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samedi 8 septembre 2018

Une Rhétorique mainstream cache les autres

Source inconnue


À aucun moment l’école ne nous apprend à parler en public. Pour en être convaincu, il suffit d’avoir subi, ne fût-ce qu’une fois, la lecture monocorde d’un universitaire lisant sa communication sans lever le nez de ses papiers ni regarder son public, pour finalement largement dépasser son temps de parole. Pourtant, dans la vie quotidienne, la communication orale prime de loin sur l’écrit, et son importance dans le «monde du travail » est telle que d’innombrables entreprises proposent maintenant des stages de « coaching vocal », avec un argumentaire bien rodé, dont voici un exemple représentatif: « Une bonne communication orale professionnelle est fondamentale pour motiver ses salariés, vendre un produit, déléguer des tâches, améliorer son image ou asseoir son autorité » (lu sur le site Beauparleur.com, dont la « team » se compose de six membres se présentant comme  « comédien et coach », ou « comédienne et coach »).
Le succès du concours Eloquentia et des films À voix haute, Les débatteurs et Le Brio a récemment renforcé l’idée selon laquelle il suffirait d’acquérir un ensemble de techniques pour « réussir » à l’oral, voire au « grand oral » que le ministre de l’Éducation nationale a voulu inscrire au programme du baccalauréat. Ceci afin de permettre, selon Jean-Michel Blanquer, « de travailler une compétence recherchée et pourtant peu, ou pas évaluée jusqu’ici » (Construisons ensemble l’École de la confiance, Odile Jacob, 2018).
La parole est un sport de combat ! proclame le titre du livre de Bertrand Périer, médiatique avocat formateur au programme Eloquentia, et en août 2018 cet ouvrage se classait vingtième des meilleures ventes d’Amazon dans la catégorie des « essais de sciences humaines ». On l’aura compris: pour réussir, il faut se battre, et la parole est une arme. Pour apprendre à l’utiliser, il suffit de s’inscrire à un stage de « coaching vocal » ou de s’imprégner de l’un des nombreux ouvrages du type Parler en public ou L’art de la parole trouvant place au rayon « développement personnel » des librairies.
Ce succès est une aubaine pour bien des chanteurs et comédiens devenus « coachs », même si tous ne facturent pas leurs conseils 14000 euros, comme le fit l’ancien baryton Jean-Philippe Lafont devenu coach vocal d’Emmanuel Macron durant la campagne du futur président (avant de devenir celui de la ministre du Travail Muriel Pénicaud).
Voyons ce que proposent les formations dont les publicités abondent sur Internet.
« La rhétorique est née avec la démocratie et pour la démocratie », et « être un bon rhéteur, c’est savoir ordonner et mettre en forme ses idées de façon à convaincre ses interlocuteurs »… On s’initiera donc à « la » rhétorique, apprenant à bien distinguer les arguments (logos), le charisme (ethos), et les émotions (pathos). On pratiquera une « approche technesthésique: discipline du développement de l’être et de la personne, dans et par la parole (technê : savoir faire et sensation: aisthêsis, désignant le contraire d’anesthésie). » Et l’on travaillera naturellement anaphores, épanalepses, synecdoques, prosopopées, isocolies, épanaphores et autres hypotyposes.
Mais que s’est-il donc passé, pour que, d’une seule voix, les teams de coachs se mettent soudainement à parler grec? Pourquoi cet appel à une Antiquité qui n’en peut mais? D’où vient cet amalgame systématique entre « art de la parole » et « rhétorique »? Ne s’est-il rien passé entre la Grèce ancienne et l’actuelle promotion libérale d’une rhétorique utilitaire?
Le bruit médiatique autour de ces sujets ne cesse d’enfler, et un présentateur vedette annonce, pour la rentrée 2018, la mise en place d’un concours d’éloquence intitulé Le Grand Oral, qui sera diffusé en « prime time ». Hélas, ce tumulte rend presque inaudible une vérité dont on chercherait en vain la mention dans toutes les références qui viennent d’être citées: il n’existe pas UN art de la parole, ni UNE rhétorique, mais plusieurs.
À côté de la tradition rhétorique savante s’est toujours déployé un art verbal traditionnel: celui des comptines, des virelangues et des facéties, des randonnées, des devinettes, des proverbes et des contes. Vaste domaine dont Ariane de Felice a montré l’infinie richesse tout au long des 840 pages de sa thèse soutenue en 1957: Essai sur quelques techniques de l’art verbal traditionnel. Dans ce travail dont on ne saurait trop conseiller la lecture à nos coachs, elle inventoriait les procédés mis en œuvre par les conteurs, en soulignant les difficultés de cette tâche, tant « il est plus difficile qu’on ne l’imaginerait de se dégager de certaines manières de voir qui nous viennent de notre civilisation de l’imprimé ».
Chaînes verbales, clichés formulaires, alternances, inversions, couples d’oppositions, séries avec énumération simple ou reprises cumulatives, concaténations, élargissements progressifs sont autant de techniques verbales dont les attestations foisonnent dans les traditions orales, et qui sont encore largement utilisées par les tchatcheurs, rappeurs et slameurs. Malheureusement, l’Éducation nationale ignore tout de ce monde, et lutte même contre.
