Première parution : Stéphane François et Olivier Schmitt, « Le conspirationnisme dans la Russie contemporaine », Diogène, 2015, n° 249-250, p. 120-129.
Depuis la chute de l’URSS, les thèses
conspirationnistes connaissent un essor croissant en Russie, en
particulier depuis le début des années 2000. Certaines sont mêmes
exprimées par des proches des cercles du pouvoir. Le paroxysme a été
atteint ces dernières années avec les déclenchements du conflit syrien
et surtout ukrainien, qui ont libéré la parole anti-occidentale de la
part du régime ou de proches du régime poutinien. Toutefois, les
origines des thèses complotistes russes, à forte teneur anti-américaine,
sont anciennes et sont à chercher dans la chute de l’URSS (I). Le
principal théoricien de ce conspirationnisme depuis vingt ans reste
l’ultranationaliste Alexandre Douguine, proche des cercles du pouvoir
(II). Parallèlement au rôle de Douguine, l’État russe a mis en place une
propagande suivant un « storytelling » précis (III), montrant
implicitement les objectifs de politique étrangère de l’État russe (IV).
Humiliation et nationalisme dans la Russie postsoviétique
Un mythe politique fondamental de la vision russe du
monde est « l’humiliation » dont aurait souffert la Russie dans les
années 1990, un sentiment largement partagé par les élites russes
actuelles, et qui s’appuie sur plusieurs motifs rhétoriques. La
désintégration de l’URSS, puis la mondialisation au début des années
2000, ont engendré en Russie de nombreuses angoisses sociales, d’autant
que les États-Unis sont apparus comme le grand pays triomphateur. Cela a
favorisé l’émergence d’un discours fort dynamique ayant plusieurs
caractéristiques.
La première est l’imagerie d’un complot occidental
qui aurait détruit l’Union soviétique. Or, des problèmes structurels
fondamentaux ont conduit au déclin de l’URSS, pas à son effondrement. La
fin de l’Union soviétique a été le résultat d’un processus de
négociations entre Russes, Ukrainiens et dirigeants des autres
républiques soviétiques. L’ouverture des archives a depuis montré que
les États-Unis, en particulier, ont tenté de freiner le rythme de
l’effondrement de peur de potentielles violences et de la dissémination
des armes nucléaires soviétiques (Plokhy 2014).
La deuxième est la fameuse « promesse » de ne pas
étendre l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, promesse dont aucun
document d’archive (et aucun accord international) ne fait la moindre
mention, fait fi de la volonté des États nouvellement souverains de
rejoindre l’Alliance et du droit des Alliés de les accepter (Sarotte
2014), mais fonctionne comme un argument récurrent servant à alimenter
un fantasme d’encerclement.
La troisième caractéristique de l’humiliation est
l’interventionnisme militaire occidental, en particulier au Kosovo, en
Irak et en Libye, qui a été utilisé pour justifier en retour l’annexion
de la Crimée. Enfin, le dernier élément du sentiment d’humiliation
serait la corruption économique, politique et morale des années Eltsine,
dont auraient bénéficié les Occidentaux, et à laquelle Vladimir Poutine
aurait mis bon ordre. L’opposition entre les deux périodes
(élément-clef du discours du régime russe sur lui-même) est largement
fantasmée, ne serait-ce que parce que Poutine est arrivé au pouvoir en
tant que défenseur des intérêts d’Eltsine (directeur des services
secrets puis signataire d’un décret protégeant Eltsine de toute enquête
pénale), et qu’une classe d’oligarques en a simplement remplacé une
autre (Rakhmanova 2014).
Ce discours expliquant que tous les événements
internationaux sont liés entre eux et relèvent d’une volonté
d’humiliation de la Russie trouve un écho conspirationniste dans un pays
où la tradition de recherche en sciences sociales est très faible. Du
fait du poids de l’idéologie marxiste en URSS, le développement d’une
pensée critique a été très limité et, à la fin de la guerre froide, il a
été bien plus facile pour de nombreux spécialistes de sciences sociales
de passer de l’étude du matérialisme historique à la révélation des
complots imaginaires ourdis par les États-Unis contre Moscou dans le
cadre d’un affrontement « géopolitique » global. L’un de ces théoriciens
est Alexandre Douguine.
