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lundi 31 mars 2014

Le Front National est-il surévalué ?



Le Front National est-il surévalué ?
 Alexandre Dézé
Il est un fait qui ne semble souffrir aucune discussion : jamais le Front national n’aura obtenu des scores aussi impressionnants à l’issue du premier tour d’un scrutin municipal. Alors que Steeve Briois parvenait dès dimanche soir à décrocher la première mairie frontiste de ces élections, nombre de candidats FN ou affiliés RBM dépassaient les 30% des suffrages : Robert Ménard à Béziers (45,4%), Gilbert Collard à Saint-Gilles (42,5%), David Rachline à Fréjus (40,3%), Florian Philippot à Forbach (35,7%), Louis Aliot à Perpignan (34,4%), etc. Dimanche, le FN sera présent au second tour dans 230 villes de plus de 10 000 habitants et l’on peut s’attendre à ce que le parti obtienne plus de 1 000 conseillers municipaux (il en a déjà plus de 470 à l’issue du premier tour) et conquiert sans doute au moins une demi-douzaine de mairies.

Ces résultats marquent une nouvelle étape dans le processus de recomposition du potentiel électoral frontiste et ont donné lieu à d’abondants commentaires médiatiques et politiques. Il reste que l’attention suscitée par la formation de Marine Le Pen peut apparaître une nouvelle fois disproportionnée et soulève la question de la juste appréciation de son importance politique. Faut-il s’arrêter sur les résultats des principaux candidats et les considérer comme annonciateurs d’une inéluctable progression électorale ? Ou doit-on, au risque de les sous-estimer, rappeler ce qu’ils représentent à l’échelle nationale ? Cette dernière perspective est tentante dans la mesure où nombre d’observateurs semblent avoir acquis la certitude que le FN s’est d’ores et déjà imposé comme le premier parti de France.

On peut commencer par rappeler que l’organisation frontiste a rencontré les plus grandes difficultés à constituer ses listes, et qu’elle n’en a finalement présenté que dans une commune sur six (précisément, 585 dans les communes de plus de 1000 habitants). Ce chiffre n’est pas négligeable puisqu’il s’agit de listes autonomes. En comparaison, Europe-Ecologie les Verts en a présenté 262, mais le Parti de gauche en a également constitué près de 600. Dans tous les cas, il ressort que le FN est resté absent du premier tour dans 35400 communes de France. Cela s’explique par ses difficultés structurelles à trouver des candidats. Mais sa capacité à disputer les élections municipales reste également limitée par les rapports antagoniques qu’elle entretient avec les autres forces politiques.

Pour l’heure, cela arrange plutôt les affaires du FN car comme l’a rappelé le sociologue Sylvain Crépon, le parti ne dispose pas d’un personnel compétent suffisant pour gérer plus d’une demi-douzaine de villes, huit au grand maximum. Quant au nombre de listes frontistes, le FN mariniste de 2014 n’aura finalement guère fait mieux que le FN lepéniste de 1995 (512 listes) – même si entre-temps, la parité s’est invitée comme principe de constitution des listes, ce qui a sans doute généré une contrainte supplémentaire pour le parti.

Dans les communes où il était présent, le FN a obtenu en moyenne 14,8% des suffrages. Ce score est a priori remarquable. Cependant, rapporté à l’ensemble du territoire, il tombe à 4,7% (soit un pourcentage identique à celui que le FN avait enregistré en 1995). Est-il légitime de ramener le score des listes frontistes à son niveau hexagonal ? Oui, dans la mesure où les résultats des élections locales sont interprétés comme autant d’indicateurs des rapports de force nationaux. Marine Le Pen, elle-même, n’a pas hésité à proclamer la «fin de la bipolarisation» de la vie politique française à l’issue des résultats du premier tour. Or on peut s’étonner d’une telle proclamation.

Depuis l’émergence du FN, l’espace politique français est en effet considéré par les politologues comme étant plutôt de nature tripartite, au moins en ce qui concerne la répartition générale des électorats (même si ce principe de répartition s’est affaibli dans les années 2000 avec le recul politique du FN). On pourrait encore préciser qu’au-delà de la configuration binaire de cet espace politique et de la domination des deux principaux partis de gouvernement, le système partisan français reste bien multipartite. Mais prenons néanmoins l’hypothèse de Marine Le Pen au sérieux, ce qui revient à évaluer, à partir des résultats municipaux du premier tour, le poids respectif au niveau national de la gauche, de la droite et du FN. Concrètement, la bipolarisation semble toujours à l’œuvre : les listes agrégées de gauche ont en effet recueilli 38,2% des suffrages, celles de droite 46,4%, tandis que 9,9% d’électeurs ont apporté leur soutien à des listes sans étiquette ou «divers».

On aura relevé que sur les 600 listes présentées par le FN, un peu moins de la moitié n’ont pas franchi le premier tour. Le parti arrive certes en tête dans 17 communes de plus de 10 000 habitants, mais là encore, on peut soit décider de considérer ce résultat comme important, soit faire le choix de le ramener à ce qu’il représente au niveau national : et en l’occurrence, il apparaît que la performance réalisée par les candidats frontistes ne concerne que 1,6% de l’ensemble de ces communes. De même, il faut noter que dans les villes où le parti présentait des candidats, les listes frontistes ont obtenu en moyenne un nombre de voix légèrement inférieur à celui de Marine Le Pen à la présidentielle de 2012. De fait, pas plus qu’à l’occasion de ce dernier scrutin, il n’y a eu de «vague bleu marine» au premier tour des municipales – même si le «reflux» frontiste entre la présidentielle et les municipales est à relativiser, puisque dans certaines villes comme Marseille, et comme l’a souligné le politiste Joël Gombin, le FN recule toujours (beaucoup) moins que le PS.

Enfin, le FN obtiendra certainement plusieurs mairies à l’issue du deuxième tour du 30 mars. Mais comme on le sait, ce ne sera pas la première fois puisqu’il en a déjà conquis cinq par le passé (Saint-Gilles, Toulon, Marignane, Orange, Vitrolles). Et s’il devait dépasser le seuil symbolique des 1000 élus, il ne ferait que renouer avec ses résultats historiques des élections municipales de 1995, où il avait obtenu 1250 élus. Cependant, il faut sans doute rappeler qu’il y aura dimanche prochain 520 000 élus municipaux. Tous n’auront pas d’affiliation partisane, et le FN pourra se targuer d’avoir réussi à faire élire seul ses candidats (si l’on excepte les deux accords passés en début de semaine avec des listes divers droite). Mais on aura compris que la présence d’élus FN dans les conseils municipaux sera en définitive assez résiduelle comparée au nombre d’élus des autres formations…

Il est indéniable que les scores du FN au premier tour des élections municipales témoignent d’un renforcement de son implantation au niveau local. Le parti de Marine Le Pen semble bien avoir réussi à tourner la page de la scission mégrétiste, dont les effets (électoraux, financiers, militants) s’étaient fait douloureusement sentir tout au long des années 2000, au point de mettre en péril la survie politique du parti. En revanche, la progression électorale du FN ne semble devoir justifier ni la focalisation excessive dont il fait l’objet depuis dimanche dernier ni cette tendance qui consiste désormais à en surestimer presque systématiquement l’importance politique.

Notes

Source : Fragments sur les temps présents : http://tempspresents.com/2014/03/30/alexandre-deze-front-national-est-il-surevalue/#more-5584

Première parution : Alexandre Dézé, "Les résultats du Front national sont-ils surévalués ?", Libération, 28 mars 2014.