Robert Steuckers
Archives - 1988
Un ouvrage collectif sur Schopenhauer (ou 8 raisons de le relire)
♦ Wolfgang Schirmacher (Hrsg.), Schopenhauers Aktualität : Ein Philosoph wird neu gelesen, Passagen-Verlag, Vienne, 1988, 362 p.
Le 200ème
anniversaire de la naissance de Schopenhauer a amorcé un intérêt pour
sa personne et sa philosophie. Ce philosophe demeure d'actualité, pense
Reinhard Margreiter, vice-président de la Internationale Schopenhauer-Vereinigung, pour 8 raisons essentielles :
- 1) Il a développé un discours philosophique double : académique d'une part, populaire d'autre part.
- 2) Il insiste sur la vérité et cultive un affect anti-idéologique.
- 3) Il donne la priorité à la réflexion par rapport à l’intuition.
- 4) Il est l'un des premiers, en Europe, à abandonner l'euro-centrisme philosophique de façon conséquente.
- 5) Il déploie une éthique ontologique, non anthropocentrique.
- 6) Il entonne un plaidoyer pour une mystique non obscurantiste, ancrée dans les phénomènes.
- 7) Il jette les bases d’une phénomenologie critique des religions.
- 8) Il traite de façon originale le problème de la dialectique.
I. Discours académique et discours populaire
Les
premiers adeptes de Schopenhauer ne furent pas seulement des
universitaires mais aussi des gens issus de tous les milieux sociaux et
professionnels. Cette hétérogénéité du public crée une communauté de
communication, où s'échangent des vues et se commentent des
expériences très différentes les unes des autres, provoquant
l'émergence d'un discours interdisciplinaire de nature plurielle et «
exotérique ». C'est dans cette volonté de limiter l'ésotéricité du
discours philosophique et de promouvoir l’exotéricité de la philosophie
que réside l'actualité de Schopenhauer. Dans le discours pluriel qui en
découle, les éléments philosophiques, scientifiques, existentiels,
etc., interagissent les uns sur les autres et la philosophie doit
explorer ces plages d'interaction, tout en résistant à la tentation de
s'abstraire de ce tumulte. La philosophie, placée à l'intersection du
savoir et de la vie quotidienne, doit servir de pont.
II. La « vérité » et l'affect anti-idéologique
Quand
Schopenhauer se concentre sur la “vérité”, il ne cherche pas un monde
au-delà du monde, un “double” du monde (pour reprendre une expression
de Clément Rosset qui lui a consacré une biographie dans la collection
SUP des PUF) (1), mais marque sa volonté d'aller à l'essentiel en toute
indépendance sans avoir à dépendre d'institutions ou de donateurs.
L'insistance sur la “vérité” est aussi refus du culte des personnalités
(qui ne sont dès lors que gesticulations éphémères) et de l'hypocrisie
de toutes les orthodoxies (qui impliquent fermeture au monde). Les
idéologies étant les travestissements d'un optimisme béat, Schopenhauer
les combat parce qu'elles empêchent le philosophe de mener à fond sa
quête intellectuelle, de parfaire sa recherche des ressorts ultimes du
monde, ressorts qui n'autorisent en rien l'optimisme historicisant.
III. Réflexion et intuition
À
l'époque où Schopenhauer formule sa philosophie, les principaux
idéalistes allemands, Fichte, Schelling et Hegel, plaçaient l'intuition
au-dessus de la réflexion. Pour Schopenhauer, c’est ouvrir la porte à
toutes les charlataneries. La réflexion intellectuelle a ses droits et
elle n’est pas le contraire de l’Anschaulichkeit, c’est-à-dire
de la vision directe, inspirée et spontanée du concret. Elle n'est
évidemment pas but en soi mais moyen de ne pas basculer dans
l'obscurantisme. Pour Margreiter, ce rôle dévolu à la réflexion doit
nous interpeller à nouveau, à notre époque dite “postmoderne”,
où une certaine postmodernité sauvage, diffuse, charlatanesque, risqué
d’étouffer l’éclosion d’une postmodernité précise et sérieuse (2).
