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samedi 22 mars 2014

Un ouvrage collectif sur Schopenhauer (ou 8 raisons de le relire)

Robert Steuckers
Archives - 1988

Un ouvrage collectif sur Schopenhauer (ou 8 raisons de le relire)

♦ Wolfgang Schirmacher (Hrsg.), Schopenhauers Aktualität : Ein Philosoph wird neu gelesen, Passa­gen-Verlag, Vienne, 1988, 362 p.

Le 200ème anniversaire de la naissance de Schopenhauer a amorcé un intérêt pour sa per­sonne et sa philosophie. Ce philosophe demeure d'actualité, pense Reinhard Margreiter, vice-pré­sident de la Internationale Schopenhauer-Verei­nigung, pour 8 raisons essentielles :
  • 1) Il a développé un discours philosophique double : académique d'une part, populaire d'autre part.
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  • 2) Il insiste sur la vérité et cultive un affect anti­-idéologique.
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  • 3) Il donne la priorité à la réflexion par rapport à l’intuition.
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  • 4) Il est l'un des premiers, en Europe, à aban­donner l'euro-centrisme philosophique de façon conséquente.
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  • 5) Il déploie une éthique ontologique, non an­thropocentrique.
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  • 6) Il entonne un plaidoyer pour une mystique non obscurantiste, ancrée dans les phénomènes.
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  • 7) Il jette les bases d’une phénomenologie critique des religions.
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  • 8) Il traite de façon originale le problème de la dialectique.
I. Discours académique et discours populaire

Les premiers adeptes de Schopenhauer ne furent pas seulement des universitaires mais aussi des gens issus de tous les milieux sociaux et pro­fessionnels. Cette hétérogénéité du public crée une communauté de communication, où s'é­changent des vues et se commentent des ex­périences très différentes les unes des autres, provoquant l'émergence d'un discours inter­disciplinaire de nature plurielle et « exotérique ». C'est dans cette volonté de limiter l'ésotéricité du discours philosophique et de promouvoir l’exo­téricité de la philosophie que réside l'actualité de Schopenhauer. Dans le discours pluriel qui en découle, les éléments philosophiques, scientifi­ques, existentiels, etc., interagissent les uns sur les autres et la philosophie doit explorer ces pla­ges d'interaction, tout en résistant à la tentation de s'abstraire de ce tumulte. La philosophie, placée à l'intersection du savoir et de la vie quo­tidienne, doit servir de pont.

II. La « vérité » et l'affect anti-idéologique

Quand Schopenhauer se concentre sur la “véri­té”, il ne cherche pas un monde au-delà du mon­de, un “double” du monde (pour reprendre une expression de Clément Rosset qui lui a consacré une biographie dans la collection SUP des PUF) (1), mais marque sa volonté d'aller à l'essentiel en toute indépendance sans avoir à dépendre d'institutions ou de donateurs. L'insistance sur la “vérité” est aussi refus du culte des person­nalités (qui ne sont dès lors que gesticulations éphémères) et de l'hypocrisie de toutes les or­thodoxies (qui impliquent fermeture au monde). Les idéologies étant les travestissements d'un optimisme béat, Schopenhauer les combat parce qu'elles empêchent le philosophe de mener à fond sa quête intellectuelle, de parfaire sa re­cherche des ressorts ultimes du monde, ressorts qui n'autorisent en rien l'optimisme historicisant.

