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dimanche 4 mars 2018

De l’ordre de la symbolique, l’arbre et la forêt

Gérard Maurice ♦
Professeur des Facultés de droit.

En comparant les religions des peuples indo-européens et celles de l’orient, certains auteurs ont pu avec raison, opposer psychisme de la forêt et psychisme du désert. Les religions solaires et les sociétés patriarcales des Européens étaient incompatibles avec les religions lunaires et les sociétés matriarcales des Levantins.

Parmi les symboles qui traduisent la psyché collective des peuples indo-européens, depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours, figure l’arbre.
Le thème de l’arbre qui se retrouve dans toutes les mythologies indo-européennes, s’articule toujours autour de l’idée du cosmos vivant en perpétuelle régénérescences. Il est à l’image de la verticalité.
Mort et régénération, il symbolise aussi le caractère cyclique de l’évolution cosmique.
La forêt, nous dit Tacite dans son De Germania, est la demeure naturelle des dieux germaniques.
C’est au sein de la forêt que se déroule l’initiation guerrière des jeunes gens qui arrivent à l’âge d’homme. C’est au sein de la forêt que les druides celtiques nourrissent leur réflexion et leur sagesse. La forêt, centre de vie, réserve de fraicheur, matrice d’eau et de chaleur associées, est naturellement lieu de connaissance et asile du sacré.
Dans la mythologie nordique, le premier homme et la première femme furent créées à l’aide d’arbres, un frêne pour l’homme, un bouleau pour la femme. Le cosmos lui-même est vu sous la forme d’un arbre géant, le frêne Yggdrasil.
A l’autre extrémité du monde indo-européen, chez les Aryens installés en Inde, la représentation du cosmos sous la forme d’un arbre géant se retrouve dans le Védas.
Le chêne attire la foudre et symbolise la majesté : le chêne de Zeus à Dodone. Chêne et force s’expriment en latin par le mot « robur ». On est donc au cœur des racines européennes. Toutefois Athènes, Rome incarnent aussi les héritages les plus prestigieux de l’Europe. Ainsi à la symbolique de la forêt, se pose en mémoire la légende des villes-souches. Enracinement symbolique et sens du destin correspondent donc aux élans vitaux de ces peuples européens qui ont essaimé depuis plus de 5000 ans dans ces terres d’Eurasie.