Le rôle d’Alexandre Douguine
Né à Moscou en 1962, docteur en histoire des sciences
et en science politique, Alexandre Douguine est actuellement considéré
comme le principal idéologue de la Nouvelle Droite russe. Dès le début
des années 1990, il s’est rapproché de l’extrême droite occidentale
anti-américaine. Il doit également être vu comme le principal théoricien
du néo-eurasisme, un concept géopolitique en vogue à Moscou (Chaudet,
Parmentier et Pélopidas 2007). Toutefois, son eurasisme diffère
radicalement de celui des penseurs de l’émigration russe des années
1920.
Douguine est un ancien responsable du parti
national-bolchevique de 1994 à 1998. Après son départ du parti, il anime
l’association historico-religieuse Arctogaïa1.
Au début des années 2000, il se rapproche de Vladimir Poutine avec la
création du mouvement Eurasia, qui devient un parti en avril 2001, ayant
fait le choix de la respectabilité publique. Le parti Eurasia se
transforme en novembre 2003 en Mouvement eurasiste international dont le
« Conseil supérieur » comprend un certain nombre de personnalités comme
le ministre de la Culture Vladimir Sokolov, le vice-ministre des
Affaires étrangères Victor Kalyuzhny, le conseiller présidentiel
Alsambek Aslakhanov… Durant le même temps, il devient également
responsable du « Centre d’études conservatrice » de l’université d’État
de Moscou, l’université Lomonosov. Malgré cette activité, il continue de
partager nombre de thèmes avec l’extrême droite ouest-européenne, qui
d’ailleurs le reconnaît toujours comme l’un des siens : il est par
exemple le correspondant russe de la revue néo-droitière Nouvelle École depuis 2009.
La pensée de Douguine est fortement influencée par
les idées slavophiles de l’Église orthodoxe, selon lesquelles Moscou est
la « Troisième Rome ». Alexandre Douguine a synthétisé au sein d’une
pensée complexe, parfois déroutante, des éléments hétérodoxes allant de
l’ésotérisme à la philosophie politique, en passant par l’explication
complotiste. Des proportions diverses de principes géopolitiques, de
références à la notion d’« Empire », y sont visibles, ainsi que des
références plus précises à Karl Haushofer, Ernst Niekisch, Carl Schmitt,
Jean Thiriart, Julius Evola, René Guénon. Il a traduit plusieurs textes
de René Guénon, dont son livre fondateur de 1927, La crise du monde moderne, en 1991. La même année, il consacre une émission télévisée au penseur français.
Ces références hétéroclites deviennent cohérentes
grâce au ciment théorique de l’humiliation russe par les Américains. Le
conspirationnisme est en effet prégnant dans les élaborations théoriques
de Douguine2.
D’abord, par sa crainte du supposé rôle subversif des États-Unis, mais
aussi au travers de son rejet d’une mondialisation qui provoquerait
l’apparition d’un monde « unipolaire ». En outre, il a développé dans
les années 1990 la théorie de la « conspiratologie ». Ce terme
pseudo-scientifique désigne une construction théorique issue de
l’enquête visant à démasquer les comploteurs, donc une théorie du
complot qui s’abrite sous un vernis d’esprit critique.
Le discours néo-eurasiste donne une place importante à
la théorie de la conspiration entendue comme forme idéologique, au sens
de dénégation du réel : il s’agit d’une clé permettant la compréhension
du monde et de ses changements. Toute l’œuvre de Douguine est
structurée par l’idée selon laquelle les États-Unis, et plus largement
les pays occidentaux sont foncièrement hostiles à la Russie. L’explicite
« Être russe signifie être anti-américain ou pourquoi nous n’aimons pas
les États-Unis » est d’ailleurs le titre d’un chapitre de l’un de ses
livres (Douguine, 2006a)3.
Son discours ultranationaliste, conspirationniste et anti-occidental
s’est fait bruyamment entendre dans les médias russes importants durant
la crise de Crimée.
