par Pierre-Émile Blairon
La
principale, si ce n’est la seule, justification de la présence de
l’Homme sur Terre se retrouve dans le rapport charnel et spirituel qu’un
peuple formé entretient avec la terre qu’il a choisie ou qui l’a
choisi, dans des rapports de respect mutuel. Et un peuple n’est formé
que lorsque cet acte éminemment symbolique – le mythe des origines – a
été transformé en acte rituel. On sait comment nos ancêtres les Gaulois
déterminaient la fondation d’une ville en faisant descendre le ciel sur
la terre. Ils délimitaient les enceintes de la ville en répercutant sur
le sol élu la configuration stellaire au moment où ce choix, et donc ce
rituel, s’accomplissait. La pérennité du mythe d’origine, de cette
fondation bien matérielle, est assurée par les gardiens du temple, les
vestales qui maintiennent le feu sacré.
Le
rite est la répétition du mythe ; tant que ce rite est maintenu,
l’équilibre du monde, celui que le peuple a délimité aussi loin qu’il
porte le regard autour de lui, est assuré. Et tant que l’esprit de la
maison ou de la ville – les dieux lares – que l’homme antique a bâtie
est conservé.
En
ces temps de Kali-Yuga où les valeurs sont totalement inversées, les
prêtres et les sages ont laissé la place aux brigands. Ce sont ces
derniers qui règnent sur le monde sous une apparence policée de
banquiers arrogants et jamais repus.
Sans
doute la plus criante des manifestations de cette fin de cycle est
celle qui nous agresse chaque jour, visiblement, certes, mais bien plus,
invisiblement (selon la théorie de l’iceberg, dont on ne voit que le
dixième de la masse) quand on décortique le processus à la fois
historique et idéologique qui a engendré cette horreur : l’architecture
contemporaine.
Spengler, villes mondiales et villes de culture
« Aujourd’hui,
comme au temps de l’hellénisme au seuil duquel se fonde une grande
ville artificielle, donc étrangère à la campagne – Alexandrie – ces
villes de culture, Florence, Nuremberg, Salamanque, Bruges, Prague… sont devenues villes de province et opposent à l’esprit des villes mondiales une résistance intérieure désespérée. »
C’est ce que disait Oswald Spengler il y a cent ans.
C’est
en France au Moyen-Âge, avec le château ou l’église, les premiers
éléments patrimoniaux, les premières œuvres d’art, que les monuments qui
vont devenir « historiques » vont constituer la marque de la ville de
culture, pur produit du génie de la main, chef-d’œuvre des compagnons,
et de l’esprit, sanctuaire du savoir. Des villes, généralement à format
humain, c’est-à-dire où, en moins d’une heure à pied, on a pu dénombrer
une bonne dizaine de merveilles architecturales et, quelquefois,
effectuer la traversée de cette ville ancienne de part en part. Cette
ville ancienne était contenue autrefois « intramuros », à l’intérieur
des remparts qui la délimitaient et la protégeaient et qui ont
malheureusement presque tous disparus (quelques villes, comme
Carcassonne ou Avignon en France, ont pu les préserver, merci, M.
Viollet-le-Duc). La plupart des villes de culture, même certaines qui
sont devenues villes mondiales, ont su conserver un centre historique
que des millions de touristes du monde entier viennent admirer,
retrouver la grandeur des temps passés… et y dépenser leurs devises,
signifiant que le passé a un avenir, même sonnant et trébuchant(1).
Nous
aurions espéré que, par ce biais – se battre avec les armes de
l’ennemi, l’argent – ces villes au passé prestigieux pourraient
s’imposer et perdurer face au rouleau compresseur des mégapoles,
lesquelles sont bâties sur du sable, sans passé – ou dont elles ont
systématiquement effacé toute trace – et donc sans avenir. Après tout,
l’industrie du tourisme bien pensée est moins polluante que bien
d’autres et aide à conserver le patrimoine.
A
vrai dire, ces villes de culture dont Spengler constatait qu’elles
opposaient aux mégapoles une « résistance désespérée » résistent de
moins en moins.
Je
vais prendre trois exemples emblématiques de ces villes moyennes,
villes de culture européennes au riche passé, que la gangrène moderniste
commence à défigurer : Bruges, Aix-en-Provence, Saint-Malo.