Le thème de l’enracinement

La plupart des êtres vivants connaissent un état de dépendance écologique.
C’est-à-dire qu’il existe une relation très étroite entre leurs performances, leurs possibilités de développement, et la présence (ou l’absence) d’un environnement spécifique auquel ils sont adaptés. Sortis de ce milieu naturel, auquel les espèces doivent leurs modalités d’insertion dans la chaîne de l’évolution, et dans lequel leurs potentialités peuvent s’actualiser, ils s’étiolent ou dépérissent.
Bien entendu, cette dépendance est plus ou moins grande. Au niveau du comportement, elle se traduit par un instinct particulier, propre à tous les animaux (humains compris) et que les spécialistes, à la suite de Robert Ardrey (African Genesis) nomment instinct territorial ou sens du territoire (territorial imperative).
Cet instinct est essentiellement défensif, ce par quoi il se distingue des tendances agressives et d’expansion.
« L’homme a un instinct territorial, si nous défendons nos foyers et nos patries, c’est pour des raisons biologiques ; non point parce que nous choisissons de le faire, mais parce que nous devons le faire »
En tant qu’animal social, l’homme possède une disposition instinctive à s’identifier avec ceux qui lui ressemblent. Celle-ci le conduit dans un premier temps à sur-valoriser le groupe auquel il appartient, et, dans un second temps, à tenter de rationaliser les fondements psycho-sociaux de son association préférentielle.
Chez l’homme, ce sentiment d’exclusivité dans l’appartenance s’est manifesté par la création de tribus, de classes et de castes et de nations.
Dans les sociétés évoluées, où coexistent des groupes différents nettement les uns des autres, les associations préférentielles se reconstituent très vite (séparation des habitats, clivages sociaux, clubs privés).
Bien qu’ils le prétendent parfois, les hommes ne se définissent pas en référence à une Etre abstrait, intemporel et translucide mais par rapport à ceux qui les entourent : s’ils ne se définissent pas, rien ne les distingue ; si rien ne les distingue, rien ne les caractérise ; si rien ne les caractérise, ils n’existent pas.
Ainsi la vie n’est possible que sur une étroite bande de terrain psycho-sociologique. Il faut que l’individu soit membre d’un groupe (et conscient de son appartenance), mais aussi qu’il soit clairement situé dans ce groupe (et conscient de sa personnalité). Un même péril guette celui qui, par nature ou par intention, va chercher à s’affranchir de cet équilibre. Trop semblable, il ne pourra s’imposer ; trop différent, il sera exclu. Trop adapté (massifié), trop inadapté (déraciné) : les deux excès se rejoignent.
Qu’il y ait un lien entre le paysage et la personnalité, c’est ce dont il n’est plus possible de douter.
C’est un fait, étrange assurément, et difficile à cerner, que les hommes sont liés charnellement à la terre qui les a vus naître, avec laquelle ils ne feront plus qu’un à l’heure où, maillons disparus mais non pas manquants, ils ne survivront plus que par les grandes choses qu’ils auront faites et dont leurs descendants auront gardé puis transmis le souvenir.
Chaque romain emporte Rome avec lui. Mus par l’esprit d’aventure, les hommes d’Europe n’ont cessé d’entreprendre des voyages, de fonder des colonies, d’explorer le monde, de se lancer à la découverte de terres inconnues. Mais chaque fois, c’était le souci de s’installer, de fonder quelque chose qui leur appartienne et qui leur corresponde en propre.
« Le lieu joue un rôle important dans l’identification ».
Si tant de critiques s’élèvent contre la société moderne, ce n’est pas du fait qu’elle est moderne. C’est parce qu’au travers des mille inconvénients perçus dans l’immédiat, chacun sent bien que cette modernité là déracine ; que la ville créé des séries, là où la campagne produisait des familles. Cette société tend à la massification et à l’anonymat.
Il va naître bientôt, si ce n’est déjà fait, des enfants qui ne sauront jamais comment pousse le blé, comment naissent les bêtes, ni ce que sent la terre après la pluie.
Qu’auront-ils exactement perdu ?
Raisonnons au coup par coup. L’homme est un être de nature. Mais il n’est pas que cela. Parmi les êtres de nature, il est aussi un être de culture. C’est pour cela que, depuis son apparition sur terre, il n’a cessé de s’adapté à des nécessités nouvelles, mettant ainsi le temps en perspective, faisant de l’histoire avec du temps. Inversement, dans cet incessant renouveau dont il est à la fois le protagoniste et le théâtre, rien ne peut entamer ce qu’il y a en lui de permanent.
Lorsque l’homme est coupé de ses origines, qu’il vit à un rythme qui n’est plus le sien, au sein de structures qui ne lui conviennent plus, en vue d’objectifs qui sont pour lui, qu’il ne parvient plus à reconnaître son héritage dans le brouillard tenace des ahurissements et des obsessions, lorsqu’il devient étranger chez lui, alors au sens propre, il est aliéné.
Que l’hyper-individualisme soit devenu la règle des sociétés de masse n’a rien de contradictoire. Les excès marchent toujours par deux. A force de « communiquer avec le monde », les hommes de notre temps ne savent plus que dire de leurs voisins. Une dimension est perdue : celle de la collectivité restreinte, c’est-à-dire de la communauté. La richesse de l’humanité, c’est la personnalisation des individus à l’intérieur de leur communauté. Les villes souches de leur côté, furent aussi des communautés.

Le thème de la ville de Destin. Les villes doivent-elles toujours être mal aimées ?

