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lundi 31 mars 2014

Aymeric Chauprade : l’ennemi, c’est la dictature du relativisme



Aymeric Chauprade : l’ennemi, c’est la dictature du relativisme
Le géopoliticien Aymeric Chauprade a accordé à L’Homme Nouveau un long entretien de cinq pages consacré à son métier, ses livres (il vient de faire paraître la troisième édition de Chronique du choc des civilisations ), à la difficulté de distinguer entre les analyses de l’expert et ses engagements, mais surtout à son regard sur la situation internationale. Il nous a paru extrêmement intéressant de noter les liens qu’il établit entre la tentation mondialiste et l’imposition de la théorie du Genre. Nous publions ci-dessous deux courts extraits de cet entretien. L’intégralité de celui-ci est disponible pour nos abonnés via leur compte personnel et pour ceux qui souhaitent commander le numéro.

Pendant la crise syrienne, les Occidentaux, politiques et médias, ont invoqué le respect des Droits de l’homme et du droit international. Ces critères, d’ordre idéologique, ne modifient-ils pas en profondeur le sens de la politique internationale ?

La politique internationale s’est toujours traduite par une dualité entre l’idéalisme et le réalisme, entre la politique menée au nom des valeurs et celle menée au nom des intérêts nationaux quand ceux-ci n’étaient pas d’ordre plus strictement privé. L’idéalisme religieux a lui aussi soulevé les foules par le passé. Aujourd’hui la religion officielle de l’Occident c’est celle des Droits de l’homme et de la démocratie, une religion sans Dieu (donc une philosophie plutôt qu’une religion mais elle a son clergé), une religion civile, qui prétend libérer l’homme ici et maintenant, mais sans la bonne nouvelle du Christ. C’est une nouvelle forme d’universalisme qui cherche à s’imposer partout, venant de l’Occident américain et de ses alliés, mais sans la transcendance. Or c’est justement là où le bât blesse car s’il n’y a pas la transcendance, il n’y a que l’individu-roi, il n’y a que les droits et les appétits de l’individu.

Ce que le monde occidental est en train d’exporter, par la guerre, par le chantage à l’argent (le chantage à l’aide auprès des pays en voie de développement) c’est l’idée simple que chaque individu est son propre système de normes, qu’il n’existe plus de loi naturelle qui s’impose à nous. Selon cette croyance, nous ne serions désormais que ce nous voudrions être et non plus ce que nous sommes de fait (théorie du Genre), nous devrions avoir le droit à ce que la nature ne peut nous donner (un enfant pour le couple homosexuel), nous aurions le droit d’aller puiser dans le matériau humain pour refaire telle ou telle partie de notre corps selon notre propre désir et non selon la volonté naturelle (c’est-à-dire celle de Dieu). Il est incontestable que la politique d’ingérence de l’Occident, en Syrie comme ailleurs, contient pour partie cette dimension idéologique, révolutionnaire, qui vise à transformer le monde pour y installer partout ce nihilisme des valeurs.

Mais cette politique a une autre face, qui finalement n’est en rien contradictoire avec la dimension idéologique : l’optimisation des intérêts matériels de l’oligarchie mondialisée occidentale. La Syrie est une route potentielle d’évacuation du pétrole et du gaz des monarchies du Golfe vers l’Europe. Les Américains qui veulent, d’une part, affaiblir la dépendance des Européens de l’Ouest et du Centre au gaz russe et, d’autre part, renforcer celle des Chinois aux hydrocarbures du Moyen-Orient placés sous leur contrôle, cherchent à intégrer la Syrie puis l’Iran dans leur vaste dispositif. La Syrie est un corridor pétrolier et gazier et aussi une zone très potentielle en termes de gisements. Les découvertes récentes (à partir de 2009) en pétrole et gaz off-shore dans le bassin du Levant, en Méditerranée orientale montrent l’abondance des réserves dans les eaux israéliennes mais aussi libanaises et très probablement syriennes (selon l’Institut d’études géologiques des États-Unis [USGS], un organisme géologique américain qui fait référence, la Syrie est même le bassin le plus potentiel de la zone).

J’ai écrit plusieurs articles sur l’importance des hydrocarbures en Méditerranée orientale et leur rapport avec ce qui se passe en Grèce, à Chypre mais aussi en Syrie. Il y a une sorte de Grand Jeu comparable à ce qui s’est passé à partir du milieu de la décennie 1990 autour de la mer Caspienne.

