Eric Stemmelen, La religion des seigneurs – Histoire de l’essor du christianisme entre le Ier et le VIe siècle, éd. Michalon, Paris, 2010. € 22.
En
affirmant à la fois l’unicité et l’intelligibilité du cosmos, puis en
l’investiguant par la libre réflexion appuyée sur l’observation et
l’expérimentation, les Grecs de l’antiquité avaient fait accomplir à la
pensée un véritable saut quantique. Sur ce plan, aucune civilisation ne
fut jamais comparable – la nôtre, immergée dans son ébriété marchande et
technicienne, n’étant que l’héri- tière bâtarde et improbable du
« miracle grec ». Cette performance unique fut au fondement de la
culture dite « gréco-romaine », dont le cadre politique fut, durant des
siècles, l’œuvre tenace d’un autre peuple de génie, l’Empire romain que
Nietzsche considérait comme « la forme d’organisation la plus grandiose
jamais atteinte jusque-là, et en comparaison de quoi tout ce qui
précède, tout ce qui suit, n’est qu’ébauche, amateurisme,
dilettantisme » (L’Antéchrist, § 58).
L’ouvrage
d’Éric Stemmelen dont il est ici question aborde un épisode absolument
crucial de notre histoire puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de
comprendre comment une secte juive dissidente a pu en arriver à
conditionner toute la destinée future de l’Europe et du monde en
s’emparant du pouvoir dans l’Empire romain et en détruisant de
l’intérieur une civilisation millénaire. Car, proclamait déjà le
philosophe au marteau, « le christianisme a été le vampire de l’imperium Romanum,
il a défait du jour au lendemain ce que les Romains avaient fait de
prodigieux, défricher le sol où édifier une grande civilisation qui
avait le temps pour elle » (ibidem).
L’auteur constate que le phénomène est traditionnellement étudié dans
sa dimension idéologique et, donc, à partir des témoignages chrétiens.
Il choisit, quant à lui, de privilégier une démarche différente : elle
consiste à délaisser le roman fantastique tramé par ces sources
« internes » pour envisager résolument le processus du dehors, en le
replaçant « dans les évolutions politiques, économiques, sociales du
monde romain » (p. 10).
Stemmelen
commence par faire un sort au mythe de l’irrésistible ascension du
christianisme, censé culminer avec la conversion de l’usurpateur
Constantin (306-337). Et en effet, comme ce
sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire, on ne s’étonnera
pas que, jusqu’à nos jours, l’historiographie traditionnelle soit
imprégnée d’une vision plutôt conforme aux vœux de l’Église : le surnom
de « Grand » conféré à Constantin est, en ce sens, révélateur. Depuis le
triomphe de cette dernière, le christianisation est en effet présentée
comme un processus irrésistible, nécessaire et bénéfique, s’inscrivant
dans le « sens providentiel
de l’histoire » et venant parachever le cycle civilisateur du progrès
humain. Le récit se résume à la geste héroïque et vertueuse d’une
communauté militante vouée au bien-être et au salut de l’humanité
souffrante, à l’éloge des qualités intellectuelles et éminemment morales
du message véhiculé par les évangiles (τὸεὐαγγέλιον : la « bonne » nouvelle) et, last but not least,
à l’évocation des sanglantes persécutions prétendument orchestrées par
un pouvoir romain buté dans son pathétique attachement aux traditions
« païennes ». Ainsi, en 1939, l’historien et académicien Jérôme
Carcopino, parlant de la chrétienté, écrit sans rire : « Évidemment sa
croissance souterraine a progressé avec une étonnante rapidité ; … La
religion des Juifs avait exercé son attrait sur nombre de Romains
séduits par la grandeur de son monothéisme et la beauté du Décalogue.
