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samedi 22 octobre 2016

Le gouvernement ne peut pas se permettre un conflit avec la police








Julia Pascual, journaliste au « Monde » et spécialiste de la police, a répondu à vos questions sur les mobilisations nocturnes des forces de l’ordre.

Les manifestations nocturnes de policiers se sont multipliées cette semaine, suite à l’agression de quatre fonctionnaires le 8 octobre à Viry-Châtillon (Essonne) ; l’exécutif tente de reprendre la main et de répondre aux attaques de l’opposition. Après des rassemblements dans la nuit de mercredi à jeudi à Paris, Toulouse, Bordeaux, Nancy, Toulon, Nice, Marseille et Lyon. Près de 500 policiers se sont encore mobilisés, dans la nuit de jeudi 20 à vendredi 21 octobre, place du Trocadéro, dans le 16e arrondissement de Paris, ainsi qu’à Bobigny (Seine-Saint-Denis), Evry (Essonne), Toulouse, Carcassonne, Bordeaux, Montpellier ou Brest. François Hollande a annoncé qu’il recevrait les syndicats de policiers en « début de semaine ». Julia Pascual, spécialiste des questions liées à la police, a répondu à vos questions.

Matou : Quelles sont les revendications des policiers ?

Julia Pascual : Les revendications sont multiples. Elles concernent les questions de moyens (matériel, locaux, effectifs…) mais pas seulement. Les policiers qui manifestent sont critiques à l’égard des syndicats, de la classe politique, de leur hiérarchie et du système judiciaire. Le point de départ, ne l’oublions pas, est l’attaque d’agents à Viry-Châtillon. Les policiers expriment aussi un ras-le-bol par rapport aux violences qu’ils subissent.

Histoire08 : Pourquoi la police était-elle la seule à manifester sa colère ? Les gendarmes exercent-ils dans des conditions différentes ? Merci.

Julia Pascual : La police et la gendarmerie représentent les deux forces de sécurité intérieure. Mais restent de corps distincts. En outre, les gendarmes ont le statut militaire et, à ce titre, n’ont pas le droit de se syndiquer. Ils peuvent néanmoins partager certaines frustrations avec les policiers. Je pense notamment à l’image répandue d’une justice trop laxiste vis-à-vis des délinquants. Ou au manque de moyens matériels. Comme les policiers, les gendarmes peuvent se plaindre par exemple d’avoir un parc automobile trop vétuste.

Rosy : Bonjour. Comment expliquez-vous le fait que M. Cazeneuve, généralement très prudent dans ses propos, a pu parler de « sauvageons » pour qualifier l’agression à Viry-Châtillon, contribuant ainsi, pour une part, à déclencher le mouvement de colère des policiers ?

Julia Pascual : Je ne suis pas sûre que cela ait beaucoup joué sur le déclenchement de la colère. La violence particulièrement grave de l’agression de Viry-Châtillon suffisait amplement, à mon sens, à faire l’effet d’une étincelle. Les ministres de l’intérieur sont dans leur rôle politique attendu lorsqu’ils prennent la défense des forces de l’ordre. On l’a vu par exemple pendant les manifestations contre la loi travail, émaillées d’affrontements entre manifestants et forces de l’ordre. A quelques mois de l’élection présidentielle, le gouvernement ne peut enfin pas se permettre d’un conflit qui dure avec la police.

Léo : Pourquoi l’Etat n’intervient pas face à ces manifestations « sauvages » où les policiers sont armés, avec des cagoules ? Quand ce sont des jeunes, des précarisés, l’Etat envoie les CRS

Julia Pascual : Les manifestations de policiers ne sont pas déclarées, mais les autorités dépêchent des dispositifs de sécurisation. A Paris par exemple, hier soir, les gendarmes mobiles ont stoppé l’avancée des policiers à quelques mètres du palais de l’Elysée et de la place Beauvau. Par rapport au fait que des policiers soient avec leur arme de service, ou se soient déplacés en uniforme et avec leur véhicule administratif, c’est précisément ce qui a déclenché une condamnation par le directeur général de la police nationale et l’ouverture d’une enquête administrative. Cela est contraire aux obligations statutaires : les policiers n’ont pas le droit de grève. Ils peuvent se mobiliser, mais en dehors de leur service. Il n’en demeure pas moins que, compte tenu de la sensibilité de cette crise pour le gouvernement, celui-ci n’a pas intérêt à trop taper du poing sur la table. Il préfère jouer la carte de l’apaisement et de la compréhension pour éteindre au plus vite l’incendie.

Delphine : Bonjour. Droite et gauche s’envoient des chiffres à la figure, sur le nombre de postes supprimés, et créés. Qui a raison ?

Julia Pascual : Il y a bien eu, sous le précédent quinquennat, de l’ordre de 13 000 suppressions de postes, soit 7 000 dans la police et 6 000 dans la gendarmerie. C’est le résultat de la révision générale des politiques publiques. Le gouvernement socialiste a mis fin cette « hémorragie », compte tenu des attentats et de la persistance de la menace terroriste notamment. A la fin du quinquennat de François Hollande, le niveau des effectifs de 2007 ne sera pas pour autant retrouvé.