III. Réflexion et intuition 
 
À l'époque où Schopenhauer formule sa philo­sophie, les principaux idéalistes allemands, Fichte, Schelling et Hegel, plaçaient l'intuition au-dessus de la réflexion. Pour Schopenhauer, c’est ouvrir la porte à toutes les charlataneries. La réflexion intellectuelle a ses droits et elle n’est pas le contraire de l’Anschaulichkeit, c’est-à-dire de la vision directe, inspirée et spontanée du concret. Elle n'est évidemment pas but en soi mais moyen de ne pas basculer dans l'obscu­rantisme. Pour Margreiter, ce rôle dévolu à la réflexion doit nous interpeller à nouveau, à notre époque dite “postmoderne”, où une certaine postmodernité sauvage, diffuse, charlatanesque, risqué d’étouffer l’éclosion d’une postmodernité précise et sérieuse (2). Schopenhauer défendait la réflexion contre l’intuitionnisme aveugle et acritique en vogue à son époque. Dans son plaidoyer pour la “réflexion”, on peut tirer bon nombre de leçons pour notre actuelle “ère du vide”, qui permet à quantité de déviances mysti­co-farfelues et de subjectivismes délétères d'en­vahir notre univers réflexif.

IV. Pour en finir avec l'euro-centrisme 
 
Schopenhauer annonce la fin de l'euro-centrisme en philosophie. Après lui, tout ce qui s'est pensé et se pense en dehors d'Europe n'est plus simple objet d'intérêt exotique mais matière à dialogue. C'est l'amorce d'un dialogue interculturel, d'un dialogue mondial entre les cultures. Mais cette reconnaissance des créations philosophiques ex­tra-européennes ne s'accompagne pas, chez Schopenhauer, d'une fébrilité de converti. Il ne se pose pas comme « déserteur de l'Europe », pour reprendre l'expression de Max Weber. En réhabilitant la pensée indienne, Schopenhauer réintroduit dans le discours philosophique des linéaments aussi importants que l'idée du mal­heur structurel et incontournable inhérent à la vie humaine et animale, l'égalité en rang du règne animal et du règne humain, un principe de réalité non intellectuel, etc. Cet arsenal d'idées, de mé­thodes inconnues ou oubliées en Europe, de questions et de réponses, permet un fantastique jeu de corrections et, surtout, la réappropriation d'une vision de l'harmonie qui est non chré­tienne.

V. Une éthique ontologique, non anthropocentrique 
 
L'agir humain, pour Schopenhauer, se réfère systématiquement à l'Être, lequel est la totalité de notre réel. D'où les normes de notre agir, pour autant qu'elles existent, sont structures de ce réel et ne lui sont pas étrangères, ne sont pas pla­quées sur le réel à la manière d'un “tu dois” extérieur. Quant au réel, il n'est pas un socle rassurant, une base fiable cachée par la prolixité des phénomènes, mais un gouffre insondable auquel correspond le gouffre insondable de la nature humaine. Les stratégies et calculs anthro­pocentriques ne sont alors que des dérivatifs, vi­sant à masquer ce chaos qui est fond-de-monde. L'historicisme, le pragmatisme, même le déci­sionnisme vitaliste et le “nihilisme de l'action” de Nietzsche, ne sont pas des réponses satisfai­santes. Toute “identité”, ou plus exactement toute “pose” que nous voulons bien nous donner ou nous forger, est par conséquence irréelle, éphémère, factice. Comme les volontés fébriles sont souvent mises en œuvre par les hommes pour se construire ces identities rassurantes et factices, Schopenhauer prône l'abandon des vo­lontés illusoires pour regarder avec lucidité l'Abgrund, l'abîme, le chaos, le monde sans double.