Celle des Chrétiens qui rayonnait des mêmes lumières, mais qui, de plus,
divulguait un splendide message de rédemption et de fraternité, ne
tarda pas à y substituer son propre prosélytisme » (La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire, p. 163). Dans cette vision, le monde romain était déjà largement et spontanément converti dès le IIIe siècle. Le ralliement de Constantin au parti chrétien et sa conversion apparaissent dès lors comme l’achèvement d’un processus et non comme un « basculement ». C’est ce qu’écrit, par exemple, le cardinal Daniélou dans sa Nouvelle histoire de l’Église (1963) : « Au début du IVe
siècle, les forces vives de l’empire étaient en grande partie
chrétiennes. … En dégageant l’empire de ses liens avec le paganisme,
Constantin ne sera pas un révolutionnaire. Il ne fera que reconnaître en
droit une situation déjà réalisée dans les faits ».
Or,
les résultats les plus récents de la recherche infirment cette
sentence, et c’est sur eux que s’appuie la thèse de Stemmelen. Il faut
surtout signaler les travaux de Robin Lane Fox et d’Alan Cameron aux
États-Unis, de même que ceux de Pierre Chuvin et de Claude Lepelley en
France. Ils apportent un sérieux bémol à cette vulgate de l’histoire
chrétienne. En bonne méthode critique, ces auteurs sont retournés aux
sources pour constater que la dite vulgate n’a guère d’autres fondements
que les écrits, partisans et polémiques, des auteurs chrétiens
eux-mêmes. En fait, de nombreux témoignages montrent que jusqu’en plein
IVe siècle, les cultes traditionnels – « païens » – gardent toute leur vigueur ; à l’inverse, jusque vers le milieu du IIIe
siècle, le corpus des textes non chrétiens ne comporte que très peu de
témoignages de l’existence du christianisme, sans parler de
l’authenticité douteuse de certains d’entre eux. Il en va de même des
données épigraphiques, papyrologiques et archéologiques dont
l’importance ne devient vraiment significative qu’à l’approche du IVe
siècle. Si ce constat pose un rude problème méthodologique du fait que
les affirmations de l’apologétique chrétienne – déjà suspectes en soi –
ne peuvent guère être contrôlées par des recoupements externes, il
laisse en tout cas soupçonner que la secte chrétienne a plus ou moins
végété durant deux bons siècles, sinon dans le mépris, du moins dans la
quasi indifférence générale, perdue qu’elle était dans le foisonnement
des religions et des doctrines philosophiques d’un monde polythéiste et
donc « pluraliste » par nature. Ce soupçon devient conviction lorsque
l’on considère la faiblesse numérique des chrétiens avant et longtemps
encore après leur prise du pouvoir : selon des estimations plausibles –
car fondées sur des documents peu nombreux, certes, mais néanmoins
révélateurs –, à la fin du IIe siècle, ils ne représentaient qu’à peine 2 % des habitants de l’Empire, et, au début du IVe,
pas plus de 4 ou 5 %. Encore faut-il tenir compte des disparités
régionales inhérentes à l’immensité de l’Empire : dans les provinces
européennes, hormis Rome et quelques villes importantes, on tombe à 1 ou
2 %. Quant à l’Égypte, riche de sa documentation papyrologique et tenue
pour l’un des premiers gros bastions du christianisme, elle ne devait
compter tout au plus que 20 % de convertis à la même époque. On est loin
de l’irrésistible et rapide conversion des masses décrite par les
historiens conformes ! Et pour ce qui est des trop fameuses
« persécutions », soit dit en passant, elles relèvent, pour l’essentiel,
de fictions propagandistes chrétiennes : jusqu’au milieu du IIIe
siècle et surtout jusqu’aux mesures bien trop tardives de Dioclétien
(284-305), le pouvoir romain ne se préoccupa guère d’une secte si peu
importante – de minimis non curat praetor –, et les actions antichrétiennes se résumèrent à des faits anecdotiques locaux, plutôt rares et aux effets limités.
Ce
constat entraîne une conséquence capitale : le ralliement de Constantin
ne peut plus être considéré comme l’aboutissement inévitable d’une
christianisation avancée de l’Empire, mais bien comme un coup de force
révolutionnaire qui imposa, en peu de temps, la dictature du parti de
« Dieu ». Ceci apparaît d’autant plus clairement que, par ailleurs, la
« question constantinienne » semble désormais tranchée. Elle s’était
longtemps posée aux historiens qui s’interrogeaient sur la date de la
conversion de Constantin : était-ce en 312, après sa fameuse vision et
sa victoire décisive sur Maxence au pont Milvius, ou plus tard, en 326,
après les meurtres de son propre fils Crispus et de sa seconde épouse
Fausta, ou encore en 337, sur son lit de mort, lorsqu’il reçut enfin le
baptême (une astuce d’époque, pour se faire pardonner jusqu’au dernier
de ses innombrables péchés) ? On a maintenant de bonnes raisons pour
fixer l’événement en 312 et pour rechercher sa cause du côté des
nécessités politiques bien plus que des convictions religieuses.