Ses thèses complotistes et anti-américaines sont
diffusées dans les médias russes, notamment à la télévision et à la
radio, dès la fin des années 1990. En 1998, il devient en outre
conseiller à la Présidence de la Douma pour les questions stratégiques
et géopolitiques, une fonction qu’il exerce toujours. Il a eu aussi une
influence non négligeable sur les partis, les hommes politiques russes
et sur les officiers de l’armée. Ses thèses sont également développées
dans ses ouvrages, dont les traductions françaises ne sont publiées que
par des éditeurs d’extrême droite, tous issus du courant
nationaliste-révolutionnaire, connu pour son anti-américanisme et son
antisionisme primaires : La quatrième théorie politique : La Russie et les idées politiques au XXIe siècle (2012) et Pour une théorie du monde multipolaire (2013) chez Ars Magna ; les autres, Le prophète de l’eurasisme (2006), La grande guerre des continents (2006), L’appel de l’Eurasie. Conversation avec Alain de Benoist
(2013), chez Avatar Éditions. Douguine n’est pas le seul auteur à
véhiculer une vision complotiste et anti-occidentale des relations
internationales, mais il est certainement l’un des plus importants en
raison de ses accès aux instances du pouvoir russe et de sa visibilité
médiatique.
L’écriture d’un « storytelling »
L’une des clefs de la guerre d’information russe, et
donc de la propagande conspirationniste anti-occidentale, est à chercher
dans l’influence des « technologues politiques » sur la vie politique
russe depuis l’effondrement soviétique : un groupe de manipulateurs au
service des plus offrants, qui créaient des histoires politiques
parfaitement scriptées au profit de leurs champions politiques allant
bien au-delà du « storytelling » existant dans les sociétés
occidentales. La principale évolution sous le régime de V. Poutine étant
que le Kremlin a désormais établi un monopole sur ces pratiques en
s’attachant les services de ces technologues politiques, y compris le
plus célèbre d’entre eux, Vladimir Surkov.
Le talent des technologues politiques consiste à
manipuler les technologies de l’information, créant des drames virtuels
au sens littéral du terme, car ils n’existent qu’à la télévision ; et en
influençant le discours dominant sur les médias sociaux. Mais ces
mini-drames n’existent que parce qu’ils sont tenus par un méta-récit
unificateur qui donne du sens à tous les événements. En 1996, ce récit
était celui de « M. Eltsine face aux communistes », suivi par « M.
Poutine face aux Tchétchènes » lors de son arrivée au pouvoir en
1999-2000, « M. Poutine contre les oligarques » en 2003-2004, « Le
retour de la Russie » en 2007-2008 et enfin « Les valeurs
conservatrices » depuis 2012. Dans une large mesure, la politique en
Russie est virtuelle et consiste à donner les apparences d’un enjeu en
manipulant largement le cadre de référence de l’expression des citoyens
(Wilson 2005).
De ce fait, le contrôle des médias est essentiel et
il est significatif que les principales violences contre les
journalistes s’exercent toujours lorsqu’un changement de méta-récit a
lieu. Il est fondamental de comprendre que l’enjeu de ces technologies
politiques est d’abolir la frontière entre la vérité et le mensonge, et
de présenter des mensonges évidents comme des « points de vue
alternatifs ». Dans cette perspective, la Russie contemporaine et ses
technologues politiques sont extrêmement postmodernes en ce qu’ils
abolissent la différence, caractéristique de la modernité, entre le
mythe et la réalité (Pomerantsev 2014).
Comme l’un des principaux technologues politiques,
Sergueï Markov, l’expliquait en 2007 : « l’opinion publique change, elle
ne disparaît pas, mais est progressivement créée artificiellement. (…).
L’opinion publique est de plus en plus créée par les ordinateurs, qui
n’ont pas d’avis propre puisqu’ils dépendent du programme qui est
inséré. Tous les groupes d’intérêt se battent pour le droit d’insérer
leur propre programme » (Wilson 2014 : 23). La justification de cette
vision ultra-cynique de la politique est en général que la Russie ne
fait que de manière artisanale que ce que l’Occident pratique à grande
échelle. Il est clair que les régimes démocratiques occidentaux font
face à des problèmes de désenchantement des citoyens, d’émergences
d’oligarchies politico-administratives et de diminution de
l’indépendance des médias. Mais ces problèmes sont des dégénérescences
des régimes politiques, ils n’en constituent pas, comme en Russie, la
nature fondamentale. D’autant que le mythe principal du régime, qui
consiste à présenter V. Poutine comme le bon tsar chargé de discipliner
les mauvais boyards afin de rétablir la puissance russe, est un immense
mensonge.