Schopenhauer, dans la facette exotérique de son œuvre, démontre que les volontés, couplées aux chimères du rationalisme équarisseur et morali­sant, ont mis les mondes animal, végétal, bio­chimique, etc., à disposition de l'homme et entraîné, par voie de conséquence, un processus d'holocide, un processus destructeur de l'éco­système, de la vie. La Machbarkeit rationaliste est anthropocentrique, ne tient donc pas compte de tout le réel et oublie l'abîme constitutif de ce réel. D'où la vision schopenhauérienne est dou­ble : le monde et les hommes sont interpellés par 2 catégories de faits ; 1) les volontés qui s'entre-déchirent parce qu'elles sont mues par le principium individuationis et 2) l'harmonie du tat-tvam-asi, que nous enseigne la philosophie hindoue et qui nous apaise et nous conduit à la solidarité. L'éthique de Schopenhauer, au vu de l'infécondité fondamentale des constructivismes et de la la raison prescriptive, nous amène à accep­ter une phénoménologie descriptive, prenant en compte le comportement humain tel qu'il est, se référant à une ontologie du chaos et de l'abîme (sans aucun arrière-monde consolateur), s'iden­tifiant à une mystique réalitaire, celle du tat-tvam­-asi postulant l'unité de tout le vivant. Par le biais de cette unité, cette éthique peut être qualifiée d'“écologique”, ce qui la repropulse aussitôt dans notre actualité, où il y a urgence en matière écologique et où les pesanteurs d'une politique politicienne anachronique sont ébranlées par un vote écologiste. Le dépassement de l'anthropo­centrisme, par l'ontologie de l'abîme, implique simultanément un dépassement des formes pres­criptives et impératives de la vieille éthique re­posant sur Dieu, la Raison ou le positivisme op­timiste. La démarche de Schopenhauer consiste donc en un « saut cosmologique » qui quitte le domaine étroit du sociétaire, étouffoir des « pers­pectives aquilines ».

VI. Pour une mystique non obscurantiste 
 
L'unité fondamentale de toute chose et de toute vie ne peut se saisir que par une mystique. La mystique saisit donc la réalité au-delà de tout di­cible et de tout pensable. C'est la réalité d'avant le langage, la réalité non cognitive, laquelle se borne à “se montrer”, se dévoiler. Schopenhauer a, sur ce plan, inspiré directement Ludwig Witt­genstein pour son Tractatus logico-philosophi­cus, dont l'un des thèmes centraux est de cons­tater que le langage masque le réel, masque la prolixité féconde et ubiquitaire de l'indicible et de l'impensable, de l'incommensurable. Ce travail de masquage est arbitraire, illusoire, comme les poses et les gesticulations de ceux qui se laissent exclusivement mouvoir par le principium indivi­duationis et en tirent toutes sortes de profits. Chez Schopenhauer, la trame du monde se fonde sur 2 logiques : celle de la volonté (expansive, aveugle, exploitrice, etc.) et celle de la négation de la volonté (mystique, harmonique, solidaire, acceptatrice du vivant sous toutes ses formes, etc.). L'intellect humain, d'abord instrument borné de la volonté aveugle, peut, dans l'art ou dans la musique, s'émanciper de cette funeste tutelle et accéder à une saisie des archétypes sans plus se limiter à formuler des généralisations abstraites. C'est cette démarche, à la fois mysti­que et immanente, qui inspire Wittgenstein, le­quel cherche à dépouiller le langage de toutes les traces de cette non-empiricité gesticulatoire, de tous les reliquats d'arbitraire qui vicient sa perti­nence, tout en valorisant l'art et la musique, dé­voilements de l'indicible et des archétypes. La mystique de Schopenhauer et de Wittgenstein demeure de ce fait immanente et logique ; elle ne part pas à la recherche d'un arrière-monde qui dévaloriserait et masquerait (obscurcirait) ce monde dans lequel nous sommes jetés et qui re­pose en dernière instance sur l'abîme, le gin­nungagap de l'Edda (3). L'obscurantisme étant ici le travail peureux de travestissement, de voilement, d'illusionnisme.

VII. Pour une phénoménologie critique des religions
 
Le projet rationaliste d'éliminer les religions, de les houspiller en des niches périphériques de la société, a largement échoué. Notre époque as­siste à des renaissances religieuses, y compris dans les pays de “socialisme reel” et dans les sociétés libérales où elles offrent du sens et de la transcendance avec plus ou moins de bonheur. Ce retour inattendu des religions prouve que, malgré la charlatanerie obscurantiste que les  religiosités marginales véhiculent, surtout aux États-Unis, la religion recouvre un besoin de transcendance inhérent à l'homme. Mais le constat de ce besoin ne conduit pas Schopen­hauer à accepter les obscurantismes. Au con­traire, sa mystique tragique, réalitaire et cons­ciente du chaos, permet d'élaborer une religion dégagée de tout obscurantisme, de tout recours à des arrière-mondes (Clément Rosset).