Schopenhauer défendait la réflexion contre l’intuitionnisme aveugle et
acritique en vogue à son époque. Dans son plaidoyer pour la “réflexion”,
on peut tirer bon nombre de leçons pour notre actuelle “ère du vide”,
qui permet à quantité de déviances mystico-farfelues et de
subjectivismes délétères d'envahir notre univers réflexif.
IV. Pour en finir avec l'euro-centrisme
Schopenhauer
annonce la fin de l'euro-centrisme en philosophie. Après lui, tout ce
qui s'est pensé et se pense en dehors d'Europe n'est plus simple objet
d'intérêt exotique mais matière à dialogue. C'est l'amorce d'un dialogue
interculturel, d'un dialogue mondial entre les cultures. Mais cette
reconnaissance des créations philosophiques extra-européennes ne
s'accompagne pas, chez Schopenhauer, d'une fébrilité de converti. Il ne
se pose pas comme « déserteur de l'Europe », pour reprendre l'expression
de Max Weber. En réhabilitant la pensée indienne, Schopenhauer
réintroduit dans le discours philosophique des linéaments aussi
importants que l'idée du malheur structurel et incontournable inhérent à
la vie humaine et animale, l'égalité en rang du règne animal et du
règne humain, un principe de réalité non intellectuel, etc. Cet arsenal
d'idées, de méthodes inconnues ou oubliées en Europe, de questions et
de réponses, permet un fantastique jeu de corrections et, surtout, la
réappropriation d'une vision de l'harmonie qui est non chrétienne.
V. Une éthique ontologique, non anthropocentrique
L'agir
humain, pour Schopenhauer, se réfère systématiquement à l'Être, lequel
est la totalité de notre réel. D'où les normes de notre agir, pour
autant qu'elles existent, sont structures de ce réel et ne lui sont pas
étrangères, ne sont pas plaquées sur le réel à la manière d'un “tu
dois” extérieur. Quant au réel, il n'est pas un socle rassurant, une
base fiable cachée par la prolixité des phénomènes, mais un gouffre
insondable auquel correspond le gouffre insondable de la nature humaine.
Les stratégies et calculs anthropocentriques ne sont alors que des
dérivatifs, visant à masquer ce chaos qui est fond-de-monde.
L'historicisme, le pragmatisme, même le décisionnisme vitaliste et le
“nihilisme de l'action” de Nietzsche, ne sont pas des réponses
satisfaisantes. Toute “identité”, ou plus exactement toute “pose” que
nous voulons bien nous donner ou nous forger, est par conséquence
irréelle, éphémère, factice. Comme les volontés fébriles sont souvent
mises en œuvre par les hommes pour se construire ces identities rassurantes et factices, Schopenhauer prône l'abandon des volontés illusoires pour regarder avec lucidité l'Abgrund, l'abîme, le chaos, le monde sans double.