Laurent : On entend régulièrement des policiers-politiques demander le changement des règles d’utilisation de leur arme. On nous explique que les policiers vivent la violence au quotidien, et que la loi sur la légitime défense ne convient pas pour les policiers. Mais quels changements souhaitent-ils exactement ?

Julia Pascual : Les policiers expriment souvent une crainte, celle de se voir reprocher et poursuivis pour avoir utilisé leur arme en dehors des règles. Cela justifie qu’ils demandent une réforme de la légitime défense. Sur ce sujet, vous pouvez lire cet article des Décodeurs.

Manon : Pourquoi les policiers parlent-ils de la violence qu’ils subissent quand les témoignages sur les humiliations qu’ils exercent dans les quartiers populaires se multiplient et quand leur impunité semble flagrante (Rémi Fraisse, Zyed et Bouna…) ?

Julia Pascual : L’un n’empêche pas l’autre. Le « malaise policier » est un peu consubstantiel à la police, et il se nourrit notamment du sentiment de désamour que les agents éprouvent face aux accusations de violences policières et aux violences concrètes qu’ils essuient, notamment dans certains quartiers ou lors des manifestations contre la loi travail. La France se distingue d’ailleurs de ses voisins européens par cet aspect : nous avons une population particulièrement méfiante vis-à-vis de sa police et l’inverse est aussi vrai. La police française se méfie particulièrement des citoyens. Cette défiance ne contribue certainement pas à un apaisement des rapports. Les raisons structurelles à cela sont nombreuses, difficiles à résumer dans ce chat, mais elles tiennent notamment de l’étatisation de la police française, du recrutement des policiers, du style de police plus axé sur l’anticriminalité que sur la prévention…

Jean-robu : Quels sont les syndicats qui encouragent ces mouvements ?

Julia Pascual : Globalement, aucun syndicat ne dénonce brutalement l’actuel mouvement. Ils n’ont certainement pas envie de montrer qu’ils ont « perdu la main ». Pourtant, c’est aussi une défiance à leur égard qui s’exprime ces jours-ci. Si l’on entre un peu plus dans le détail, on peut dire que l’actuelle grogne provient principalement des policiers de la « base », c’est-à-dire des gardiens de la paix qui exercent en sécurité publique. Du coup, les syndicats de gardiens de la paix (Alliance, Unsa, Unité SGP Police FO) sont plus actifs pour essayer de soutenir la grogne – et de la traduire en revendications matérielles devant le pouvoir politique – que les syndicats d’officiers et de commissaires. Ces derniers sont toutefois présents dans le débat aussi.

Folivao : A-t-on des nouvelles sur les appels à manifester en soutien des policiers de la part de certains groupes se disant « patriotes » ?

Julia Pascual : Je n’ai pas à cet instant d’information précise là-dessus. Ce qu’on peut dire néanmoins, par rapport notamment au rôle prétendu du Front national dans le déclenchement de la colère, c’est que, sur le terrain, lors des rassemblements, les policiers réfutent tous cette idée. Indépendamment de la sympathie qu’ils peuvent manifester pour le parti de Marine Le Pen, le fait d’être descendu dans la rue est assez spontané. Et lié à l’attaque de Viry-Châtillon.

Tom : Bonjour, pourrait-on avoir des chiffres quant à l’augmentation des violences sur le corps policier, comparé à l’évolution des violences par le corps policier. Aussi, existe-t-il des chiffres précis quant au taux de mortalité chez la police, en comparaison d’autres métiers (pécheurs, éboueurs, cordistes…) ? Merci pour vos éclairages

Par rapport aux violences contre les policiers, je vous suggère de lire cet article qui propose des chiffres de 2015. Près de 12 388 policiers ont été blessés en 2015, un nombre en baisse de 0,6 % par rapport à 2014, avec toutefois davantage de blessés parmi les policiers assurant des missions de sécurité publique.

André Etchegarai : Sommes-nous vraiment censés croire les policiers qui affirment qu’aucun syndicat ou parti n’organise ce mouvement en sous-main ? Je veux bien croire à un mouvement spontané dans un commissariat isolé, mais un mouvement spontané à l’échelle d’un pays, en période électorale de surcroît, ce n’est pas crédible selon moi. Et donc du coup, qui est à la manœuvre ?

Julia Pascual : Une fois de plus, je ne pense pas qu’il faille voir une quelconque manœuvre. Le mouvement est né de l’attaque de Viry-Châtillon. Les premiers policiers à s’être rassemblés venaient justement d’Evry, en Essonne, et ont rejoint les Champs-Elysées à Paris. Il ne faut pas oublier que la police est une institution où il existe un fort corporatisme, une identité professionnelle et collective très forte, qui peut expliquer les rassemblements en solidarité qui essaiment dans plusieurs villes de France.

Le Monde