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mardi 30 mai 2017

Leçons politiques de Virgile


Rédigé par Philippe Maxence
Leçons politiques de Virgile
Au moment, peut-être, où nous nous y attendions le moins, Virgile est revenu parmi nous. Il y a deux ans, la célèbre collection de la Pléiade (Gallimard) publiait un volume des œuvres complètes du grand poète romain. Une édition bilingue, qu’il faut saluer rien que pour ce fait, et qui fut établie par Jeanne Dion et Philippe Heuzé, avec le concours d’Alain Michel en ce qui concerne les Géorgiques.
Cette année, Xavier Darcos, ancien ministre de l’éducation nationale et membre de l’Académie française, s’est inscrit à son tour dans ce sillage, en faisant paraître un ouvrage au titre éloquent : Virgile, notre vigie. Par ce simple intitulé, nous étions d’un coup projeté dans le grand voyage entrepris par Énée qui devait le conduire dans le Latium, après avoir fui Troie, en emportant avec lui son père, son fils et ses pénates.
« Je suis le pieux Énée qui transporte avec moi sur ma flotte les Pénates dérobés à l'ennemi, Énée dont le renom est allé jusqu'au haut de l'éther. Je cherche l'Italie, terre de mes pères, qui descendent du grand Jupiter »
Une vigie ?
Étrangement, Xavier Darcos ne prend pas vraiment la peine de justifier directement le titre qu’il a retenu. Une vigie, on le sait, est l’homme qui du haut de sa hune scrute sans cesse l’horizon, à la recherche de la terre ou des navires, amis ou ennemis. En quoi, Virgile est-il une vigie ? Et, comment, l’est-il pour nous, hommes du XXIsiècle, qui paraissons si éloignés de son temps ?
La réponse de Xavier Darcos tient exactement dans les 278 pages de son essai, notes et bibliographie incluses. Il ne faudrait pas laisser ces dernières de côté, comme si elles formaient une excroissance due aux habitudes de l’édition. Tout au contraire, elles nous apprennent beaucoup de la démarche et du but de l’auteur.
Celui-ci, bien sûr, prend soin de raconter son sujet, d’expliquer aux lecteurs, en puisant aux meilleures sources et aux découvertes les plus récentes, à la fois qui est Virgile et dans quel contexte politique, social, religieux et culturel il devint le plus grand poète romain. Avec beaucoup de finesse, dans une maîtrise éblouissante de son sujet, ne débouchant de ce fait sur aucune lourdeur narrative, Xavier Darcos relit pour nous, comme à voix haute, les Bucoliques, les Géorgiques et, enfin, cette grande entreprise inachevée que fut l’Énéide.
On se tromperait beaucoup en voyant dans cette lecture une explication de textes. Les explications sont bien présentes, encore une fois érudites et claires, jamais pesantes. Mais il ne semble pas qu’elles constituent la finalité de la démarche de l’auteur. Dans son introduction, celui-ci tient d’ailleurs bien à se situer par rapport à Virgile. Concernant son livre, il confesse qu’il s’agit d’une « vieille envie » Plus loin, il égrène aussi quelques souvenirs :
« Je me souviens des premières leçons consacrées aux Géorgiques et aux Bucoliques. Notre professeur, un jeune normalien, nous passionnait. Je mesure, aujourd’hui encore, ce que je lui dois : il nous initia à la beauté de l’imaginaire ancien, si attentif au surnaturel ; il nous donna les repères nécessaires en mythologie ; il nous apprit à scander dactyles (une syllabe longue, deux brèves : - uu) et spondées (- -) ; il nous obligea à apprendre par cœur de longs passages que je sais encore ; il éveilla notre sensibilité à ces louanges de la beauté, de la nature, des dieux et de l’amour. Il évoquait le mythe romain du poète, vu comme une sorte de magicien ou d’envoûteur, nouvel Orphée. Il nous enseigna la différence entre poeta (le faiseur habile) et vates (le devin inspiré). »
Une méfiance face au pouvoir
On le sent à cette évocation de souvenirs de jeunesse, et on le vérifie tout au long du livre, il s’agit bien pour Xavier Darcos de nous donner à apprécier Publius Vergilius Maro. À le goûter, à la fois avec délectation et sagesse, ce qui implique, bien évidemment de le connaître.
Né aux Ides d’octobre – dites depuis et pour cette raison, Ides de Virgile – 70 avant Jésus-Christ, le futur poète grandit au contact de la terre avant d’effectuer ses études à Crémone, Milan et Naples. Il fut initié à l’épicurisme. S’il garda cette tendance, il ne s’enferma pas, précise Xavier Darcos, « dans une orthodoxie » et ne se laissa pas« séduire par l’exposé dogmatique de Lucrèce. »
L’époque était à la guerre civile, aux complots et aux assassinats, aux troubles politiques et à l’avenir incertain. Quand Octave, futur Auguste, mit fin en 31 avant Jésus-Christ à cette situation, Virgile adhéra à l’ordre nouveau qui se dessinait et il devint un familier du futur empereur. Il eut aussi plusieurs autres protecteurs qui l’aidèrent dans son œuvre poétique : le consul Asinus Pollion, le général poète Caius Cornelius Gallus sans oublier Mécène. Le sort tragique de Gallus, acculé au suicide, certainement pour avoir déplu, aurait accentué selon Xavier Darcos « chez Virgile une tenace méfiance face aux cercles du pouvoir, le poussant plus avant dans sa louange d’un art de vivre campagnard, à l’écart des ambitions politiques. » Les souvenirs de la quiétude de son enfance ainsi qu’un tempérament mélancolique le conduisirent certainement aussi dans cette voie. On ne s’en plaindra pas !