Bruges
Spengler
cite Bruges, l’une des plus belles villes du monde. Une ville réservée
aux piétons qui sont souvent des touristes amoureux de ses belle
pierres, de la sérénité qui s’en dégage, de sa douceur de vivre. Ici, le
seul bruit provient des notes cristallines des carillons des beffrois.
Première place financière d’Europe au XVe
siècle, on l’a appelée « la belle endormie », tout comme Aix, ou
Bordeaux, ou Reims… sans doute parce que les villes qui conservaient
leur patrimoine en quelque sorte « par défaut », comme on dit en
informatique, en ne succombant pas aux sirènes du « progrès », fort à la
mode en ces temps bénis où il n’avait pas encore démontré sa nocivité,
étaient considérées au début du siècle dernier comme des villes
n’aspirant qu’à mourir. Ce qui est le lot de tout ce qui vit, y compris
les villes mais, selon l’adage plein d’espoir : le plus tard possible !
Pour une ville, mourir, ce n’est pas comme un être humain, mourir, pour une ville, c’est perdre son âme en perdant son corps.
Une verrue au cœur historique de Bruges : la salle des concerts
Si
Bruges est belle, c’est parce qu’elle est harmonieuse, parce qu’elle a
réussi à sauvegarder la parfaite unité de son domaine architectural,
parce qu’elle a réussi à résister au chaos qui caractérise
l’architecture contemporaine ; rectifions : qu’elle avait réussi
jusqu’à ce qu’on y construise une salle de concert qui ressemble à un
immense blockhaus de brique, sur la même place que l’Office de
tourisme : le ver est dans le fruit.
Bruges
est à peu près de la même taille qu’Aix-en-Provence. 120 000 habitants
pour Bruges, 140 000 habitants pour Aix-en-Provence, à peu de chose près
aussi, la même superficie du centre historique : 186 km2 pour Aix contre 138 pour Bruges.
Aix-en-Provence
Bruges
fut la capitale économique de la Flandre, Aix-en-Provence la capitale
administrative de la Provence au Moyen-âge. La ville provençale
ressemble par maints aspects à Bruges ; ville élégante et
aristocratique, peuplée de beaux hôtels particuliers du XVIIIe
siècle et de ravissantes fontaines, elle est un centre judiciaire
important depuis des siècles et un pôle universitaire renommé qui attire
des dizaines de milliers d’étudiants chaque année qui assurent une
ambiance jeune et dynamique très appréciée des visiteurs.
Le
drame d’Aix-en-Provence, c’est d’être située à trente kilomètres de
Marseille, mégapole qui rassemble la totalité des inconvénients d’une
grande ville cosmopolite (pauvreté, mauvaise qualité de vie, stress,
insécurité, saleté, laideur architecturale avec ses tours et la
multitude de ses ensembles urbains d’après-guerre…) Quelques beaux
quartiers préservés autour du Vieux Port, de la Corniche ou du Prado,
résidus de son faste ancien, résistent avec leurs habitants tant bien
que mal à cette dégradation.
Tout
ceci serait un moindre mal si Marseille, forte de sa population
importée, n’avait eu l’ambition d’absorber, avec l’aide de l’État,
culturellement et économiquement Aix-en-Provence et le Pays d’Aix dans
son aire de métropolisation.
La
municipalité actuelle d’Aix tente d’empêcher ce phagocytage en
demandant la mise sous tutelle de Marseille, endettée, et en projetant
de créer sa propre métropole.