Schopenhauer,
dans la facette exotérique de son œuvre, démontre que les volontés,
couplées aux chimères du rationalisme équarisseur et moralisant, ont
mis les mondes animal, végétal, biochimique, etc., à disposition de
l'homme et entraîné, par voie de conséquence, un processus d'holocide,
un processus destructeur de l'écosystème, de la vie. La Machbarkeit
rationaliste est anthropocentrique, ne tient donc pas compte de tout le
réel et oublie l'abîme constitutif de ce réel. D'où la vision
schopenhauérienne est double : le monde et les hommes sont interpellés
par 2 catégories de faits ; 1) les volontés qui s'entre-déchirent parce
qu'elles sont mues par le principium individuationis et 2) l'harmonie du tat-tvam-asi,
que nous enseigne la philosophie hindoue et qui nous apaise et nous
conduit à la solidarité. L'éthique de Schopenhauer, au vu de
l'infécondité fondamentale des constructivismes et de la la raison
prescriptive, nous amène à accepter une phénoménologie descriptive,
prenant en compte le comportement humain tel qu'il est, se référant à
une ontologie du chaos et de l'abîme (sans aucun arrière-monde
consolateur), s'identifiant à une mystique réalitaire, celle du tat-tvam-asi
postulant l'unité de tout le vivant. Par le biais de cette unité, cette
éthique peut être qualifiée d'“écologique”, ce qui la repropulse
aussitôt dans notre actualité, où il y a urgence en matière écologique
et où les pesanteurs d'une politique politicienne anachronique sont
ébranlées par un vote écologiste. Le dépassement de
l'anthropocentrisme, par l'ontologie de l'abîme, implique simultanément
un dépassement des formes prescriptives et impératives de la vieille
éthique reposant sur Dieu, la Raison ou le positivisme optimiste. La
démarche de Schopenhauer consiste donc en un « saut cosmologique » qui
quitte le domaine étroit du sociétaire, étouffoir des « perspectives
aquilines ».
VI. Pour une mystique non obscurantiste
L'unité fondamentale de toute chose et de toute vie
ne peut se saisir que par une mystique. La mystique saisit donc la
réalité au-delà de tout dicible et de tout pensable. C'est la réalité
d'avant le langage, la réalité non cognitive, laquelle se borne à “se
montrer”, se dévoiler. Schopenhauer a, sur ce plan, inspiré directement
Ludwig Wittgenstein pour son Tractatus logico-philosophicus,
dont l'un des thèmes centraux est de constater que le langage masque le
réel, masque la prolixité féconde et ubiquitaire de l'indicible et de
l'impensable, de l'incommensurable. Ce travail de masquage est
arbitraire, illusoire, comme les poses et les gesticulations de ceux qui
se laissent exclusivement mouvoir par le principium individuationis
et en tirent toutes sortes de profits. Chez Schopenhauer, la trame du
monde se fonde sur 2 logiques : celle de la volonté (expansive, aveugle,
exploitrice, etc.) et celle de la négation de la volonté (mystique,
harmonique, solidaire, acceptatrice du vivant sous toutes ses formes,
etc.). L'intellect humain, d'abord instrument borné de la volonté
aveugle, peut, dans l'art ou dans la musique, s'émanciper de cette
funeste tutelle et accéder à une saisie des archétypes sans plus se
limiter à formuler des généralisations abstraites.
C'est cette démarche, à la fois mystique et immanente, qui inspire
Wittgenstein, lequel cherche à dépouiller le langage de toutes les
traces de cette non-empiricité gesticulatoire, de tous les reliquats
d'arbitraire qui vicient sa pertinence, tout en valorisant l'art et la
musique, dévoilements de l'indicible et des archétypes. La mystique de
Schopenhauer et de Wittgenstein demeure de ce fait immanente et logique ;
elle ne part pas à la recherche d'un arrière-monde qui dévaloriserait
et masquerait (obscurcirait) ce monde dans lequel nous sommes jetés et
qui repose en dernière instance sur l'abîme, le ginnungagap de l'Edda (3). L'obscurantisme étant ici le travail peureux de travestissement, de voilement, d'illusionnisme.
VII. Pour une phénoménologie critique des religions
Le
projet rationaliste d'éliminer les religions, de les houspiller en des
niches périphériques de la société, a largement échoué. Notre époque
assiste à des renaissances religieuses, y compris dans les pays de
“socialisme reel” et dans les sociétés libérales où elles offrent du
sens et de la transcendance avec plus ou moins de bonheur. Ce retour
inattendu des religions prouve que, malgré la charlatanerie
obscurantiste que les religiosités marginales véhiculent, surtout aux
États-Unis, la religion recouvre un besoin de transcendance inhérent à
l'homme. Mais le constat de ce besoin ne conduit pas Schopenhauer à
accepter les obscurantismes. Au contraire, sa mystique tragique,
réalitaire et consciente du chaos, permet d'élaborer une religion
dégagée de tout obscurantisme, de tout recours à des arrière-mondes
(Clément Rosset).