La grande crise du IIIe
siècle, avec ses usurpations, ses sécessions et ses guerres civiles,
avait en effet gravement ébranlé l’image impériale. Pour la restaurer,
les « empereurs soldats » avaient recouru à un stratagème idéologique
qui consistait à se poser comme les représentants sur terre d’un dieu
suprême. Aurélien s’était ainsi voué à Sol Invictus, tout comme les
tétrarques Dioclétien et Maximien respectivement à Jupiter et à Hercule,
ce qui leur conférait une légitimité d’essence divine, censée
disqualifier les usurpateurs. Or, précisément, Constantin était un
usurpateur qui, en 306, n’avait pas reculé devant un coup d’État et
devant une guerre civile pour s’assurer de la succession de son père,
Constance Chlore, au détriment des règles constitutionnelles de la
Tétrarchie nouvellement instaurée par Dioclétien. Confrontés à des
adversaires qui s’appuyaient sur les cultes encore vivaces des divinités
traditionnelles de l’Empire, il s’était d’abord tourné vers les figures
tutélaires d’Apollon et de Sol Invictus avant de sauter un pas décisif
en adoptant, pour mobiliser ses troupes, une divinité d’un tout autre
genre et en misant sur l’appui d’un mouvement religieux très
minoritaire, certes, mais disposant d’atouts idéologiques indiscutables,
et solidement organisé par des activistes passés maîtres dans l’art de
l’agit-prop. Depuis longtemps, en effet, malgré son penchant affiché
pour les misérables, l’ecclésia
chrétienne avait réussi à gagner de l’influence auprès de certains
éléments des couches aisées voire fortunées de la société, sans doute
séduits par l’aplomb d’une doctrine qui non seulement prétendait donner
réponse catégorique à toutes les interrogations existentielles, mais
encore synthétisait des idées familières véhiculées autant par les
gnoses et mystères orientaux que par une certaine philosophie grecque
(dualisme, monothéisme, universalisme, eschatologie, sotériologie). Ce
sont ces milieux qui avaient fourni le financement et les cadres éduqués
indispensables à la propagande et à la crédibilité du mouvement au plus
haut niveau. Ainsi, l’Africain Tertullien (entre 160 et 225) tout comme
Minucius Felix, son quasi-contemporain, étaient des avocats des plus
aisés, l’un à Carthage, l’autre à Rome, et nombreux étaient les évêques
issus de familles très riches, tel Cyprien à Carthage (200-258).
C’est
ainsi que l’on peut établir une conjonction entre les besoins de la
politique et l’offre idéologique de l’époque : pour assurer son coup de
force politique, Constantin fit le pari d’une nouvelle légitimité
reposant sur une formule simple, démagogique et à l’efficacité
prometteuse. L’analyse ne peut toutefois s’arrêter en si bon chemin car,
ce faisant, l’usurpateur prenait le risque de se mettre à dos
l’écrasante majorité des habitants de l’Empire. Comment, dès lors,
expliquer son calcul ? Stemmelen, comme il l’a annoncé dans son
prologue, procède alors à une approche « externe » des faits et vise à
démontrer que le succès durable de Constantin tint au soutien décisif de
la classe dominante des grands propriétaires, elle-même déjà largement
gagnée par le christianisme.
Si
l’on admet les aspects les moins contestables de la pensée de Marx, il
faut ici rappeler que toute société se construit autour de trois
contraintes qui sont l’exploitation économique, la domination politique et l’hégémonie idéologique. Selon le sociologue Robert Fossaert (La société. I : Une théorie générale, 1977), « l’instance économique
tend à représenter l’ensemble des pratiques et des structures sociales
relatives à la production de la vie matérielle de la société. Le concept
central à partir duquel elle s’organise est celui de mode de production. L’instance politique
tend à représenter l’ensemble des pratiques et des structures sociales
relatives à l’organisation de la vie sociale. Le concept central à
partir duquel et autour duquel elle s’organise est celui de l’État ».