C’est
le moment ou jamais de faire preuve de créativité et d’intelligence, de
sortir des ornières du règne de la quantité qui submerge toute
entreprise de nos jours et de se dégager de la tutelle des « experts »
et des « prévisionnistes » qui ne voient jamais rien venir et qui se
trompent en permanence. Sans craindre le pire – la maire d’Aix
n’a-t-elle pas affirmé « vouloir construire la ville de demain à taille humaine dans le respect de son identité et de son passé(2) » – il conviendrait de rester vigilants car, si l’on en croit les premières modalités dévoilées de ce projet(3),
il semble qu’il emprunte la droite ligne de ce qui s’est déjà fait à
quelques dizaines de mètres du centre historique : de part et d’autre
d’une esplanade dénudée se dressent, comme à la parade, les œuvres
disparates et extravagantes que nous ont concoctées quelques architectes
internationaux soucieux avant tout de laisser un peu partout dans le
monde une trace de leur « génie » : Rudy Ricciotti avec le Pavillon
noir, cube de béton et de verre dédié à la danse, le Grand Théâtre de
Provence de Vittorio Gregotti, qui reste dans le désormais « classique »
style blockhaus, le Grand Conservatoire de Musique du Japonais Kengo
Kuma qui dit s’être inspiré pour construire le bâtiment du traditionnel
pliage de papier japonais, l’origami (mais pourquoi ne pas l’avoir créé
au Japon où il aurait été plus à sa place ?)
Saint-Malo
Nous allons retrouver notre Japonais Kengo Kuma à Saint-Malo ; ce sera le seul lien commun entre la Provence et la Bretagne.
Saint-Malo
ne ressemble en rien aux deux villes précédentes et, comme si sa
présence ici venait en contradiction de ce que nous voulons exprimer,
Saint-Malo n’a aucun passé architectural encore visible, excepté ses
remparts. Non, cette fois, il n’y a plus grand-chose à sauvegarder
d’ancien, tout simplement parce que la ville a été presqu’entièrement
supprimée, écrasée sous les bombes anglo-américaines (et nos pudiques
historiens oublient de dire : et les habitants avec(4) comme beaucoup de villes du littoral atlantique et comme beaucoup de villes en France.
Contrairement
à ses voisines comme Lorient, Brest, Le Havre ou Royan où l’on a opté
pour la facilité, c’est-à-dire pour l’architecture à la mode
après-guerre, celle qui avait pour dieu le béton, celle qui a créé tous
ces sinistres ensembles producteurs de tensions et qui ont défiguré la
plupart de nos villes, Saint-Malo a été soigneusement reconstruite à
l’identique, ou presque, au sein des anciens remparts miraculeusement
conservés. La cité des corsaires fut relevée avec des vrais matériaux
locaux, notamment un granit bien épais et rassurant récupéré dans les
décombres, chaque pierre soigneusement nettoyée et numérotée ; Les rues
furent élargies et les immeubles purent disposer du confort « moderne »,
eau et gaz à tous les étages !
Le futur musée d’histoire maritime de Saint-Malo de l’architecte japonais Kengo Kuma
Ce
choix ne fut pas celui artificiel d’un aréopage soumis aux diktats de
la mode et de la démocratie à usage personnel mais celui de citoyens
regroupés en association pour faire valoir leur attachement à une ville
et à ses pierres dont chacune représentait l’âme des
cent-quarante-quatre Malouins enterrés sous les gravats. Et cette
association confia ce travail à des architectes respectueux du site qui
ne pensèrent pas à laisser leur nom par une provocation égocentrique.
Les constructeurs de cathédrales – qui sont des bâtiments autrement plus
intéressants et durables que les plaisanteries éphémères contemporaines
– étaient modestement anonymes.
Mais
voilà que la municipalité s’avise de créer un Musée d’histoire maritime
qui, comme tous les musées nouvellement créés doivent ressembler à
tout, sauf à des musées. Non, non, ce n’est pas une boutade : ces
nouveaux musées sont des bâtiments qu’on dit futuristes mais qui sont
surtout des caprices de « créateurs » choisis par concours par des
édiles soucieux de leur réélection et des spécialistes (des « experts »)
qui ont, de facto puisqu’ils sont spécialistes, une culture générale
limitée pour la plupart.
Pourquoi
les musées, ces bâtiments censés accueillir les artefacts d’un passé
nécessaire à comprendre le présent, sont-ils toujours la représentation
idoine de ce qu’on présuppose, dans un délire de science-fiction de BD, être des éléments du futur ?
Parce que, dans ce domaine touchant à l’histoire et à la mémoire, là plus qu’ailleurs, il convient d’orienter les esprits.
L’idée n’est pas bien nouvelle, elle peut se résumer dans ce vers de l’Internationale : Du passé, faisons table rase, qui suppose une dictature du progrès qui n’est lui-même qu’une illusion.
