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jeudi 27 mars 2014

Le fichier Edvige point par point

Laurence Neuer 
Le fichier Edvige point par point
 
Il répond au doux nom d'Edvige et sème la terreur auprès des syndicats et associations de tous bords, dénonçant ses dérives liberticides. Ce fichier de traitement automatisé de données à caractère personnel signifie textuellement "exploitation documentaire et valorisation de l'information générale". Créé par un décret du 1er juillet 2008, il est destiné à remplacer l'ancien fichier des RG et dépend désormais de la Sous-Direction de l'information générale (SDIG), rattachée à la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP).
 
 À quoi sert Edvige ?

Le syndicat de la magistrature ainsi que 12 associations et organisations syndicales ont, le 29 août, déposé un recours devant le Conseil d'État en vue de sa suppression. "Nous sommes sereins, estime Gérard Gachet, porte-parole du ministère de l'Intérieur, Edvige est en conformité totale avec les observations et remarques du Conseil d'État." Pourquoi Edvige inquiète ? Décryptage.

Qui sont les personnes visées ?
 
À "informer le gouvernement et les représentants de l'État dans les départements et collectivités", et à ce titre, Edvige "centralise des informations renvoyant à des dossiers papier archivés au niveau départemental", dit la version officielle. Il diffère de l'ancien fichier des RG sur deux points : la prise en compte des mineurs dès l'âge de 13 ans et l'extension des données dites "sensibles" à la santé et à la sexualité. "Est-il légitime de voir recenser à son insu des éléments très intimes de sa vie privée sans justifier d'une raison policière ou judiciaire ?", doute Hélène Franco, secrétaire générale du syndicat de la magistrature, qui n'hésite pas à parler d'"intimidation". "C'est un fichier de plus qui regroupe sous la bannière du renseignement des données à finalités distinctes - l'atteinte à l'ordre public et le fichier des RG - dénonce Jean-Louis Borie, vice-président du Syndicat des avocats de France. Cette façon de contourner l'interconnexion des fichiers est contraire à la jurisprudence européenne."

Quelles sont les informations collectées ?
 
Le fichier centralise les informations relatives aux personnes publiques "ayant sollicité, exercé ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique, ou jouant un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif". Cela concerne donc toutes les personnes ayant sollicité un mandat sans être élues... "Est-il utile, pour assurer la sécurité de nos compatriotes, de centraliser des informations relatives aux personnes ayant seulement sollicité un mandat politique ou syndical ?", questionnait il y a quelques jours le ministre de la Défense Hervé Morin. Autre catégorie de personnes visées par Edvige, "les individus, groupes, organisations et personnes morales susceptibles de porter atteinte à l'ordre public en raison de leur activité individuelle ou collective". Le texte est radicalement différent de sa version précédente qui visait les "personnes susceptibles, par leur action violente, de porter atteinte la sûreté de l'État (décret de 1991)". Il évoque désormais la notion élastique de "trouble à l'ordre public" éventuel. Le risque d'être épinglé pour une infraction imaginaire n'est pas mince. D'autant que sont désormais concernés les mineurs à partir de 13 ans, et ceci, contre l'avis de la Cnil qui avait préconisé un âge minimum de 16 ans. Motifs officiels ? C'est l'âge de la responsabilité pénale et auquel la délinquance juvénile explose. Sur les douze derniers mois, 46 % des vols avec violence et 25 % des viols ont été commis par des mineurs. "Le fichier des empreintes génétiques (FNAEG) comprend déjà les mineurs mis en cause dans une procédure judiciaire, rappelle Hélène Franco. Et puis, il suffit de faire des graffitis sur les murs d'un lycée pour être susceptible de porter atteinte à l'ordre public. Voilà une bien triste façon d'accueillir les jeunes dans la vie civile." Donc, si un jeune fiché pour ce genre d'incident postule plus tard à un poste de vigile dans une société de surveillance, il a de fortes chances d'être recalé. Le décret précise, en effet, que le fichier permettra aux services de police de réaliser des enquêtes administratives sur les candidats à certains emplois afin de s'assurer de la "compatibilité" de leur "comportement" avec les fonctions envisagées.
 