VIII. Le problème de la dialectique
Parce
qu'elle englobe des contradictions sans les nier ni chercher à les
escamoter, la philosophie de Schopenhauer ne relève pas du monisme,
n'est pas une philosophie de l'origine (unique) des choses. Schopenhauer
est dialecticien car il ne salue pas les contradictions d'un haussement
d'épaules et ne les emprisonne pas trop rapidement dans la camisole
d'une synthèse. Il prend les contradictions du monde au sérieux ; il les
inclut dans sa pensée et les articule à des niveaux multiples et
disparates (d'où le reproche de désordre que l'on a souvent adressé à
sa philosophie). Sa dialectique est éristique, c'est-à-dire
acceptatrice des controverses et des antinomies, notamment celles qui
sous-tendent notre connaissance. Les subjectivistes transcendantaux
affirment que le monde est le produit de l'esprit humain ; les
objectivistes réalistes affirment qu'il est le produit de la matière.
Opter pour les uns ou pour les autres, c'est mutiler le monde, mettre
entre parenthèses des éventails de perspectives pourtant bel et bien
existantes. Mais comme on ne peut raisonner sans base de départ, on est
contraint d'opter arbitrairement pour l'esprit ou pour la matière. C'est
pourquoi, il faut se ménager une porte de sortie, prévoir un mode
rectificateur et se montrer capable de changer de paradigme. De ce
fait, Schopenhauer nous enseigne qu'il n'y a pas de “premier absolu”,
donc pas de philosophie de l'origine (unique) qui tienne. Schopenhauer
suggère une philosophie ouverte, qui échappe aux assertions ultimes de
la métaphysique prescriptive tout en rendant possible l'événement d'une
métaphysique empirique.
Le
volume édité par Schirmacher contient encore plusieurs essais féconds,
dont un texte de Wim van Dooren sur le caractère “ouvert” de la
philosophie de Schopenhauer ; de Wolfgang Weimer sur la dialectique du
corps et de la conscience ; de Dorothée Jansen sur la musique comme
dévoilement de la vérité chez Schopenhauer et de Georges Goedert sur
les rapports Schopenhauer/ Nietzsche dans la critique de la démocratie.
Nous reviendrons sur ces textes dans notre série “Nietzscheana”,
commencée dans Orientations n°9.
► Robert Steuckers, Orientations n°11, 1989.
◘ Notes :
- (1) Clément Rosset, Schopenhauer, PUF, 1968. Une réédition de cet ouvrage est parue en 1988 à l'occasion du 200ème anniversaire de la naissance de Schopenhauer dans la collection Quadrige des PUF.
- (2) Pour une définition des postmodernités « diffuse » et « précise » , cf. Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, VCH-Acta Humaniora, Weinheim, 1987. Recension par R. Steuckers in Vouloir n°54/55, 1989.
- (3) L'abîme constitutif du monde apparaît dans la mythologie hindoue et Schopenhauer s’y réfère (Rgveda, X, 129, 1). La mythologie nordique évoque le ginnungagap, trou béant existant avant que tout n'existe, et que les chrétiens assimileront, avec Adam de Brème, à l'enfer (ghinmendegop en vieil-haut-allemand). Exégète de l'Edda, le professeur de Zürich, Karl A. Wipf, parie pour une traduction plus précise, en l'occurrence « abîme travaillé par la magie », donc un grouillement, un bouillonnement informel d'où jaillira la vie pour y retourner ensuite. Cf. Kart A. Wipf, « Der Weltbau bei den Germanen » in Dieter Korell u. Hermann Maurer (Hrsg), Gesellschaft fur Vor- und Frühgeschichte, Tagung Niederösterreich 1985 Vorträge, Bonn/Wien, numéro spécial de Mannus, 3/4-1985.