Ce
qui fait que notre architecte japonais, mais néanmoins mondialiste, a
conçu le projet titanique de ce musée qui ressemble à l’empilement de
trois hangars décalés d’une hauteur de 35 mètres pour sept étages qui
surplombera la ville de Saint-Malo, « Un belvédère couvert au dernier étage du futur musée offrira une perspective sur toute la ville de Saint-Malo », selon Ouest-France. Mais le contraire est vrai aussi. A savoir qu’à Saint-Malo, on ne verra plus que ce bâtiment.
« C’est le seul endroit de la ville où je ne la vois pas » disait Maupassant quand il mangeait au restaurant de la tour Eiffel.
Quelques exemples…
Oh,
bien sûr, les trois villes que nous prenons en exemple sont loin d’être
les seules touchées par cette gangrène ; nous les prenons en exemple
parce que nous espérons qu’il est encore possible de les sauver, mais
que faire du grotesque Musée Pompidou qui défigure Paris,
Le parvis nord du centre Beaubourg accolé à l’église Saint-Merri (XVIe
siècle) et l’entrée principale du Centre Pompidou en état de
délabrement. Le bassin d’agrément (?) au premier plan égayé (?) par des
œuvres d’art (?) contemporaines (mars 2018)
• Refus de l’antériorité : le passé et le savoir qui est inclus dans ce passé.
• Refus de l’intériorité : une maison doit être de préférence installée dans un désert, espace ouvert et libre plutôt que dans une forêt ; elle ne doit pas refléter un « repli sur soi », les occupants de la maison doivent avoir une vue sur l’extérieur tout comme leur vie doit être vue de l’extérieur, elle doit être « nue », d’où la systématisation de la mise en place des grandes baies vitrées et le refus de toute décoration, ne serait-ce qu’une bordure.
du
massif et disgracieux Palais des Festivals de Cannes, du cataclysmique
Musée des Confluences de Lyon (illustration ci-dessous), qui ressemble à
une immense soucoupe volante qui se serait crashée là,
dans
un amas indescriptible de tôles et de béton qui devrait susciter la
terreur des Lyonnais s’ils n’avaient pas été bien formatés, à accepter
l’outrage de l’effrayante et agressive Philharmonie de Paris de Jean
Nouvel,
gueule
béante d’un dragon qui semble prêt à vous dévorer (la musique
adoucit-elle vraiment les mœurs ?), du Musée de la Romanité à Nîmes,
encore
un musée en forme de boîte de conserves mal ouverte jouxtant les Arènes
de Nîmes, du Stederlijk Museum (encore un) d’Amsterdam qui ressemble à
une énorme baignoire blanche accolée à un bel immeuble ancien, de la Cité du Vin à Bordeaux, sorte de monstrueux étron doré comme un staphylocoque, quel rapport avec Bordeaux ou le vin ?
« And the winner is… »
La
palme de l’infamie – ou du ridicule – est remportée par Philippe Starck
qui ne se cache pas de construire des bâtiments acculturés, « l’acculturation est son projet » nous prévient David Orbach(5).
Sa prochaine victime sera la ville de Metz où il va construire un hôtel
de treize niveaux pour une hauteur de quarante mètres. « Au sommet, l’établissement offrira sur la ville de Metz une vue à couper le souffle », précise un journal local.
Et
les Messins auront la vue sur la tour, comme les Malouins ont la vue
sur leur nouveau musée. Mais vous pensez bien que l’architecte « adulé de par le monde pour ses fulgurances et sa fabuleuse fécondité »
(selon un autre journal local qui n’est pas en mal non plus de
dithyrambe) ne s’est pas contenté de construire une tour, il fallait
aussi qu’il appose sa patte idéologique (à défaut de la lever) : il
construira au sommet de la tour la réplique d’une maison du XIXe siècle, qui va donc représenter de visu le déracinement cher au designer. « C’est un jeu sur les racines déracinées »,
explique sans complexe l’architecte. Effectivement, quel génie ! Quelle
« fabuleuse fécondité » ! Une tour stupide bien lisse trouée de
fenêtres avec au sommet une villa reconstituée (même pas l’idée d’en
construire une originale…)
L’Ordre Mondial
Spengler
avait bien montré le processus de déclin de l’Occident qui entraîne
dans sa chute tout ce qui vit sur la planète puisque l’Occident y a
instillé lentement et partout ses valeurs et surtout ses poisons(6).