Quant à l’instance idéologique, elle se définit de la façon la plus
large « comme l’analyse de l’ensemble des pratiques par lesquelles et
des structures dans lesquelles les hommes-en-société se représentent le
monde où ils vivent ». Si l’on transpose ces considérations au cas
historique qui nous préoccupe, on voit que sa victoire de 312 assura à
Constantin la mainmise sur l’appareil d’État romain (il liquidera
Licinius, son corégent et beau-frère, en 325), laquelle conditionna la
mise en place de l’hégémonie idéologique de l’Église et du parti
chrétiens. Or, le caractère durable et, en fait, définitif de cette
révolution induit nécessairement que des éléments dominants de la
société étaient partie prenante dans l’opération car, comme le rappelle
Stemmelen, « aucun régime politique ne peut gouverner contre la classe
qui détient le pouvoir économique » (p. 110). Ce point constitue le
noyau de la thèse développée par l’auteur, et il le résume comme suit
(pp. 271-72) :
« Au IIe
siècle, l’économie romaine est entrée dans un nouveau mode de
production, fondé sur la propriété latifundiaire et sur le colonat, qui
s’est substitué à l’esclavage traditionnel, en particulier en Orient et
en Afrique. Il consiste à faire exploiter de très grands domaines
agricoles par des paysans, dénommés « colons » [coloni],
qui, bien que « libres » et non pas esclaves, doivent demeurer attachés
à la terre qu’ils travaillent, pour le compte et au bénéfice d’un
richissime propriétaire. Pour que ce système fonctionne, il est
nécessaire que ces paysans se soumettent à l’autorité des grands
propriétaires fonciers, qu’ils acceptent de travailler pour le compte
d’autrui alors que leur statut d’hommes libres ne les y oblige pas,
contrairement aux esclaves, et enfin qu’ils fondent une famille et
qu’ils assurent une descendance afin que perdure l’exploitation. Or,
dans un monde aux mœurs plutôt relâchées, où règne une certaine oisiveté
(le travail et la soumission étant réservés aux esclaves), rien
n’incite des hommes libres à se plier à de telles contraintes. La
religion chrétienne va fournir aux propriétaires l’instrument
idéologique adéquat car elle est la seule à promouvoir avec force les
valeurs d’autorité, de travail et de famille. Sa vision très
particulière de la sexualité, réduite à sa fonction reproductrice,
s’oppose radicalement aux mœurs antiques. Les nouveaux seigneurs
fonciers vont donc favoriser l’essor de cette secte très minoritaire et
utiliser ses cadres, les évêques, d’abord pour asseoir leur tutelle sur
les coloni, ensuite pour
s’emparer du pouvoir politique, ceci aux dépens de l’ancienne classe
dominante esclavagiste représentée par l’ordre sénatorial. La création
d’un empire chrétien s’ensuivra, avec la mise en place, au IVe
siècle, d’un régime dictatorial, entièrement voué à la puissance et à
l’enrichissement des seigneurs, et qui procèdera à une christianisation
forcée. »
Dans
son principe, cette thèse est séduisante en ceci qu’elle tente
d’expliquer le triomphe de l’Église chrétienne non plus par de simples
considérations idéologiques (les « vertus » intrinsèques du discours
chrétien) mais, plus largement et plus fondamentalement, par des
arguments d’ordre politique, économique et social. À la suite des
profondes mutations subies par l’Empire romain durant le IIIe siècle,elle décrit, en fait, l’émergence d’un ordre nouveau totalitaire où, au travers d’une stricte hiérarchie de « seigneurs » (domini ; plus tard, en latin ecclésiastique, seniores),
se conjuguent de manière saisissante les rets de l’exploitation
économique, de la domination politique et de l’hégémonie idéologique. De
haut en bas, on a ainsi le Dominus céleste – créateur et principe de l’univers –, puis le dominus terrestre – l’empereur, jadis simple princeps et désormais maître du monde par la grâce divine –, et enfin, de multiples domini
locaux – grands propriétaires, soutiens et bénéficiaires ultimes du
système tout autant qu’incarnation de celui-ci auprès du commun des
mortels.
