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samedi 22 octobre 2016

Frédéric Encel : « Quand la patrie est en danger, il faut d’autant plus se battre »

A l’occasion de la sortie de Géopolitique de la nation France, Frédéric Encel a accordé un entretien fleuve au FigaroVox. Pour le géopolitologue, face à une nation en guerre avec l’islamisme, il est urgent de répondre à la question : que faire ?



Docteur en Géopolitique de l’Université Paris-VIII, habilité à diriger des recherches, Frédéric Encel est maître de conférences à Sciences Po Paris. Il a reçu le Grand Prix 2015 de la Société de Géographie pour son ouvrage Géopolitique du printemps arabe(éd. PUF, 2014). Avec le géographe Yves Lacoste, il vient de publier Géopolitique de la nation France (éd. PUF, 2016). 

Dans votre essai publié à quatre mains avec le géographe Yves Lacoste, vous expliquez avoir écrit cet ouvrage en «patriote français très attaché à la nation France». C’est rare qu’un intellectuel et universitaire s’exprime ainsi. La patrie est-elle en danger pour que vous preniez, non les armes, mais la plume ?

Oui, il existe en effet une sorte de complexe dans de nombreux milieux universitaires, notamment en sciences humaines, à exprimer son patriotisme, même humaniste et s’inscrivant dans une démarche intellectuelle comme c’est le cas pour nous. Ce phénomène, qui prend parfois la forme d’un véritable rejet, s’explique, ici, par un prétendu académisme qui interdirait au chercheur d’enfreindre la sacro-sainte objectivité, là, par refus idéologique de l’idée même de patrie ou de nation ; dans le premier cas, on confond objectivité et honnêteté intellectuelle, et dans le second cas nation et nationalisme! Or j’ai toujours affirmé et assumé que la dimension intrinsèquement universelle de l’institution universitaire pouvait parfaitement s’accorder avec un sentiment d’appartenance culturelle et, surtout, avec la défense de principes et de valeurs précisément universels. Et, en l’espèce, certains d’entre eux comme la valorisation de la culture, l’égalité hommes-femmes ou encore l’accès au savoir pour tous, sont précisément portés aux nues par notre nation et en principe défendus par notre République.
Et pour répondre à votre deuxième question, oui, Yves Lacoste et moi considérons que cette représentation collective, très ancrée et précieuse qu’est la nation, se trouve menacée. Un projet politique, l’islamisme, tente concrètement de la détruire, de l’intérieur s’agissant des soi-disant «modérés» tels les Frères musulmans et autres salafistes, de l’extérieur avec le djihadisme militarisé de l’État islamique (Daesh). Les islamistes, hélas soutenus par leurs «idiots-utiles» trotskystes, tiers-mondistes ou simplement naïfs, haïssent notre modèle de société laïque, légalement égalitaire, intégratrice de centaines de milliers de citoyens – et de citoyennes – de culture ou de confession musulmane et résolument attachés à la France, bien plus que sa politique moyen-orientale. Hélas, une partie des courants de pensée en France, à gauche en particulier, a abandonné ces dernières décennies l’idée de Nation ; elle constitue pourtant un legs et un rempart essentiels dans les combats à venir.

Justement, pour poser la question-titre d’Ernest Renan, qu’est-ce qu’une nation ? En France, la nation n’a-t-elle pas tendance à se confondre avec la République ?

Conceptuellement, ce sont deux réalités très différentes: la nation est une représentation – au sens lacosien du terme, c’est-à-dire une perception collective et identitaire fondée sur des «temps longs» chers à Fernand Braudel – tandis qu’une république est une institution. On a d’un côté une idée, de l’autre un cadre. Cela dit, en France, où l’État est extrêmement ancien qui a contribué à créer la nation, république et nation se sont sans cesse davantage conjugués à partir de la Révolution. À Valmy en 1792, à la tête de l’armée révolutionnaire de la toute jeune République, le général Kellermann galvanise ses soldats par un sans précédent «Vive la nation!». Puis tout au long du XIXè siècle, la volonté républicaine progresse au détriment des empires (éphémères) et des deux derniers épisodes monarchiques finissant piteusement. La IIIè République, celle des Jules, de la loi sur la laïcité de 1905, du grand récit national et des hussards noirs, se confondra alors effectivement avec la nation, en dépassant en principe les anciennes appartenances et allégeances régionales (le pays ancien), sociales et religieuses.
Vous noterez qu’au XXè siècle, même en 1940 où elle ne fut subjuguée que par la force matérielle et stratégique des Allemands puis trahie par Philippe Pétain, la République n’aura plus jamais été contestée sérieusement par les Français, pas davantage du reste que leur volonté collective – leur… «plébiscite de tous les jours» pour citer après vous Ernest Renan! – d’incarner une nation. C’est cette conjugaison globalement harmonieuse qui est aujourd’hui sérieusement menacée.