Depuis
la Révolution française et l’avènement de Darwin comme nouveau
prophète, l’Occident est totalement imprégné de l’idée que le progrès
est un concept incontournable, que le monde est en constante évolution
avec l’idée d’une avancée linéaire sans fin et des lendemains qui
chantent toujours et de plus en plus fort et de plus en plus mal à
mesure qu’on croit s’approcher du paradis mais qui, inéluctablement,
comme tout ce qui vit, nous amène vers la mort, vers une fin, quelle
qu’elle soit.
Le
temps est à l’image du monde : toute vie sur Terre, quel que soit son
règne : végétal, animal, humain, et même minéral, procède d’un mouvement
cyclique et y est soumis. Tout meurt et tout revit.
On
ne peut pas comprendre, de nos jours, que passé, présent et futur
cohabitent dans un même maelström et sont interdépendants, que le passé
n’est pas un but mais un phare, qu’il n’est pas poussiéreux mais
constitue une source pure d’où procède la vie, source constamment
renouvelée lorsqu’on y revient et donc toujours jeune.
Cette
construction spirituelle est bien trop difficile à concevoir pour nos
contemporains ; un cycle se dégrade de spiritualité en matérialité ;
comme nous sommes à la fin d’un cycle, nous sommes donc en pleine
matérialité – essentiellement représentée par le culte de l’argent – et
tous les comportements humains sont conditionnés par cette dégradation, y
compris le choix de notre architecture.
Ce qu’on appelait encore Occident il y a un siècle est donc devenu l’Ordre Mondial.
L’Ordre
Mondial est dirigé par quelques sociétés plus tellement secrètes dont
font partie la plupart de nos gouvernants ; leur dessein est de
s’approprier le monde matériel en ayant soin de détruire les fondements
des sociétés traditionnelles et leur enracinement ; il ne prend plus
beaucoup de précautions pour cacher ses objectifs ; sa nuisance s’exerce
dans tous les domaines : comme le rôle de la mode actuelle est de
déstructurer les corps, celui de la philosophie de déstructurer les
esprits, celui de l’art ou de la musique, de rompre les liens avec le
sacré, celui de l’agroalimentaire consiste à habituer les estomacs à
manger des horreurs (des insectes, par exemple) et, surtout, à faire
disparaître le paysannat, et celui qui nous occupe ici, l’architecture
contemporaine, dont le but est clairement de déstructurer le bel
ordonnancement de nos villes et de faire en sorte que les peuples ne
puissent plus se référer à leur sol.
Comment en est-on arrivé là ?
Il
nous faut ici remonter avant même ce que certains sites internet qui se
consacrent à une Histoire parallèle du monde appellent la « Fraternité
du Serpent », l’ancêtre supposée des Illuminati qui aurait manifesté les
premières nocuités de ce courant à l’époque sumérienne 3 300 ans avant
notre ère, un millénaire après le commencement de notre Kali-Yuga.
Nous
allons parler plutôt de certains personnages mythologiques, des Titans,
dont Prométhée est le plus illustre exemple, puisqu’il créa l’Homme
qui, originellement, était presque semblable aux dieux mais qui, par une
faute de Prométhée – la connaissance du feu qu’il donna aux hommes –
perdit ses pouvoirs originels ; Prométhée est l’archétype même du Titan,
celui qui veut se mesurer aux dieux – c’est l’hubris, la vanité, qui le
mène – et qui utilise la ruse pour arriver à ses fins. On sait ce qui
advint de lui quand Zeus décida de le punir de son arrogance et de ses
tricheries. On comprend mieux qu’il représente à la fois l’humanisme,
l’Homme qui se veut supérieur aux autres règnes, le surhumanisme,
supérieur à lui-même, et qui va aboutir au transhumanisme, l’Homme qui
croit qu’il est l’égal des dieux, ou de Dieu. Cette vanité s’exprime par
ce qu’on appelle de nos jours le titanisme, des œuvres grandioses,
notamment en matière d’architecture, qui vont se manifester par la
construction de tours – des « gratte-ciel » – toujours plus hautes, qui
veulent arriver « jusqu’au ciel », donc jusqu’aux dieux et par les
moyens utilisés pour les construire et les faire proliférer, la ruse ou
l’escroquerie érigée en mode de relation. Nous sommes donc entrés dans
une nouvelle ère prométhéenne, Prométhée, l’archétype des origines qui
ressurgit, à la fin du cycle, comme un bateau qui, avant de couler,
montre sa proue une dernière fois comme un pied-de-nez, ou comme le
serpent, l’ouroboros, qui se mord cycliquement la queue(7).