La
démonstration, pourtant, ne laisse pas de susciter quelques objections.
On ne peut, en effet, que s’étonner de voir l’auteur reprendre une
affirmation du juriste italien Aldo Schiavone disant que « la crise de
l’esclavage romain s’accompagne, à partir des débuts du troisième siècle
après J.-C., de l’effondrement de tout le système économique de
l’empire » (p. 30). Ce point de vue catastrophiste, fondé surtout sur
les textes et partagé naguère par nombre de spécialistes, est
aujourd’hui dépassé. Les recherches récentes des archéologues dessinent
au contraire une image nettement plus favorable de la situation
économique de l’Empire durant ce siècle troublé ; elles présentent, en
outre, un tableau très différencié suivant les périodes et les régions.
Par exemple, on sait maintenant que, si l’Afrique a connu alors un
véritable « boom » économique, ce ne fut pas au détriment d’autres
provinces et encore moins à celui de l’Italie, prétendument en complète
régression : simplement, les acteurs économiques, les réseaux d’échanges
et les centres de gravité ont évolué avec le temps. En particulier, les
conséquences du déclin de la main d’œuvre servile ont été exagérées.
Elle a surtout touché l’Italie, où les esclaves avaient été très
nombreux à la suite des conquêtes de la République ; mais le processus
s’était amorcé dès le Ier siècle de notre ère et, dans le
monde rural, ses effets avaient été absorbés depuis, grâce aux
restructurations rendues possibles par la persistance d’une nombreuse
paysannerie libre, en Italie comme dans les provinces. Ceci dit, le
nombre des esclaves restait tout de même non négligeable, ce qui,
d’ailleurs, ne heurtait en rien les idéologues chrétiens. Dans ces
conditions, on ne peut affirmer, sans plus, que « le
colonat s’est substitué à l’esclavage traditionnel » et que « les
nouveaux seigneurs fonciers » se sont établis « aux dépens de l’ancienne
classe dominante esclavagiste représentée par l’ordre sénatorial ». La
réalité fut plus complexe, sans aucun doute, mais, vu le caractère
limité de nos sources, elle se laisse difficilement appréhender.
Le
problème du colonat illustre bien cet état de choses. Le colon était un
paysan libre qui, contre redevance, recevait le droit de cultiver une
parcelle de terre agricole. Ce genre de bail à métayage était courant
sur les grands domaines (praedia)
privés ou publics du monde romain. Sous l’Empire tardif, les textes
législatifs révèlent une apparente dégradation de la condition des
colons. Ces derniers, ainsi que leurs descendants, sont désormais
impérativement liés (adscripti) à leur « lieu d’origine » (origo),
c’est-à-dire à la terre qu’ils cultivent. Ceci est apparu comme une
préfiguration du servage médiéval, et, longtemps, on a cru y voir une
mesure destinée à remédier à la défaillance de l’économie esclavagiste.
En réalité, l’obligation de rester sur sa terre d’origine est une
conséquence de la grande réforme fiscale promulguée par Dioclétien en
287. À cette occasion fut introduit le système de l’impôt par
répartition qui consistait à attribuer à chaque unité fiscale, du haut
en bas de la hiérarchie administrative, un certain nombre de parts (capita)
de la charge globale. Les grands domaines fonciers comptèrent de la
sorte parmi les unités de base, et, afin de soulager les agents du fisc,
leurs propriétaires, les domini, eurent chacun pour tâche de répartir et de percevoir l’impôt (capitatio)
dans leur domaine propre – ce qui n’était sans doute que la
systématisation d’un pragmatisme bien antérieur. Aussi est-ce pour
assurer la pérennité du rendement fiscal que les colons furent
légalement adscrits à la
terre. Ceux-ci restaient donc libres car l’obligation à laquelle ils
étaient assujettis était de droit public et non privé : autrement dit,
la loi visait à garantir l’intérêt de l’État – i. e. la rentrée de
l’impôt – et non celui des propriétaires fonciers qui, de leur côté,
bien sûr, cherchaient à maintenir leurs baux. Cependant, si la
législation visait, au départ, à protéger les colons, elle ouvrait
indéniablement la portes aux pires abus en déléguant aux domini
non seulement la collecte de la capitation mais aussi le contrôle de
l’obligation faite aux colons de rester en place. À la longue,
évidemment, au gré des défaillances de l’État, le pouvoir de ces
« seigneurs » finit par rompre l’équilibre et par détourner à son profit
ce fragile cadre juridique.