D’aucuns expliquent que le nationalisme a tué la nation au profit d’un idéal post-nationale dont l’Union européenne est le modèle. Cet idéal a-t-il aujourd’hui vécu ?

Incontestablement, le nationalisme a dévoyé l’idée de nation, laid de ses chauvinisme, impérialisme, exclusivisme… Mais presque tous les isme, si caractéristiques des XIXè et XXè siècle et qui furent autant d’idéologies soit proactives, soit agressives, ont porté préjudice à de belles idées originelles. Mais pourquoi jeter le bébé avec l’eau du bain? Je rappelle qu’un Jean Jaurès, humaniste de gauche s’il en fut, écrivit en 1911 un traité de stratégie militaire en préambule duquel il défendit la nation, dans son acception bien entendu fraternelle, égalitaire, sociale, ouverte et inclusive. Et un Léon Blum, un Pierre Mendès-France et encore aujourd’hui un Manuel Valls défendent mordicus cette représentation collective généreuse avec la même force. Or ils sont de gauche. C’est après la Première Guerre mondiale que sa frange marxiste, puis tiers-mondiste et libertaire des années 1960-70, abandonne la nation au profit de la droite, et, en effet, de l’extrême droite. Eh bien Lacoste et moi affirmons que la nation appartient à tous ceux qui, citoyens français, s’en sentent proches, et certainement pas à un courant ni à un parti politique particulier. Ses symboles, mots, valeurs et grandes figures appartiennent à tous ; de ce point de vue, l’immense et sublime manifestation du 11 janvier 2015, après le massacre de Charlie et de l’Hypercacher, aura sans doute marqué un tournant.

Ensuite, ce que vous appelez le «post-national» a-t-il l’Europe pour modèle ?

Parfois, pour les tenants d’un fédéralisme européen, oui. Mais une forme de citoyenneté universelle et sans frontière prévaut aussi comme réalité supra-nationale. Je considère pour ma part qu’on peut parfaitement être favorable à l’Union européenne et rester attaché à la nation France. À titre personnel, j’ai voté à deux reprises, en 1992 et 2005, respectivement en faveur de Maastricht puis du Traité constitutionnel. Je pense en revanche que les principales prérogatives régaliennes, celles qui assurent la souveraineté des États, doivent pour l’essentiel demeurer entre leurs mains. Dans notre livre, je déplore cette désaffection profonde pour l’Europe ; je la déplore mais en prends acte. À la fin des fins, si l’Europe devait se détricoter – au moins politiquement et sachant que, de toute façon, elle n’a jamais constitué une entité géopolitique cohérente faute de volontés populaires dans la plupart des pays qui la composent – resterait en France l’État républicain et, j’insiste, l’idée intégratrice de nation.

Vous expliquez que la France est aujourd’hui victime d’une agression tant extérieure qu’intérieure ? Emploieriez-vous le terme de «guerre» pour la première et donc de «guerre civile» pour la seconde ?

Guerre, oui, sans conteste. Vous savez, ce n’est pas parce qu’on rejette une réalité qu’elle n’existe pas. D’une part, l’État islamique et, au-delà, quantité de groupes islamistes radicaux nous l’ont dûment déclarée et nous la mènent sur notre sol avec détermination et cruauté, d’autre part le fait que cette guerre nous soit imposée sur un mode terroriste – avec donc assassinats aveugles de civils amplement diffusés – plutôt que de manière plus conventionnelle, n’enlève rien à la réalité du conflit. De ce point de vue, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian était parfaitement dans son droit en invoquant l’an passé, pour justifier les frappes aériennes contre Daesh en Syrie, l’article 51 du chapitre VII de la Charte des Nations unies, lequel autorise explicitement le recours à la légitime défense.
Guerre civile, en revanche, je ne dirais pas cela pour ce qui concerne à l’heure actuelle la situation interne. J’ai travaillé sur des guerres civiles, au Proche-Orient, dans le Caucase et en Afrique subsaharienne, et je puis vous affirmer qu’on en est encore loin. Cela dit, les islamistes jouent cette carte, tentent de nous piéger et, en effet, de créer les conditions d’une guerre civile en France. À ce jour, seul un nombre très restreint de jeunes musulmans (et de convertis) ont suivi cette politique du pire, et en outre le sang-froid, la maturité civique et la confiance en l’État du peuple français après la vague d’attentats de 2015-16 ont été simplement remarquables. C’est aussi ça la force d’une nation républicaine…

L’islamisme est l’ennemi, dîtes-vous. Vous expliquez que celui-ci hait les nations car celles-ci définissent des frontières, alors que l’islamisme défend l’oumma. Ce sans-frontiérisme islamiste rejoint-il celui d’une certaine gauche ?