Ce mythe repose en effet depuis le début sur trois
idées : que le Caucase allait être pacifié ; que la Russie était une
économie émergente pleine de potentiel ; et que l’autorité de l’État
allait être restaurée à travers l’établissement de la « verticale du
pouvoir » (vertikal vlasti). Malheureusement, le
Caucase est aujourd’hui loin d’être pacifié, l’échec de la politique
russe y étant patent (la région a complètement disparu du discours
politique alors qu’elle était au cœur du discours dominant du début des
années 2000) ; le système économique, basé sur les hydrocarbures, la
corruption et la proximité du pouvoir ne fait pas de la Russie un grand
émergeant, mais plutôt un pays en déclin (Ledeneva 2013) ; et la
verticale du pouvoir, qui de fait déresponsabilise des exécutants
réduits à attendre les ordres d’un supérieur, est un échec conduisant V.
Poutine lui-même à admettre en 2011 que 80 % des décrets présidentiels
ne sont pas appliqués par les régions. Pour maquiller ces échecs, le
recours à la technologie politique est systématique, et comprend une
variété de moyens, qui servent de base à la guerre de l’information
russe à l’étranger. Le conspirationnisme en fait partie. En effet, le
pouvoir reprend régulièrement à son compte l’idée issue de la guerre
froide, de la « main de l’étranger », c’est-à-dire l’action de la CIA et
des banques américaines, derrière les contestations internes de son
régime.
Le but fondamental de la technologie politique, qui
est un moyen de la guerre de l’information, est d’abolir la différence
entre la vérité et le mensonge, pour n’offrir qu’une variété de « points
de vue » à la valeur censément équivalente. Un bon exemple de ce type
de pratique est la récente contestation russe (juin 2015) des
alunissages américains de 1969 par un porte-parole du gouvernement.
Mais surtout, la guerre de l’information est un
concept qui recouvre en fait une gestion latente des processus
d’information économique et culturelle de l’adversaire, et une forme
d’agression informationnelle. V. Poutine définissait le concept en 2012
comme une « matrice d’outils et de méthodes destinés à atteindre des
objectifs de politique étrangère sans l’emploi de la force mais à
travers l’usage de l’information et d’autres leviers d’influence »4.
Le concept se retrouve dans les documents officiels russes tels que la
stratégie de sécurité nationale et la doctrine militaire. Ces documents
présentent un monde hostile (cohérent avec le fantasme de
l’humiliation), dans lequel la Russie est soumise à des agressions
potentielles de toutes sortes, et doit donc se défendre en attaquant ses
adversaires (notamment les pays occidentaux) avant qu’ils ne
l’attaquent. La guerre de l’information est perçue comme adaptée à la
situation dans laquelle la Russie pense se trouver vis-à-vis des pays
occidentaux : ni paix, ni guerre ouverte utilisant la force armée, mais
un état de conflit permanent qui nécessite l’emploi de moyens
alternatifs afin d’affaiblir la volonté et la capacité de l’adversaire
(Franke 2015). La guerre de l’information est donc une partie intégrante
de la grande stratégie russe, impliquant une action aussi coordonnée
que possible des agences militaires comme civiles, et visant les
adversaires désignés de la Russie, donc les pays de l’OTAN, dans la
continuité de son discours conspirationniste sur l’humiliation russe
dans les années 19905.
Les actions de propagande à destination des pays occidentaux
Pour ce faire, la Russie dispose de moyens variés. Le premier est le contrôle de médias diffusés internationalement : Russia Today et Sputnik News. RT
est une chaîne connue pour son conspirationnisme, accueillant des
intervenants ayant la fâcheuse manie de voir des complots du Mossad ou
de la CIA partout, bien qu’elle cherche à être l’équivalent russe de
grandes chaînes d’information internationales comme CNN ou Al-Jazeera.