Dans
un monde où l’agriculture représentait encore la part majeure de
l’économie, les grands propriétaires fonciers étaient, sans conteste,
les principaux détenteurs des moyens de production, d’autant qu’ils
étaient aussi impliqués dans les échanges commerciaux. Sous l’Empire
tardif, ils formèrent une classe particulièrement opulente et puissante,
en Orient et, plus encore, en Occident. On ne saurait dire, toutefois,
qu’elle s’est constituée, par la grâce du colonat, en opposition à
l’ancien ordre sénatorial « esclavagiste ». Elle est, en fait, le
résultat des évolutions politiques, sociales et économiques des trois
premiers siècles de l’Empire qui ont vu l’ancienne aristocratie
italienne s’ouvrir peu à peu aux élites provinciales puis aux parvenus
de toute sorte, alors même que l’économie agraire se restructurait
diversement suivant les régions, en privilégiant d’autres modes de
production que l’esclavagisme. Nonobstant, ce correctif mis à part, il
est tout à fait plausible qu’une partie au moins de la classe des
« seigneurs » ait joué un rôle actif et intéressé dans la promotion d’un
christianisme promouvant si opportunément les valeurs « d’au- torité,
de travail et de famille » ; de nombreux signes montrent, en tout cas,
que cette classe s’est largement ralliée au camp de Constantin puis de
ses fils à partir de la victoire décisive du premier en 312, réalisant
ainsi le « basculement » évoqué par Stemmelen.
Reste, maintenant, un point essentiel. De ce qui a été dit jusqu’ici, on peut conclure que l’ébranlement de l’Empire, au IIIe siècle, n’est pas, dans son essence, assimilable à une crise économique
majeure – et encore moins à un « effondrement » –, comme le conçoit
Stemmelen à la suite de toute une tradition historiographique marquée du
plus typique des réductionnismes « modernes », à savoir l’économisme
(« réduction à l’économie des finalités sociales et des buts du
politique »). S’il en avait été ainsi, jamais l’Empire n’eût pu y
survivre comme il le fit. La crise, bien réelle en tout état de cause,
fut plutôt la conséquence d’un collapsus politique induit par une
impasse géopolitique. Les effets de cette dernière, un temps maîtrisés,
finiront par mener, au Ve siècle, à l’effondrement militaire et politique de l’Empire romain en Occident.
Depuis
ses origines, en effet, le système impérial souffrait d’une
contradiction majeure car, pour le faire accepter au terme de sanglantes
guerres civiles qui avaient abattu le pouvoir du Sénat, Auguste, le
premier empereur, avait dissimulé les réalités de la nouvelle monarchie
militaire en perpétuant le décorum des institutions républicaines. On
était donc toujours officiellement en République et le Sénat gardait, au
moins nominalement, un certain nombre de prérogatives, dont la
désignation de l’empereur, présenté comme le princeps,
« le premier des sénateurs » (d’où le nom de « principat » donné au
régime). Or, malgré l’opposition larvée de l’ordre sénatorial, les
réalités ultimes du pouvoir se trouvaient maintenant de facto
aux mains de l’armée (perpétuant l’idée du peuple romain en armes),
sans qu’aucun principe constitutionnel ne vînt clairement définir les
modalités de la succession impériale.