Du moins existe-t-il en effet une sorte d’internationalisme dans les deux cas, avec rejet catégorique des frontières nationales et jusqu’au principe même de nation voir d’État. Sauf que l’extrême gauche, en principe, lutte pour le bien de l’humanité et des plus humbles dans ce monde. Les islamistes radicaux, eux, luttent pour favoriser (ceux qu’ils perçoivent comme) les vrais musulmans contre les koufar, les renégats, et pour imposer à l’ensemble de l’humanité un système obscurantiste et totalitaire avec garantie d’atteindre le paradis dans l’au-delà. La nuance est de taille…

Vous critiquez la victimisation des islamistes qui accusent l’interventionnisme occidental. En tant que défenseur de la nation «France», ne considérez-vous pas qu’une certaine forme d’impérialisme américain est effectivement coupable, coupable notamment d’avoir fragilisé des nations arabes aux États beaucoup moins anciens que ceux d’Europe ?

Question géopolitique centrale ! Les Américains ont favorisé dans les années 1970 et 1980 des groupes et des régimes islamistes. Mais il s’agissait alors de contrer l’influence communiste et soviétique, notamment en Asie et au Moyen-Orient. Leur erreur est surtout d’avoir continué à le faire après la chute de l’URSS… Mais je ne considère pas les États-Unis comme particulièrement impérialistes, pas davantage que d’autres États disposant seulement de moins de moyens. Est-ce en aval la capacité matérielle de s’imposer qui traduit le degré d’impérialisme, ou plutôt en amont la représentation de soi comme ayant un droit – ou un devoir – d’intervenir un peu partout sans entraves? La France fut-elle moins impérialiste ces dernières décennies? Et l’Union soviétique hier? Et la Chine aujourd’hui? Et la… Syrie au Liban dans les années 1970?… Dans tous les cas, l’islamisme radical puise sa source théologique et idéologique au IXè siècle, dans l’école de jurisconsulte hanbalite, et non à la pitoyable guerre irakienne de 2003 et moins encore à la relative passivité US lors du Printemps arabe! À cet égard, les Etats-nations arabes ont-ils été fragilisés par telle politique américaine ou plus sûrement par la gabegie, la férocité et la corruption absolue des régimes vermoulus qui présidaient à leurs destinées? Enfin le clanisme et le tribalisme, dans plusieurs pays arabes aujourd’hui en plein chaos comme la Somalie, la Libye ou le Yémen, ne datent pas d’hier et la notion de nation n’y a jamais vraiment prévalu.

Vous parlez de la «France de votre enfance» tout en précisant «telle demeure la nation de l’adulte que je suis». Êtes-vous néanmoins confiant pour l’avenir ?

De même que c’est dans l’adversité qu’on reconnaît les grands hommes – un Churchill ou un De Gaulle par exemple – c’est lorsque la situation se dégrade qu’on doit d’autant plus se battre. Si le peuple français ne suit pas les sirènes des «idiots-utiles» de l’islamisme et tient bon sur ses valeurs, sa générosité, ses choix souverains et sa volonté de faire respecter les lois et l’autorité républicaine, nous vaincrons, comme nous avons vaincu dans l’Histoire d’autres formes de terreur.
Vous expliquez que le sionisme est aujourd’hui un outil de rejet des juifs, mais aussi de la nation française. Qu’est-ce à dire ?
Le sionisme fut d’abord tout bonnement l’expression d’un nationalisme juif, la réappropriation du droit par les Juifs à disposer d’un État, à l’instar de tout autre peuple. Or dans l’immense majorité des cas, les contempteurs de la République et de la représentation de la nation haïssent également Israël, lorsqu’ils ne versent pas directement dans l’antisémitisme en niant l’existence d’un peuple juif. C’est le cas naturellement avec ce que certains appellent l’islamo-gauchisme, mais aussi chez un spécialiste de foot repris de justice et déguisé en géopolitologue, un philosophe ayant soutenu les génocidaires khmers rouges et demeuré maoïste, ou encore tel journaliste-militant pro-Assad des décennies durant et toujours compulsivement anti-occidental. Lisez et écoutez les diatribes fanatiques des Indigènes de la République, de Dieudonné ou de Soral, vous comprendrez…

Pour reprendre le mot de Tchernychevski et de Lénine, «que faire» face à cette menace civilisationnelle ?

Continuer à croire dans ses valeurs et les défendre, lutter pour l’égalité hommes-femmes, la laïcité, la culture, de vrais progrès sociaux, le respect de notre grand récit national – même parfois romancé (comme l’est tout récit politique collectif), enjolivé et surinterprété -, l’amour de notre géographie, et ne pas céder aux pièges d’un multiculturalisme débridé et d’un relativisme culturel qui, à certains égards, correspondent bel et bien à une forme de racisme.

Le Figaro