Cet amour de la vie rurale, ce goût de la campagne, de sa tranquillité, cette idéalisation même de la souveraineté sur une petite propriété à échelle humaine, portaient en eux-mêmes un enseignement. Xavier Darcos note à ce sujet :
« Sans doute est-ce la première leçon que nous recevons de Virgile : une horreur de la sauvagerie humaine, un dégoût quasi inné des êtres belliqueux et des passions haineuses. Même dans l’Énéide, pourtant féconde en récits illustrant la férocité guerrière, cette appréhension transparaît. La douleur des combats reste l’innommable, infandum. »
Plus encore :
« La hantise des conflits a amplifié son attachement à sa petite patrie, à sa terre paternelle, à une vie modeste et détachée. »
L’attachement à la petite patrie, réelle, immédiate et qui n’est pas un simple concept, conduit à l’amour de la grande ; le lien avec la terre paternelle assoit sur du solide la piété, ce fil invisible qui nous relit à ceux auxquels nous devons plus que nous ne pourrons rendre et un mode de vie en découle naturellement, tranquille et humble, bien que l’existence ne soit pas pour autant exempte de souffrances ni de difficultés.
Une œuvre morale et politique
On sait que Virgile, à travers ses œuvres, chanta les pâturages, les campagnes et les héros. Des Bucoliques à l’Énéide en passant par les Géorgiques, le poète effectue une montée en puissance, non pas tant au plan de la qualité de l’œuvre que de la construction d’un ensemble qui se répond et forme un tout. Il ne se contente pas d’exalter les bergers et leur Arcadie, l’agriculture et ses vertus ou une épopée nationale, fondation d’un empire. Il offre une vision complète de l’existence, des rapports sociaux, de la place de la politique et de la religion. La poésie débouche sur une œuvre morale et politique.
Xavier Darcos consacre de longues pages à l’Énéide qui offre, il est vrai, un vaste champ d’exploration et, plus encore, de méditations. Avec cette épopée, Virgile offre à Auguste et à l’empire le « roman national romain » qui manquait. On a beaucoup dit ce qu’il devait à Homère, parfois dans une visée réductrice :
« Plusieurs siècles après Homère, le poème de Virgile est un tout autre ouvrage, une méditation solitaire, une œuvre ciselée dans le silence et la patience. Virgile étudie, consulte des livres savants, se concentre et se recueille. Il ne laisse aucune place à l’improvisation, corrige en perfectionniste – à la manière d’un Racine ou d’un Valéry, si l’on peut oser de tels anachronismes. On dit qu’il rédigeait, tôt le matin, un premier jet et que, tout le reste de la journée, il retouchait, amendait, réécrivait ; qu’il fut, plus que tout autre, “soigné et exact”, “ne faisant que très peu de vers dans un jour”, puisqu’il lui fallut sept ans pour écrire les quatre livres des Géorgiques et douze ans pour laisser l’Énéide inachevée. Ses biographes insistent tous sur son scrupule méthodique, sur ses manies studieuses, comme celle de rédiger en prose la trame détaillée de tout poème avant de le versifier. Voilà pourquoi la foule et la presse l’effrayaient. Il n’aurait pas, contrairement au citharède grec, couvert de sa voix un festin. Il réservait ses lectures au cercle étroit de ses intimes. Bref, l’“autre Homère”, alter Homerus, est tout autre qu’Homère. »
Dans son magnifique Virgile, père de l’Occident, Theodor Haecker l’a expliqué d’une autre manière. Il note que si Ulysse revient chez lui et retrouve sa patrie et les siens, ce n’est pas le cas d’Énée :
« il n’y a pas dans tout le paganisme une plus grande différence et qui la voit reconnaît en même temps en quel sombre ridicule tombent tous ceux qui, selon le mot du jour, ne voient en Virgile qu’un plagiaire et imitateur d’Homère. Il n’est pas dans l’Antiquité d’originalité plus profonde, plus étonnante que celle de Virgile et précisément dans le respect et le maintien des formes transmises. (…) Il ne fait pas de doute que dans toute la mesure ou cela dépendrait de lui, de sa volonté personnelle, de son inclination et des désirs qui se rattachent au souvenir de la terre natale, il (Énée) préférerait de beaucoup revenir en arrière et reconstruire l’ancienne Troie. Mais il ne le doit pas : le Fatum, la volonté du Tout-Puissant, l’appelle et lui enjoint, en même temps qu’il la lui promet, de chercher une nouvelle patrie : c’est l’Italie, contre les caprices de la Fortuna, avec la seule énergie du courage, car Énée n’a jamais eu de “chance”, tandis qu’Ulysse en a toujours eu :
Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem ;
Fortuna ex aliis.
