Signé par la ministre Nathalie Loiseau, ce document révélé par L'Express aborde sans langue de bois ce sujet explosif.
Alors que 150 migrants restent bloqués dans un port italien, Rome refusant de les laisser débarquer, une note signée de la ministre chargée des Affaires européennes auprès de Jean-Yves Le Drian, Nathalie Loiseau, datée du 3 août 2018 estampillée "confidentiel", et que L'Express s'est procurée, est particulièrement éclairante sur les coulisses des enjeux sur les questions des migrations.La ministre estime tout d'abord que Paris doit "prendre la mesure de la faiblesse" de son discours et "continuer à apporter des idées nouvelles conformes à [ses] valeurs comme à [ses] intérêts". L'objectif est affiché sans fard : il s'agit de "maîtriser le narratif sur la question migratoire plutôt que de le subir". La communication avant tout.
Elle souligne que "les leaders populistes" européens (en Italie ou en Hongrie notamment) n'ont pas l'intention d'abandonner de sitôt "le "filon" migratoire" et vont, selon le document que nous révélons, "continuer à vouloir imposer leur propre lecture (l'Italie abandonnée, l'Europe inefficace, la souveraineté et l'identité des pays européens menacées) et leurs propres pratiques: refoulement collectif, fermeture des ports, sans compter le risque de dénonciation par l'Italie de l'accord de Chambéry". Il s'agit d'un texte régissant la coopération policière et douanière entre Paris et Rome.
Une présidence autrichienne "dangereuse"
Nathalie Loiseau observe ensuite que l'Union a été capable, au moment de la crise migratoire de 2015, d'absorber "l'arrivée de près de 2 millions de personnes", alors qu'elle ne disposait pas de compétences étendues. De quoi démolir "le mythe de ''l'Europe passoire''". Confrontée aux blocages italiens, elle souligne aussi que les faits permettent de combattre l'idée d'une Italie "abandonnée à elle-même" qui serait le pays "de première entrée le plus exposé", dès lors que cette idée "est maniée par l'extrême-droite et que la situation est profondément mouvante". Non seulement la cartographie des filières a évolué, mais "l'Union n'a pas toujours pu être aussi présente en Italie qu'elle l'aurait souhaité", révèle-t-elle, rappelant - sans les détailler - les difficultés rencontrées sur place autant "par la DGSI" que par le dispositif "Frontex" - les gardes-côtes et gardes-frontières européens -, toutes deux "confrontées à des arguments italiens de souveraineté", ainsi qu'à un "nombre et fonctionnement insuffisant de hot spots" (ces points d'entrée où les migrants sont identifiés et enregistrés).De toute façon, la question migratoire "ne se résume pas à limiter les arrivées ou les mouvements", mais à savoir "comment mieux intégrer les migrants, éviter leur concentration dans des conditions déplorables au coeur des métropoles" et "garantir le retour" dans leur pays des migrants économiques.
Les solutions prônées par le Conseil européen de juin seraient, elles, "peu opérantes" et "pèchent par leur absence de calendrier et de méthode", quand la présidence autrichienne "risque sur ces sujets de se montrer inefficace, voire dangereuse". Pourtant, la ministre a assuré le contraire, le 22 août dernier, sur Europe 1: "Tout ça est en cours, tout ça, ça roule".
Or les plateformes de débarquement, écrite-elle dans sa note, personne n'en veut. La coopération avec la Libye ? Elle fonctionne médiocrement; le soutien à la formation des gardes-côtes libyens est "pris en charge par l'Italie depuis plusieurs années" et le sujet s'avère particulièrement délicat: "Rome ne souhaite pas nous y voir s'immiscer et empêchera toute autre contribution qu'une participation financière venant des autres Européens".
Une conférence internationale contre les trafics d'êtres humains
L'opération navale Sophia, composée de militaires européens afin de lutter contre les passeurs et les trafics d'armes ? C'est une "mauvaise réponse à de vrais défis". Elle constitue surtout un "outil efficace de sauvetage des vies humaines de migrants en perdition". C'est pour cela, affirme la ministre, que Matteo Salvini voit aujourd'hui Sophia "avec méfiance" : "Nous devons lui laisser supporter le coût moral d'un arrêt éventuel de l'opération (créée à la demande de l'Italie)" en résistant à l'envie de sauver "à tout prix" un instrument qui n'est pas adapté. Constatant que le travail contre les passeurs s'est avéré insuffisant, la ministre suggère de mettre sur pied une "conférence internationale sur la lutte contre le trafic d'êtres humains".Que suggère la ministre en charge de l'Europe sur Frontex? Il s'agit de bien réfléchir avant de proposer sa consolidation. Certes, il faudrait "beaucoup plus d'hommes, dotés d'un mandat renforcé", mais un garde-frontières finlandais ne parlant ni grec ni arabe ne sera "d'aucune utilité" dans les îles grecques et "il sera coûteux". Quant à la révision du règlement de Dublin sur l'accueil en Europe des demandeurs d'asile, envisagée depuis longtemps, "en théorie nous y avons intérêt". Mais "le contexte politique actuel en Europe incite néanmoins au réalisme et donc à la prudence: le tour de table européen comporte aujourd'hui un trop grand nombre d'acteurs" qui ont intérêt à le "faire exploser" - l'Italie, mais aussi dans une moindre mesure la Grèce et l'Espagne, écrit la ministre, pourraient en effet aisément "renoncer à leur responsabilité de pays de première entrée, voire à enregistrer les arrivants". Entraînant ainsi des conséquences fâcheuses pour le reste de l'Union.
Il faut "avancer sur les centres contrôlés, insiste encore la ministre, qualifiant ces lieux (où sont identifiés puis triés les demandeurs d'asile politique, qu'il s'agit d'accueillir, et les migrants économiques, dont l'Europe ne veut pas) de "seule réponse possible à la question lancinante du sauvetage en mer". En tout cas, l'Europe "en maîtrise de son destin" voulue par Nathalie Loiseau risque d'être toujours plus difficile à rassembler sur le sujet explosif des migrations.
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