Charles-Édouard
Jeanneret, dit Le Corbusier, fut l’un de ces architectes-urbanistes
inventeurs de l’architecture contemporaine. Ce Français d’origine
suisse, donné en exemple dans toutes les écoles d’architecture du monde,
avait conçu un projet, le plan Voisin,
visant
à construire des tours à Paris en détruisant l’ensemble des bâtiments
antérieurs, sauf les églises (l’ironie du sort veut que ce sont d’abord
les églises qui sont détruites aujourd’hui…). Ce projet n’était pas un
coup de folie passager puisque Le Corbusier a récidivé lors d’un
séminaire d’architectes et d’urbanistes en présentant en 1933 la Charte
d’Athènes qui devait systématiser le plan Voisin à l’ensemble
de la planète. Cette Charte fut appliquée après la guerre pour
reconstruire les villes détruites par les bombardements anglo-américains
en France, un plan idéologique et totalitaire auquel a fort
heureusement échappé Saint-Malo.
Ce
processus morbide n’a pu être mis en place qu’avec la complicité de
certains édiles, atteints de cette même hubris, souvent de mégalomanie
et plus sûrement attentifs à laisser leur nom sur une plaque de rue.
Marquer son passage en marquant son territoire
On
sait comment les animaux marquent leur territoire ; mais comment faire
en sorte que son passage sur Terre reste dans l’Histoire, surtout si
l’on a été un médiocre chef d’État ? L’œuvre de l’Homme dépasse l’homme
au moins parce qu’elle lui survit plus longtemps. C’est à cet espoir que
se sont raccrochés les présidents de la Ve République
française dont la vanité n’a réussi qu’à enlaidir la capitale. C’est sûr
qu’ils n’allaient pas construire dans le Cantal ; pour autant, leurs
traces ne dureront pas le temps des pyramides, ni même celui des
cathédrales, ni même celui des humbles maisons paysannes.
Pompidou
a donc laissé son nom au Centre Beaubourg, Mitterrand aux tours de la
Bibliothèque nationale, Chirac a suivi avec le Musée des Arts premiers.
Les
maires des grandes villes françaises, puis des villes moyennes, puis
des petites villes et même des villages, entraînés par d’aussi illustres
exemples, n’ont pas tardé à les imiter. C’est ainsi que la France s’est
« parée » de toutes sortes de constructions loufoques jusque dans ses
derniers recoins.
C’est
que, pour leur défense, ces édiles pensent faire le bien de leurs
concitoyens : toujours plus haut, plus grand, plus « moderne » (dans les
années 60, des panneaux fleurissaient à l’entrée des villages : son
château, ses commerces, sa piscine « olympique »…)
Mais
pourquoi s’imaginent-ils que, lorsqu’on choisit une ville moyenne pour y
habiter, on n’a qu’une seule envie, c’est de voir cette ville grandir,
s’étaler avec ses hideuses zones industrielles et commerciales, ses
panneaux publicitaires, ses PLU à l’infini, rongeant chaque jour les terres agricoles… ?
La
quantité plutôt que la qualité de vie ? Faut-il vivre dans une grande
ville pour être heureux ? Si on choisit pour vivre une ville moyenne ou
petite, c’est pour sa qualité de vie, ce n’est pas pour qu’elle devienne
une grande ville.
Les élus des villes culturelles veulent à la fois faire avancer leur ville vers le « progrès »
et accroître la manne des retombées touristiques qui attirent dans
leurs cités des millions de touristes qui ne viennent que pour une
chose : la spécificité architecturale de la ville ancienne. Ces
visiteurs ne viennent pas pour admirer la nouvelle tour du célèbre
architecte Machin ou la nouvelle médiathèque en forme de bateau échoué.