Sa diffusion télévisuelle reste limitée. En revanche, son succès sur
Internet est évident : il s’agit de la première chaîne d’information à
avoir dépassé le milliard de vues sur YouTube. Le positionnement
éditorial, adapté en fonction des audiences nationales, combine à la
fois la mise en avant d’interlocuteurs conservateurs (qui s’adaptent
parfaitement à la nouvelle ligne politique du Kremlin) et de voix
prétendument « alternatives » (utiles tant qu’elles servent à critiquer
les gouvernements en place) avec des « enquêtes » destinées à satisfaire
une audience prédisposée aux théories du complot (Bronner 2013) (comme
par exemple un « reportage » expliquant comment la CIA a créé le virus
Ebola). Sputnik News est le nouveau nom de la chaîne La Voix de la Russie, et son positionnement est similaire à RT,
avec également une présence forte sur Internet. Dans la pure tradition
de la technologie politique, l’essentiel n’est pas que les faits soient
vrais, mais il s’agit au contraire de créer une réalité alternative,
critique envers le « système », ce qui correspond aux attentes de
certaines catégories des populations occidentales désabusées par
l’évolution de leurs systèmes politiques.
Le deuxième outil est la mise en place d’une « usine à trolls » dont l’existence a fait l’objet d’enquêtes documentées du New York Times et du Guardian.
Ces employés travaillent toute la journée à inonder de commentaires les
sites en ligne des journaux occidentaux, des groupes Facebook
judicieusement choisis et de Twitter. Les consignes changent en fonction
des événements et des intérêts du pouvoir russe. Un jour, il peut
s’agir d’alimenter des rumeurs selon lesquelles l’OTAN se préparerait à
envahir la Russie, le lendemain de poster massivement des images, vidéos
et commentaires traitant Barack Obama de « singe inculte » pour avoir
mâché du chewing-gum lors d’un voyage en Inde, etc. Des journalistes ont
également montré que la Russie avait créé des
milliers de robots Twitter dont le seul objectif est de retwitter les
informations jugées importantes à mettre en avant par le Kremlin.
L’effet de masse produit par la multiplication de la même information
sur des supports variés contribue à créer cette « politique virtuelle »
qui est l’objectif de la technologie politique.
Enfin, le dernier outil est la mise en place d’un
réseau de conspirationnistes et/ou de militants politiques (de gauche
comme de droite) favorables à la Russie et à ses thèses. Ainsi, parmi la
première catégorie, Russia Today s’est associée à Thierry
Meyssan et à son Réseau Voltaire. Cette chaîne a aussi donné la parole à
des conspirationnistes américains, comme Alex Jones ou Webster Tarplay,
qui considèrent que le 11-Septembre est un « Inside Job ». Parmi
les seconds, nous trouvons, pour ne prendre que ces exemples, Aymeric
Chauprade, ancien responsable du Front national, qui a contesté
l’origine des attentats du 11 Septembre 2001, et qui prône un
rapprochement avec la Russie, ou Alain Soral, qui a d’ailleurs préfacé
la traduction de l’un des ouvrages de Douguine, La quatrième théorie politique,
et qui est l’un des membres actifs du réseau de ce dernier. Nous
trouvons également dans les réseaux pro-Kremlin plusieurs structures
pilotées/dirigées par des militants d’extrême droite qui servent de
relais à la propagande poutinienne : par exemple, le Mouvement Novopole
ou le Collectif France-Russie tous deux dirigés par André Chanclu, un
ancien d’Ordre Nouveau, un mouvement néofasciste dissous en 1973 ; ou encore Alexandre Latsa, un Franco-Russe vivant en Russie, travaillant pour Sputnik France et proche de la galaxie nationaliste-révolutionnaire.
De son côté, le réseau de militants d’extrême droite
constitué par Alexandre Douguine a également joué un rôle important dans
le relais du conspirationnisme russe. En effet, ce réseau a comme
particularité d’être composé de personnes qui rejettent fortement à la
fois le libéralisme (philosophique ou économique), les États-Unis et les
valeurs occidentales. Elles viennent principalement des rangs de la
Nouvelle Droite ou du nationalisme-révolutionnaire, tel le site voxnr.com.
Toutes ces personnes soutiennent l’annexion russe de la Crimée et
reprennent le discours de l’agression, ou du moins de la responsabilité,
occidentale.