VIII. Le problème de la dialectique 
 
Parce qu'elle englobe des contradictions sans les nier ni chercher à les escamoter, la philosophie de Schopenhauer ne relève pas du monisme, n'est pas une philosophie de l'origine (unique) des choses. Schopenhauer est dialecticien car il ne salue pas les contradictions d'un haussement d'épaules et ne les emprisonne pas trop rapide­ment dans la camisole d'une synthèse. Il prend les contradictions du monde au sérieux ; il les in­clut dans sa pensée et les articule à des niveaux multiples et disparates (d'où le reproche de dé­sordre que l'on a souvent adressé à sa philo­sophie). Sa dialectique est éristique, c'est-à-dire acceptatrice des controverses et des antinomies, notamment celles qui sous-tendent notre con­naissance. Les subjectivistes transcendantaux affirment que le monde est le produit de l'esprit humain ; les objectivistes réalistes affirment qu'il est le produit de la matière. Opter pour les uns ou pour les autres, c'est mutiler le monde, mettre entre parenthèses des éventails de perspectives pourtant bel et bien existantes. Mais comme on ne peut raisonner sans base de départ, on est contraint d'opter arbitrairement pour l'esprit ou pour la matière. C'est pourquoi, il faut se mé­nager une porte de sortie, prévoir un mode recti­ficateur et se montrer capable de changer de pa­radigme. De ce fait, Schopenhauer nous ensei­gne qu'il n'y a pas de “premier absolu”, donc pas de philosophie de l'origine (unique) qui tienne. Schopenhauer suggère une philosophie ouverte, qui échappe aux assertions ultimes de la métaphysique prescriptive tout en rendant possi­ble l'événement d'une métaphysique empirique.

Le volume édité par Schirmacher contient encore plusieurs essais féconds, dont un texte de Wim van Dooren sur le caractère “ouvert” de la phi­losophie de Schopenhauer ; de Wolfgang Weimer sur la dialectique du corps et de la conscience ; de Dorothée Jansen sur la musique comme dévoi­lement de la vérité chez Schopenhauer et de Georges Goedert sur les rapports Schopenhauer/ Nietzsche dans la critique de la démocratie. Nous reviendrons sur ces textes dans notre série “Nietzscheana”, commencée dans Orientations n°9.

► Robert Steuckers, Orientations n°11, 1989.

◘ Notes :
  • (1) Clément Rosset, Schopenhauer, PUF, 1968. Une ré­édition de cet ouvrage est parue en 1988 à l'occasion du 200ème anniversaire de la naissance de Schopenhauer dans la collection Quadrige des PUF.
  • (2) Pour une définition des postmodernités « diffuse » et « précise » , cf. Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, VCH-Acta Humaniora, Weinheim, 1987. Recension par R. Steuckers in Vouloir n°54/55, 1989.
  • (3) L'abîme constitutif du monde apparaît dans la mythologie hindoue et Schopenhauer s’y réfère (Rgveda, X, 129, 1). La mythologie nordique évoque le ginnungagap, trou béant existant avant que tout n'existe, et que les chrétiens assimileront, avec Adam de Brème, à l'enfer (ghinmendegop en vieil-haut-allemand). Exégète de l'Edda, le professeur de Zürich, Karl A. Wipf, parie pour une traduction plus précise, en l'occurrence « abîme travaillé par la magie », donc un grouillement, un bouillonnement informel d'où jaillira la vie pour y retourner ensuite. Cf. Kart A. Wipf, « Der Weltbau bei den Germanen » in Dieter Korell u. Hermann Maurer (Hrsg), Gesellschaft fur Vor- und Frühgeschichte, Tagung Niederösterreich 1985 Vorträge, Bonn/Wien, numéro spécial de Mannus, 3/4­-1985.