Ça, ils l’ont dans toutes les autres villes du monde qui ne peuvent
s’enorgueillir de leur passé, de Dubaï à New-York en passant par
Shangaï.
Jean Giono disait fort justement : « À quoi bon aller là-bas si rien n’est différent d’ici ? »
Une architecture hors-sol
Autrefois
respectées, les recommandations des architectes des Bâtiments de France
sont de plus en plus souvent contournées avec l’approbation des
autorités locales. Pourtant, leur charte est basée sur le bon sens.
« L’architecture
est une expression de la culture. La création architecturale, la
qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu
environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du
patrimoine sont d’intérêt public. Les autorités habilitées à délivrer le
permis de construire ainsi que les autorisations de lotir s’assurent,
au cours de l’instruction des demandes, du respect de cet intérêt(8). »
Dans sa belle conférence(9)
enregistrée à l’Université populaire de Caen, David Orbach, architecte
contemporéaniste repenti, comme il se présente lui-même, nous donne
quelques clefs supplémentaires de compréhension du phénomène qu’il a
pêchées de son expérience et au contact de ses condisciples et de leurs
œuvres.C’est encore une fois le Corbusier qui a donné l’exemple en
prônant une architecture hors-sol, comme les tomates que
l’agroalimentaire nous donne maintenant à manger, analogie qui n’est
évidemment pas le fait du hasard. Partant du principe que la nature est
sale et qu’il convient d’envisager un monde lisse dépourvu de toute
aspérité, l’architecture contemporaine doit donc se dégager du sol ; les
maisons seront construites sur pilotis comme sa villa Savoye
ainsi
que les unités d’habitation comme La Cité radieuse. C’est dans ce même
esprit antinaturel que Le Corbusier avait préconisé d’installer les
crèches au sommet des immeubles pour éviter aux enfants la promiscuité
avec le sol comme ce fut le cas pour la « Maison du fada » comme les
Marseillais surnommaient la Cité radieuse.
L’architecture contemporaine doit appliquer deux règles principales :
• Refus de l’antériorité : le passé et le savoir qui est inclus dans ce passé.
• Refus de l’intériorité : une maison doit être de préférence installée dans un désert, espace ouvert et libre plutôt que dans une forêt ; elle ne doit pas refléter un « repli sur soi », les occupants de la maison doivent avoir une vue sur l’extérieur tout comme leur vie doit être vue de l’extérieur, elle doit être « nue », d’où la systématisation de la mise en place des grandes baies vitrées et le refus de toute décoration, ne serait-ce qu’une bordure.
Les matériaux traditionnels faisant référence au sol, à la culture, au passé et à la nature seront bannis.
On préférera donc l’emploi du béton, du verre et de l’acier.
La solution : renouer avec les rites
Les
rites, dont nous avons dit qu’ils étaient la répétition du mythe
d’origine, sont aussi une respiration régulière de ce tout ce qui est
vivant ; une maison, un village ou une ville sont vivants.
Comprenons-nous
bien : puisque la technique existe, il n’est pas question de s’en
priver ; au contraire, comme ce qui a été fait à Saint-Malo et comme ce
qui se fait avec d’anciennes maisons restaurées, il convient de
respecter le passé tout en bénéficiant des acquis du présent.
Le problème se pose moins pour des maisons individuelles éloignées d’un environnement historique.
Les
réalisations de maisons individuelles dites d’architectes (sic)
implantées hors ville et qui s’intègrent quelquefois parfaitement au
paysage environnant ne manquent pas et, disposant de toutes les
innovations techniques, sont agréables à vivre et permettent à la
créativité des architectes de s’exprimer sans détruire une antériorité
inexistante.
De
même, Il est bien évident que ces villes anciennes doivent elles aussi
s’adapter sur le plan de la fonctionnalité ; encore faut-il que les
municipalités envisagent cet avenir en tenant compte des spécificités du
passé qui ont façonné ces villes : chacune possède une âme qu’il
convient de ne pas détruire en optant pour la facilité du choix
individuel d’un architecte international puis d’un autre, et de
promouvoir un chaos visuel au lieu d’imaginer un processus global qui ne
vient pas en rupture avec les strates architecturales qui se sont
humblement insérées et ont cohabité harmonieusement tout au long des
siècles.