La guerre de
l’information russe, à travers l’emploi délibéré du conspirationnisme,
joue sur des sentiments profonds de larges pans de la société
occidentale : un sentiment d’abandon de la part des élites, la recherche
d’informations « alternatives » face à ce qui est perçu comme une
omerta des médias traditionnels et leur collusion avec les responsables
politiques, ou la croyance explicite ou implicite dans des forces
cachées qui contrôleraient le monde (la CIA, le Bilderberg, les
francs-maçons, etc.). Les personnes qui lisent les spéculations d’Alain
Soral et de ses partenaires d’Égalité et Réconciliation, de Thierry
Meyssan, de Mécanopolis ou du Boulevard Voltaire sont susceptibles
d’être sensibles à la propagande russe, qui fonctionne selon les mêmes
mécanismes : allègres mélanges d’informations vraies soigneusement
présentées, de mensonges et d’interprétations orientées ; sous-entendus
permanents servant à créer un sentiment de collusion ; flatterie du
lecteur « à qui on ne la fait pas » mais qui est en fait incapable
d’établir une hiérarchie de la fiabilité des sources ; et réduction de
tous les malheurs du monde à une cause unique (les Américains dans le
cas de la propagande russe). Face à ce mécanisme, démontrer les nombreux
mensonges de la propagande russe ne suffit pas, même si c’est utile6.
En effet, la propagande russe véhicule en fait un projet politique
cohérent et organisé, fondé sur l’autoritarisme, l’exclusion des
minorités et les valeurs conservatrices. Ce projet politique alternatif
peut être séducteur pour des populations fragilisées et désabusées par
l’échec des sociétés occidentales à leur donner des opportunités et des
satisfactions matérielles et symboliques suffisantes.
La guerre de l’information telle qu’elle est
pratiquée par la Russie est donc parfaitement adaptée à sa cible
principale : les franges désabusées des sociétés occidentales, avides
d’informations « alternatives » ou « dissidentes » facilement
disponibles sur Internet et prêtes à croire toute nouvelle tant qu’elle
est critique envers un « système » à la fois fantasmé et honni. Le but
ultime de la Russie étant de contribuer à modifier la structure
socio-politique des sociétés occidentales en favorisant l’émergence, et
éventuellement l’arrivée au pouvoir, de mouvements politiques
populistes-conservateurs dont l’inclination idéologique est proche de la
sienne. Ces transformations politiques permettraient de remettre en
cause les structures de sécurité transatlantiques, pour le plus grand
bénéfice de Moscou.
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Notes
1
D’abord maison d’édition, créée en 1990, Arctogaïa est devenue une
association culturelle fondée par Alexandre Douguine dans le but
d’étudier les traditions religieuses, l’histoire et les cultures des
différentes nations d’un point de vue pérennialiste (c’est-à-dire dans
le sens de l’ésotérisme guénonien), avec une prédilection pour les
cultures et religions eurasiennes (Sedgwick 2006 : 304-305).
2
Il est d’ailleurs amusant de savoir que le conspirationniste Douguine a
participé en tant que chercheur à un colloque sur le complot. C’était
en 1992, il est vrai, et le personnage était encore un inconnu en
Occident. Son texte a été publié dans des Actes : Alexandre Douguine,
« Le complot idéologique du cosmisme russe », Politica Hermetica, n°6, 1992, pp. 80-89.
3 Ce texte figure dans l’anthologie intitulée Le prophète de l’eurasisme, pp. 339-342. Il s’agit d’une traduction d’un article paru dans Komsomolskaya Pravda,
mars 2003, qui reprend les poncifs du régime quant aux États-Unis (pays
décadent, pornographe, cupide, mondialiste, etc.) qu’il oppose aux
valeurs conservatrices de la Russie (ordre, tradition, spiritualité,
sens du sacrifice, etc.).
4 « Vladimir Putin’s Global Orwellian Campaign to Undermine the West », The Week, 9 mai 2015.
5 La Russie identifie l’OTAN et ses pays-membres comme des adversaires dans ses documents doctrinaux.
6 Le site http://www.russialies.com offre une compilation très complète, et utile, des nombreux mensonges successifs de la Russie sur la situation en Ukraine.