Par
ailleurs, la République, régime oligarchique d’assemblée – par nature
méfiant à l’égard des grands commandements affectés à de grandes
entreprises –, n’avait jamais élaboré de concept stratégique autre
qu’empirique et s’en tint toujours à quelques principes, dont le plus
constant consista à ne dépasser sous aucun prétexte l’écosystème du
bassin méditerranéen, berceau de la civilisation et base du système
international dans lequel se déployait la politique romaine. Le Sénat crut
possible, en effet, de se réserver « la part utile » du monde, quitte à
abandonner le reste à son sort, faisant sur ce point essentiel bon
marché des pesanteurs de la géopolitique et transposant à l’échelle de
l’œkoumène un comportement de propriétaire terrien typique de
l’aristocratie romaine. Ce fut le génie novateur de César qui, au temps de la révolution romaine,
amena la rupture avec cette posture restrictive en concevant une
authentique « grande stratégie » accordée à la vision d’un empire
universel. Le nouveau concept tirait les conséquences de la situation
très particulière et aussi très préoccupante de l’empire républicain,
lequel, bordant presque tout le pourtour de la Méditerranée, se
présentait comme une île inversée, avec ses côtes tournées vers
l’intérieur et ses territoires déployés en arc de cercle, ouverts aux
profondeurs continentales. La vulnérabilité de ces frontières
interminables s’étant brutalement révélée lors de l’invasion cimbrique
qui avait frappé l’Italie et les provinces depuis la péninsule
balkanique jusqu’à l’Espagne (113-101), l’objectif de César fut alors
d’annuler ces frontières en portant les limites de l’empire jusqu’aux
rivages de l’océan. La fameuse « guerre des Gaules » (58-51) fut
l’amorce de cette « grande stratégie » qui, d’emblée, s’orienta vers
l’Europe, hinterland de l’Italie. La mort du « dictateur » empêcha la
réalisation d’un plan qu’il prévoyait de poursuivre depuis la Caspienne
jusqu’à l’Atlantique. Le projet fut cependant repris par son petit
neveu, Auguste, le premier empereur, qui, après avoir plus clairement
encore donné la priorité stratégique à l’Europe plutôt qu’à l’Orient,
poussa jusqu’à la Baltique, la Bohême et le bassin des Carpates. L’échec
final de ce projet perspicace – dû plus à des raisons de politique
intérieure qu’aux difficultés rencontrées (révoltes germaniques et
illyriennes) – et le repli sur le Rhin et le Danube ordonné par Tibère,
son successeur, constituèrent le tournant décisif de toute l’histoire
stratégique romaine, car c’est sur ce front, entre mer du Nord et mer
Noire, qu’allait se décider le destin de l’Empire et, par suite, de
l’Europe. Cette décision, qui devait se révéler définitive, eut une
double conséquence : d’une part, elle entraîna le retour, sur un mode
élargi, à l’empire méditerranéen, caractérisé par un manque de
profondeur stratégique sur le théâtre européen, et, d’autre part, elle
redonna, par contrecoup et comme sous la République, la priorité à
l’Orient et à ses mirages. Ce choix équivalait à une faute géopolitique
capitale dont, aujourd’hui encore, la portée historique semble échapper
autant aux historiens qu’à Stemmelen, qui écrit benoîtement que
« Julien, comme bien avant lui Trajan ou Septime Sévère, avait compris
que l’Orient pourrait redonner à l’empire romain une raison d’être et
une identité collective » (p. 163).