Dans
cette optique, les édiles devraient consulter d’autres personnes que
des technocrates ; ils doivent rassembler autour d’eux ceux qui ont
quelque légitimité à donner un avis : historiens, techniciens du
bâtiment, écrivains, citoyens éclairés amoureux de leur ville… et aussi
les architectes respectueux de leur travail et du contexte dans lequel
il doit s’exercer, qui ne sont pas là pour imposer les productions de
leur égocentrisme. Il faudrait pour cela que les édiles aient le sens du
bien commun et comprennent que le futur ne peut surgir que du passé, de
tous ceux qui sont morts au cours des générations pour que leur ville
reste belle. L’équilibre de la beauté est précaire, n’importe quelle
chiquenaude peut le détruire à jamais.
Ces
quelques rares architectes qui sauvent l’honneur de la profession sont
évidemment dénigrés par la majorité de leurs confrères soumis aux
impératifs du marché et de la mode ; ces derniers croient pourtant
détenir la vérité et faire partie d’un courant novateur qui s’insère
dans une sorte de sens de l’Histoire illusoire et idéologique. Ces
architectes conformistes ont inventé l’arme absolue à l’encontre des
rebelles à l’uniformisation : celui qui entend respecter le passé et les
citoyens (qui ont aussi leur mot à dire) et qui s’efforce d’insérer
harmonieusement son travail dans le bâti existant est taxé de
« pasticheur ».
Sur
toute la planète et de tous temps, se sont construites et ont subsisté
des maisons et des villes dont les caractéristiques : forme, couleurs,
matériaux… avaient un lien avec la nature du sol, le climat de la
région, le caractère de ses habitants et la culture esthétique du lieu
qui s’est lentement et laborieusement formée, hommes et terroirs se
façonnant mutuellement ; c’est cette diversité issue du sol qui se
manifeste parfois d’un village à l’autre qui fait la richesse de la vie
et qui est garante de sa pérennité. Peut-être qu’un jour – lorsque les
hommes auront retrouvé leur esprit – se débarrassera-t-on de ces verrues
pour magnifier le monde, comme on se débarrasse de ces disgracieuses
excroissances sur notre peau.
Pierre-Émile Blairon
(1)
Le secteur économique touristique constitue la première source de
revenus en France (en y comprenant les activités annexes comme
l’artisanat d’art et tous les commerces liés au tourisme), loin devant
les activités issues de la révolution industrielle du XIXe
siècle ; mais on continue, au nom d’un « romantisme » ouvrier et d’un
mépris du passé, à ignorer les premières pour pratiquer un acharnement
thérapeutique sur les secondes.
(2) Aix en Dialogue n° 58, supplément hors-série : La métamorphose d’une ville, janvier 2013
(3) La Provence, 1er mars 2018
(4) Selon l’estimation la plus courante : 75 000 victimes et 550 000 tonnes de bombes déversées en 1944 sur la France, pays « allié ».
(5) Architecture contemporaine et laideur par Coste Orbach : regarder la vidéo
(6) Ce processus est analysé dans mon ouvrage : La Roue et le sablier, disponible sur Amazon.
(7) La Roue et le sablier, op. cit.
(8) www.architecte-bâtiments.fr
(9) Architecture contemporaine et laideur par Coste Orbach : regarder la vidéo
(2) Aix en Dialogue n° 58, supplément hors-série : La métamorphose d’une ville, janvier 2013
(3) La Provence, 1er mars 2018
(4) Selon l’estimation la plus courante : 75 000 victimes et 550 000 tonnes de bombes déversées en 1944 sur la France, pays « allié ».
(5) Architecture contemporaine et laideur par Coste Orbach : regarder la vidéo
(6) Ce processus est analysé dans mon ouvrage : La Roue et le sablier, disponible sur Amazon.
(7) La Roue et le sablier, op. cit.
(8) www.architecte-bâtiments.fr
(9) Architecture contemporaine et laideur par Coste Orbach : regarder la vidéo