Un exemple simple permettra d’illustrer cette affirmation: n’avons-nous pas tous appris à l’école qu’il convient d’éviter les redites? Un exercice de français répandu ne consiste-t-il pas à débusquer les répétitions d’un texte, pour les éliminer? Il s’agit certes d’un entraînement utile, permettant notamment d’enrichir son vocabulaire. Mais qu’il faille « éviter les répétitions » n’est pas une vérité générale, absolue. Au contraire, l’art verbal peut les rechercher. Ainsi, le procédé dit de la « triplication intensive » ou « répétition d’intensité » fera dire: « c’était une fille belle, belle, belle… », là où l’instituteur aurait certainement recommandé d’écrire qu’elle était d’une « grande beauté ».
Les conteurs traditionnels étaient des maîtres de cet art verbal qui ne doit rien à « la » rhétorique. Jusqu’au début du vingtième siècle, il y avait dans chaque canton de France, sinon dans chaque village, au moins une personne capable de transmettre ce savoir-faire — contes, musiques et chansons ne se propageaient alors qu’oralement. Las ! Combien sont partis à la Grande Guerre et n’en sont pas revenus? Combien de veuves ont alors perdu le goût du chant et des contes?
Que saurait-on des traditions orales des Poilus sans les enquêtes de Robert Hertz, jeune et brillant anthropologue élève de Durkheim, né en 1885? Servant comme sous-lieutenant d’infanterie, il fit au front une large moisson de traditions orales, en particulier d’intéressants mimologismes, avant d’être fauché à Marchéville, dans la plaine de la Woëwre, le 13 avril 1915. Dans une lettre accompagnant son recueil, le jeune ethnologue précisait que « tous ces discours viennent des vieux; c’est une science traditionnelle qui malheureusement ne se transmet plus ».
Et que saurait-on de l’inventivité linguistique des poilus sans le dictionnaire rédigé dans les tranchées par François Déchelette? Si certains termes de leur argot sont toujours vivants, à l’instar de pote ou barda, plus personne ne connaît, par tradition, des contes merveilleux d’une heure et plus.
À la fin de la Première Guerre mondiale, d’innombrables villages avaient donc perdu leur musicien ou leur conteur. Une grande part de la tradition s’est alors rompue. Ariane de Felice, conduisant des enquêtes à Mayun, en Loire-Atlantique, de 1947 à 1950, put encore y faire une ample moisson de contes merveilleux, recueillis auprès de quelques vanniers à la mémoire admirable. Pourtant, abordant la question des veillées durant lesquels se transmettaient ces récits, elle constatait alors que « L’aspect de ces réunions a naturellement beaucoup changé depuis vingt ou trente ans. Là, comme partout ailleurs, dans les campagnes françaises, la guerre de 1914-1918 a introduit une sorte de coupure entre les générations. »
Ainsi ont disparu nombre des praticiens d’un art verbal vivant et populaire, complètement ignoré des chantres actuels de la rhétorique et des Grands’O. Bien sûr, il serait vain de regretter un passé révolu, et il n’est pas question non plus de l’idéaliser. L’important est que les travaux de folkloristes comme Ariane de Felice et Robert Hertz comptent au nombre de ceux qui peuvent nous permettre de retrouver les principes de cet art.
Cependant, le succès des actuels « coachs vocaux » ne laisse pas d’inquiéter: l’apprentissage qu’ils proposent frise le dressage utilitariste, par acquisition d’une série de procédés n’ayant d’autre but que de favoriser le succès à de bien nommées « épreuves ».
Or en ce domaine comme en bien d’autres, on ne saurait trop recommander une approche anthropologique. Il ne s’agirait alors plus de se déprendre des « mauvaises » pratiques (celles qui conduisent à l’échec) pour en acquérir de « bonnes » (celles qui permettent la réussite), mais de pratiquer un comparatisme épanouissant. C’est par l’examen des contrastes que l’on accède aux codes, et les ayant découverts, il est possible d’arriver à en jouer. Découvrir les mécanismes de plusieurs arts de la parole et les comparer ne peut que faciliter leur apprentissage, alors qu’il serait particulièrement contre-productif de ne s’inféoder qu’à la seule rhétorique héritée de l’Antiquité savante.
Alice Bauer (1877-1927), pédadogue novatrice qui introduisit en France les premiers jardins d’enfants, avait épousé Robert Herz en 1904. Du front, son mari lui envoya, le 3 octobre 1914, cette réflexion que nous pouvons faire nôtre:
« Ce que je souhaite le plus à nos petits, c’est de ne pas être prisonniers de la tradition citadine, livresque et bourgeoise. »

Quelques lectures:

Félice Ariane de 1950. «Contes traditionnels des vanniers de Mayun (Loire-Inférieure)Nouvelle revue des traditions populaires 2(5): 442-466.
Hertz Robert 1928. Sociologie religieuse et folklore. Paris: Félix Alcan, 249 p.
Et sur la correspondance de Robert et Alice Hertz voir ici.