Aussi, s’il n’y eut manifestement pas progression linéaire mais basculement
du monde traditionnel vers l’ordre nouveau, la raison première en fut,
selon toute apparence, la conjonction fatale entre les fragilités
internes du régime impérial et une configuration géopolitique au plus
haut point défavorable. La crise, déjà latente depuis la fin du IIe siècle, atteint son maximum au cours du IIIe,
surtout durant les cinquante années qui s’écoulent de l’assassinat
d’Alexandre Sévère (235) à la proclamation de Dioclétien (284). L’Empire
est alors confronté à des attaques de grande ampleur simultanément sur
plusieurs fronts. À l’est, sur le plateau iranien, la dynastie parthe
déclinante cède la place à celle, beaucoup plus agressive, des
Sassanides, lesquels se réclament de l’héritage des Achéménides, jadis
vaincus par Alexandre le Grand ; en clair, ils revendiquent tout
l’Orient romain et percent les défenses de celui-ci jusqu’à la
Méditerranée. Au sud, les nomades du désert africain multiplient les
razzias. Enfin, les peuples germaniques et leurs alliés s’ébranlent sur
un front allant de la mer du Nord à la mer Noire, et lancent une
multitudes de raids sans cesse renouvelés sur les provinces européennes
de l’Empire : bientôt l’Espagne, l’Italie, la Grèce et même l’Asie
Mineure sont touchées. La profonde dénivellation culturelle séparant
l’Europe romaine des « Barbares » avait été l’occasion pour ces derniers
de se mettre à l’école de la civilisation romaine, tout comme il
l’avaient fait, jadis, à celle des Celtes laténiens. L’archéologie
révèle aujourd’hui l’ampleur des influences exercées par Rome sur ses
voisins du Nord – à travers une diplomatie active, un commerce
téléguidé, un recrutement assidu de mercenaires et un transfert étonnant
de richesses et de technologies. Le résultat fut une militarisation et
une organisation croissante des sociétés germaniques, dont les liens
gentilices furent de plus en plus doublés par des structures
politico-guerrières héritées des Celtes d’Europe centrale et
perfectionnées au contact de la machinerie militaire romaine, celles des
comitatus (all. Gefolgschaften)
vouant, par serment, de grandes compagnies à des chefs de guerre
entreprenants, capables de mener des actions prédatrices et de
redistribuer ensuite le butin accumulé.
Sous
cette formidable pression, le système défensif romain fut débordé et le
transfert répété de troupes du front européen vers l’Orient entraîna la
ruée toujours renouvelée de véritables armées germaniques vers les
richesses convoitées du Sud. Pillages, destructions, massacres et
déportations de prisonniers ne se comptèrent plus ; les provinces
européennes furent ainsi le plus durement touchées et c’est là qu’on
peut voir se profiler, à des degrés variables, le plus d’impacts
économiques et sociaux. Le paroxysme fut atteint en 260, lorsque la
défaite et la capture de l’empereur Valérien par les Perses entraîna la
sécession de pans entiers de l’Empire, contraints de prendre acte de la
défaillance du pouvoir central et d’assurer eux-mêmes leur défense. Les pronunciamientos
et les usurpations, autant que les guerres internes et externes,
consacrèrent le rôle démesuré des armées et achevèrent ainsi de
désorganiser l’État. Celui-ci, en la personne des « empereurs-soldats »,
n’eut alors de cesse de se trouver une nouvelle légitimation capable de
mobiliser les forces nécessaires à la reconquista
et à la restauration de l’Empire. C’est dans ce contexte de chaos à
peine maîtrisé que se place la totale refonte des institutions tentée
par Dioclétien, encore placée sous les auspices de la religion romaine
traditionnelle, et qui devait aboutir à l’éphémère système tétrarchique.
C’est toujours dans ce contexte que le rebelle Constantin cherchera à
imposer son pouvoir, cette fois, selon Stemmelen, en s’appuyant sur un
tout nouveau parti de possédants et dans un esprit révolutionnaire
implacable et sans scrupules que perpétueront ses successeurs. Jésus dit
le « Christ », l’icône du nouveau régime, n’avait-il pas été explicite,
en son temps, lorsqu’il déclarait sans ambages : « Quant à mes ennemis,
ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici, et
égorgez-les en ma présence » (Luc, 19, 27).
Conclusion :
l’Histoire officielle mérite, à maints égards, une révision radicale.
Les « racines chrétiennes de l’Europe », dont on nous rabat les
oreilles, constituent un mensonge absolu : depuis quand des racines se
trouvent-elles si haut sur l’arbre ? La christianisation fut un accident
tardif de l’histoire européenne. Celle-ci plonge ses vraies racines
bien plus loin, dans un passé fabuleux dont le Parthénon, les mégalithes
et la grotte Chauvet ne sont que des étapes parmi tant d’autres. C’est
en cela qu’il faut saluer le bel effort de Stemmelen : « La religion des
Seigneurs » est un essai et, comme tel, l’ouvrage n’est pas exempt
d’objections critiques, mais il n’en demeure pas moins un livre
documenté et stimulant pour la discussion, d’autant que l’importance de
son sujet n’est pas à démontrer.
Willy Fréson, juin 2011.