Apprends de moi, enfant, la vertu et l’effort,
Apprends d’autres la chance ! »
L’archétype du paysan
Revenons à Xavier Darcos et à l’œuvre morale et politique virgilienne. L’auteur de Virgile, notre vigie ne la désolidarise pas des effets de la guerre civile que le poète romain a lui-même connus :
« Comme tous les penseurs de son temps, il s’est inquiété face aux nouveaux riches dispendieux, au luxe corrupteur, à un climat social faisandé. Il a donc loué, bon gré mal gré, la politique de redressement économique, social, moral et religieux entreprise par Auguste. Mais il a surtout adhéré à une apologie réactionnaire du retour à la terre, avec une modestie faussement naïve. Il y a vu de bonne foi un programme simple et sain de réhumanisation. Ses ritournelles sur les charmes idylliques de la campagne n’ont rien de suranné ou de feint : elles renvoient les Romains à la vertu de leurs origines foncières à “la terre qui ne ment pas”. Les Géorgiques font le pari de retrouver dans la nature et dans le cosmos les données fondamentales de notre condition d’homme. Quand bien même ce vague pari semblerait impossible, du moins les hommes auront-ils vécu à l’unisson des rythmes immuables de la nature et replongé dans sa pureté originelle ».
Le modèle, c’est effectivement le paysan, davantage comme archétype de vertus sociales, que comme condition effective. « C’est mentalement que chacun doit devenir paysan, écrit Xavier Darcos : connaître les limites de son territoire et y produire en se soumettant au rythme des choses. » Mais de ce fait, l’éloge du paysan déborde largement celui-ci, comme en témoigne l’Énéide :
« Énée est habité par cette piété universelle, grave et formaliste : il se garde d’attenter à l’environnement, pressent des présences divines en tous lieux où il aborde, prie devant les sources ou les bois sacrés, pleure sur les malheurs qui accablent les mortels. Ses vertus solides le mettent à l’abri des entraînements de la passion, père de la discorde. »
L’auteur n’en parle pas, mais la passion du bien commun traverse aussi cette épopée et l’œuvre de Virgile en général. La mort de Palinure, le pilote de la flotte d’Énée, illustre ce dévouement, jusqu’à la mort,  pour la patrie :
« Une seule victime pour le salut de beaucoup »
Anima naturaliter christiana
Au-delà, toute une civilisation se profile, avec ses grandeurs, ses biens, ses qualités, et, nous le savons aussi, avec ses défauts. On y raccordera un aspect que Xavier Darcos ne nie pas et qu’il présente sans tomber dans l’érudition moqueuse ou le détachement circonspect : l’interprétation chrétienne de Virgile. Avant sa conversion, saint Augustin lisait chaque jour des pages de l’Énéide. Plus près de nous, le cardinal Newman voyait en saint Benoît le continuateur chrétien du poète romain. Dans ce sillage, peut-être est-ce Theodor Haecker (photo) qui a le mieux résumé les choses (Xavier Darcos le cite d’ailleurs) en voyant Virgile doté d’une « anima naturaliter christiana » et dans son œuvre l’expression d’une « théologie inchoative » dans une perspective adventiste.
Mais ce n’est pas, on l’a dit, le souci de Xavier Darcos. Au fond, s’il voit en Virgile la vigie pour notre temps, c’est que ce dernier :
« nous entretient, à sa manière, de ce qui nous obsède aujourd’hui : le risque d’épuiser la terre, de laisser à nos enfants une dalle de béton surchauffée en guise de terreau. »
On pourrait croire ici à un simple éloge circonstancié, et donc réducteur à notre époque, transformant Virgile en écologiste avant l’heure. C’est certainement le point de départ, ou l’un des points de départ, de ce livre. Mais très vite, Xavier Darcos va bien au-delà, peut-être sans s’en rendre totalement compte. Il souligne combien le poète romain insiste sur « l’interdépendance des êtres » et qu’ayant vu la civilisation romaine au bord du gouffre, il reste un modèle pour ceux qui voient la nôtre confrontée aux mêmes périls. Faut-il, à notre tour, reprendre la déclaration de l’auteur :
« ce que j’admire chez Virgile, c’est justement qu’il n’est pas un “ancien”, mais un permanent, un moderne perpétuel. » ?
Nous aurons tendance à estimer, pour notre part, qu’étant un « Ancien » justement, Virgile est un permanent et un contemporain perpétuel qui pourra nous aider à guérir de la modernité destructrice, encore à l’œuvre aujourd’hui.


Pour aller plus loin :
Xavier Darcos, Virgile, notre vigie, Fayard, 282 pages, 19 €
Theodor Haecker, Virgile, père de l’Occident, Ad Solem, 132 pages, 20 €
Virgile, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, NRF/Gallimard, 1386 pages, 68 €