 Dans quels cas le fichier enregistrera-t-il les tendances sexuelles ou l'état de santé des personnes ?
 
Outre les éléments d'identification de l'intéressé (état civil, adresse, photos...), les informations fiscales, patrimoniales et ses "déplacements", le fichier enregistre "les signes physiques particuliers", le "comportement" et l'identité de ceux qui "entretiennent des relations directes et non fortuites" avec l'intéressé. Avis, donc, aux amis des fichés, ils ont de fortes chances d'être fichés ! Des données plus intimes sont également collectées, notamment les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses, l'appartenance syndicale ou encore les données relatives à la santé ou à la vie sexuelle. La santé et la sexualité, deux grandes nouveautés du décret qui se conforme à une directive européenne de 2004, font pâlir d'inquiétude les défenseurs de libertés individuelles.
 
 Qui peut consulter le fichier ?
 
"Un militant d'une association servant une cause médicale, ayant participé à une intrusion violente dans un ministère ou une préfecture, sera intégré au fichier avec la finalité, médicale, de sa cause", précise le ministère. L'enregistrement de monsieur X en tant que président d'une association de lutte contre l'homophobie établira un lien avec l'orientation sexuelle supposée de monsieur X." En revanche, "aucune mention sur la santé ou la sexualité de Monsieur Y, président de la chambre des métiers de son département, ne pourra être collectée, faute de lien entre la personne et son activité", nuance Gérard Gachet. C'est par ailleurs à titre "exceptionnel" que ces données pourront être collectées et à la condition que les informations soient liées à la vie publique ou à l'activité militante de la personne concernée. La Cnil a d'ores et déjà indiqué qu'elle utiliserait son pouvoir de contrôle pour s'assurer du caractère "exceptionnel" de l'enregistrement des données dans le fichier. Enfin, aucun listing ne sera établi à partir des données recueillies, ce qui veut dire qu'Edvige ne permettra aucun "fichage" d'homosexuels, de séropositifs ou de malades du sida.


Combien de temps les données seront-elles conservées ?

Des personnes triées sur le volet : fonctionnaires chargés du renseignement, policiers et gendarmes spécialement habilités et individuellement désignés par leur hiérarchie. "Nous assurons une traçabilité complète de la consultation", affirme Gachet. Ce que la Cnil, là aussi, demande à voir.
positifs ou de malades du sida.


Les citoyens ont-ils un droit d'accès à Edvige ?

Tout dépend du but de la collecte. Si elle est réalisée à des fins d'enquête administrative, les données sont conservées 5 ans à partir de leur enregistrement ou de la cessation des fonctions pour lesquelles l'enquête a été menée. "On sait quand ça commence, on ne sait jamais quand ça finit !", s'exclame Me Borie, faisant référence aux procédures de gestion des fichiers. Les autres données sont, elles, conservées tant qu'elles sont nécessaires, ce qui ouvre la porte à tous les abus. "Le poids Edvige pèsera sur l'avenir des jeunes se présentant à un concours administratif", déplore Hélène Franco. L'illégalité d'Edvige, qui nie le droit à l'oubli, notamment pour les mineurs, fait partie des éléments présentés au Conseil d'État. À cet égard, la Cnil regrette l'absence de procédure formalisée de mise à jour et d'apurement des fichiers. Elle prend acte de l'obligation annuelle du directeur général de la police nationale de rendre compte à la Cnil de ses activités de vérification, de mise à jour et d'effacement des informations enregistrées dans Edvige.

Le fichier autorise un droit d'accès particulièrement restreint ("lorsque le traitement intéresse la sûreté de l'État, la défense ou la sécurité publique") et admet un droit d'opposition dans de très rares cas. Ces points sont également soumis à l'examen du Conseil d'État.


Quelle sera la suite ?
 
 Le Conseil d'État, saisi de plusieurs recours dénonçant l'absence de protection des individus contre les risques de fichage arbitraire ad vitam æternam, devrait rendre ses avis avant la fin de l'année.

Notes: