalitas (juste mesure entre l’avarice et de la prodigalité), de la prudentia
(prudence et prévoyance : discernement) ou de la tempérance ; en
déclarant licite, sous certaines conditions, le profit dégagé par un
investissement de capitaux (le taux d’intérêt pur et simple restant
prohibé) ou en réprouvant l’oisiveté, c’est l’idée même de rationalité
au sens large ou le fait de soumettre nos actions aux prescriptions de
la droite raison, appliquée aux activités économiques qui, chez Sombart,
explique l’émergence de la société capitaliste. Autant dire que tout
savoir indexé sur une ontologie ou une onto-théologie doit accoucher, un
jour ou l’autre, de l’homo œconomicus. Une nuance tout de même : au
climat thomiste Sombart ajoute l’apport non négligeable du puritanisme
et du judaïsme. Le puritanisme protestant a définitivement enterré
l’amour du grandiose en purgeant le christianisme de sa magnificence :
chute du dernier bastion des sensibilités artistiques. La morale
puritaine, comme la morale thomiste, n’a cependant pas « favorisé la course éhontée, sans scrupule dans le choix des moyens, aux richesses ».
Ce sont les juifs qui, par le laxisme affiché dans leurs relations avec
les non-juifs (surtout en ce qui concerne l’intérêt), ont accéléré le
passage d’un capitalisme humaniste à un capitalisme « débridé » dans
lequel la recherche du profit l’emporte bien souvent sur l’honnêteté
Schumpeter se refuse lui aussi à
expliquer la mutation de l’économie féodale en économie capitaliste par
la naissance d’un esprit nouveau : le protestantisme n’a pu introduire
un semblant de rupture dans les manières de penser et de vouloir dès
lors que « la science soclastique du Moyen Âge contenait tous les germes de la science laïque de la Renaissance » (Joseph Schumpeter, Histoire de l’analyse économique).
L’économiste s’appuie, comme Sombart, sur la doctrine thomiste pour
cette fois suggérer l’opposition captieuse entre un prix variable, dont
la valeur serait fixée par le marché, et un autre invariable, immuable,
déterminé par des critères exogènes au dit marché. Le juste prix, selon
le commentaire de la Somme théologique proposé par le cardinal Cajetant, est «
celui couramment obtenable des acheteurs en présupposant qu’ils soient
bien informés et en l’absence de tout dol et de toute contrainte ».
Il s’agit là du prix concurrentiel normal fruit d’une évaluation
objective : le caractère courant ou communément admis du prix (le prix
du marché) conserve une valeur contraignante pour sa fixation dans le
cadre d’une transaction privée. Ce prix concurrentiel normal n’est pas
encore consécration théorique du libre échange. Il faudra attendre la
scolastique tardive néo-thomiste, et particulièrement le jésuite Luis de
Molina, pour voir apparaître l’idée d’un prix concurrentiel libre
(librement fixé). La valeur d’un bien – son juste prix – s’apprécie
alors subjectivement en fonction de l’utilité retirée lors d’un échange :
les prix dépendent de l’importance que les individus attachent à tel ou
tel bien. À travers ce renouveau conceptuel, les juristes et
théologiens de l’école de Salamanque jettent les bases de la pensée
économique ; une pensée dont la particularité consiste à étudier le
marché à la lumière de son auto-fondation, en prenant au sérieux le
donné social sur lequel il prend forme ; autrement dit, en inférant de
ce donné une justice concernant les prix qui n’irait pas au-delà des
conditions de leur formation.
Christianisme et sortie du religieux
Dans une vue plus radicale, Marcel Gauchet a pu décrire le
désenchantement du monde comme un phénomène consubstantiel au
christianisme sans le restreindre à l’innovation protestante. C’est la
reddition du religieux – de la structuration religieuse du monde et non
pas du « sentiment religieux » quant à lui éminemment moderne – annoncé
par le délitement du « rapport de dépossession entre l’univers des vivants-visible et son fondement » (Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde)
qu’aurait apporté le christianisme. L’articulation se révèle paradoxale
: plus Dieu se rapproche des hommes, plus son retrait du monde se fait
sentir. Un retrait du divin où l’altérité remplace l’absolument autre,
l’immémorial commencement ; où « le monde, d’intangiblement donné qu’il était, devient à constituer » : «
Dieu devenu Autre au monde, c’est le monde devenu Autre pour l’homme –
doublement : par son objectivité au plan de la représentation, et par sa
transformabilité au plan de l’action ». Car dans l’Autre il y a
encore du Même : si le monde est Autre il n’est plus hors de porté.
C’est l’indéfectible solidarité, l’imbrication parfaite du visible et de
l’invisible, de la nature et de la surnature, de la communauté avec son
ultime fondement qui rendait le monde intouchable. La médiation si
particulière de l’ici-bas et de l’au-delà que constitue l’incarnation –
entière conjonction de l’humain et du divin – épure le monde de son
caractère intrinsèquement religieux pour mieux le faire glisser dans le
tréfonds des cœurs, là où se niche le Même de l’Autre. Le retrait de la
présence divine est proportionnel à l’intensité du rapprochement : le
dieu du cœur est un dieu invisible. Le dieu séparé de l’altérité est
celui dont la présence nous irrigue de l’intérieur et non plus seulement
par la normativité distante du Verbe ; un Verbe qui précisément s’est
fait chair : « À la différence des anciens dieux concrètement
présents au travers de la texture normative des travaux et des jours, le
dieu séparé est un dieu qui exige un acte de foi, une conversion, un
dieu dont la vérité ne s’appréhende que moyennant une rupture avec
l’évidence sensible. » C’est que « Jésus ne déclare pas dissous l’ancien principe d’appartenance et le système des devoirs qui l’accompagne », mais « il désigne et instaure à côté une tout autre compréhension de l’obligation, à base d’autonomie du cœur » ; «
[…] il suscite une personne, un individu du dedans entièrement dégagés,
du point de vue de la règle à laquelle ils obéissent, et des fins
qu’ils poursuivent, de la loi de l’inclusion qui régit ce bas monde. »
Cette tension qui accable l’Être-sujet provient en droite ligne du
christianisme et ne doit rien, dans sa structure même, au
protestantisme.