Donc la politique internationale de l’Occident est la combinaison de cela, l’idéologie nihiliste venue d’Occident qui veut s’exporter et l’accomplissement du plan américain pour maintenir sa suprématie mondiale dans un contexte de plus en plus multipolaire.

Quant au droit international, il est justement défendu par la Russie, par la Chine et par l’ensemble des émergents qui soutiennent un monde fondé sur la souveraineté étatique et refusent cette ingérence occidentale. L’ingérence et la guerre menée au nom des Droits de l’homme, cela n’a rien à voir avec le droit international. Le droit international interdit, à juste titre, d’agresser son voisin. La Syrie n’a agressé personne. Son régime se défend contre une rébellion armée qui a commencé son action violente par l’assassinat de militaires syriens avant de faire sauter des voitures piégées dans Damas. L’agression vient justement des voisins de la Syrie, de l’Arabie Saoudite, du Qatar, et elle est soutenue par l’action occulte (services secrets) des pays occidentaux. Ce que je dis n’a rien à voir avec de l’idéologie. Ce sont des faits qu’aucun expert sérieux ne peut contester. Ensuite, bien sûr, je ne me fais aucune illusion sur la brutalité du régime dans sa réponse. Elle est probablement peu proportionnée et touche des quartiers entiers sans distinction entre les assaillants eux-mêmes et leurs femmes et leurs enfants (idem pour l’action de la rébellion). Mais il faut bien comprendre que nous parlons de l’armée syrienne. Les armées israélienne et américaine disposent, elles, des outils technologiques permettant la guerre discriminante (qui malgré ces outils ne l’est pas tant que cela). L’armée syrienne est une armée ancienne, de modèle « Guerre froide », conçue pour des conflits inter-étatiques et non pour de la contre-insurrection. Le nombre important de morts vient de là. Lorsqu’une armée classique et ancienne mène une guerre classique contre une insurrection mêlée à la population cela donne des crimes atroces. Mais n’oublions pas la responsabilité première, ne perdons pas du regard ceux qui ont créé la condition de ce chaos, qui sont responsables de ces milliers de morts civils, de ces chrétiens massacrés. Je suis extrêmement sévère avec nos choix gouvernementaux. Ils ne peuvent pas se soustraire à la responsabilité énorme qu’ils portent dans ces crimes commis de part et d’autre.

Vous estimez qu’un monde « multipolaire » est une nécessité aujourd’hui face à la « bipolarité » qui se met en place. Que voulez-vous dire exactement ?

Depuis 1990 les Américains soutiennent l’unipolarisation du monde autour d’eux. Ils essaient de transformer le monde à leur image et selon leurs intérêts. Mais le retour de la Russie et de la Chine, comme l’arrivée sur la scène de la puissance des « émergents », bouleversent ce programme unipolaire. Une tendance multipolaire forte s’oppose à cette tendance uniformisatrice et suprématiste américaine. À la multipolarité géopolitique s’ajoute de plus en plus une sorte de nouvelle bipolarité idéologique. De manière simple, d’un côté le programme individualiste et matérialiste occidental poussé à l’extrême (comme le droit des minorités sexuelles, par exemple), de l’autre la résistance des civilisations et leur tradition (christianisme, islam, sagesses d’Asie,…) à ce projet occidental. Il me semble que la bipolarité idéologique qui se dessine est là. Elle ne tient pas dans l’opposition libéralisme/communisme, l’opposition de deux matérialismes (dont un est tombé en partie grâce à la résistance forte opposée en Europe par le christianisme) ; elle est bien plus dans l’opposition entre matérialisme et traditionalisme que l’on peut résumer à la fracture du monde entre d’un côté ceux qui croient que l’individu est la valeur suprême, de l’autre côté ceux qui pensent que la transcendance ou le bien commun sont supérieurs à la personne. Mon engagement se situe clairement dans le deuxième camp. L’ennemi c’est le matérialisme qui, sous des formes diverses, ronge nos sociétés et explique une grande partie de leurs maux. L’ennemi c’est la dictature du relativisme qui règne partout chez nous, dans les médias, à l’école, et qui détruit la civilisation française, qui de plus est frappée de plein fouet par le choc d’une immigration massive, pour partie inassimila­ble. Donc j’entends participer à un projet qui non seulement soulève le problème de l’identité en France, mais soulève aussi le problème du matérialisme et réhabilite la transcendance en politique.
 
Notes