C’est la question que l’on peut se poser lorsqu’on s’aperçoit que, depuis des millénaires, la vie citadine n’a cessé d’être opposée à la vie rurale dans une perspective presque immanquablement négative.
Au XVIIIème siècle, le « bon sauvage » apparaît en quelque sorte comme le campagnard de la civilisation. A cela s’oppose le diagnostic de Spengler : « il y a un fait tout à fait décisif, dont on n’a jamais pesé toute la signification : c’est que toutes les grandes cultures sont des cultures citadines ».
Là où il n’y a pas de villes, l’humanité n’est pas encore dégagée de la « nature. Dès que l’homme prend conscience de son humanité, l’expression sociologique de cette prise de conscience est la ville. La ville naît de tout ce qui est spécifiquement humain : l’historicisation, la mise en perspective des actions des hommes, la discontinuité du temps, la domination du milieu extérieur, la prise de possession du monde. L’existence urbaine se confond avec l’existence politique et proprement humaine. Il n’y a pas de civilisation nomade : la civilisation dérive d’une exploitation de la sédentarité.
« Les villes créent les confrontations, les richesses, les moyens sans lesquels, il n’est pas de culture et de civilisation ».
Tout cela ne veut pas dire que la ville, n’importe quelle ville, soit un bien en soi –ni, surtout, qu’il faille souhaiter la disparition des campagnes. Il est évident, d’autre part que le discours sur les « méfaits des villes » et les « vertus des campagnes » contient aussi une part de vérité. S’il n’y a pas de villes, il n’y a pas de culture, mais s’il n’y a plus de villes, alors il n’y a plus de culture.
Jacques Ellul, Professeur d’histoire sociale à l’Institut d’études politiques de Bordeaux, a su lire dans la Bible, une véritable malédiction de la ville. Il est significatif que le premier bâtisseur de ville ait été Caïn. Il est en effet dit dans la Genèse qu’après avoir tué Able, Caïn bâtit une vile à laquelle il donna le nom de son fils : Hénoch(h). Dès l’origine, la ville apparaît comme le projet d’un « Eden » humain substitué à l’Eden de Iahvé.
Or, elle représente beaucoup. Elle est d’abord le symbole de la puissance politique, de la puissance de l’homme. De fait, tous les grands bâtisseurs sont fils de Caïn. Babylone est le symbole de toutes les villes.
« En elle, poursuit M. Ellul, toutes les villes sont englobées, synthétisées (….) Elle est vraiment la tête et la mesure des autres villes. Lorsque la colère de Dieu se déchaîne, elle est frappée la première (…) ».
Trente cinq siècles plus tard, Karl Marx affirme à son tour que « la punition de la civilisation, c’est le travail et la division de l’humanité ». Pour l’auteur du Capital, l’espace de la ville est celui du « crime social » par excellence. Marx avait surtout analysé les « villes mondiales » naissantes. C’est pourquoi il pensait que la révolution se produirait dans les moyens les plus industrialisés, aux concentrations urbaines les plus fortes. Cette espérance a été démentie par les faits.
Oswald Spengler, dans Le destin de l’Occident, a retracé avec infiniment plus de pertinence l’évolution de la cité, depuis la plus petite bourgade jusqu’à la « ville mondiale ».
La différence entre la bourgade et la ville ne tient pas seulement à leurs tailles respectives. La bourgade ne s’oppose pas fondamentalement à la campagne. Elle est liée à la terre et dépend de la « nature » dont elle adopte les habitudes et les rythmes.
La « nature » est nettement dominée tant du point de vue économique que du point de vue politique. Il y a toujours un paysage mais c’est un paysage créé par l’homme et dans lequel il se projette et se reconnaît.
La ville se transforme alors en petite société autonome, en constante évolution par rapport à son milieu ambiant. Elle devient le sujet collectif de l’histoire de ses habitants. Et par le fait même, elle dote d’une âme.
« La naissance de l’âme de la ville est proprement le prodige», écrit Spengler. Ame collective d’espèce entièrement nouvelle, dont les raisons dernières resteront toujours pour nous une éternelle énigme, elle surgit tout à coup et se sépare du psychisme général de sa culture.
Mais la « ville de culture » s’étend bientôt. Elle bourgeonne en banlieues, qui absorbent peu à peu les campagnes, et dont la croissance ne répond plus à aucun projet. Le monde rural ne forme plus le réservoir naturel de ce qui, peu à peu, vient s’actualiser dans la ville ; il est de plus en plus brutalement vidé, sans avoir le temps de se renouveler. Au lieu que la « nature » soit intégrée au paysage, il n’y a plus de « paysage » du tout.
Ainsi surgit la « ville mondiale », soumise, selon les époques, au pouvoir des technocrates ou des fonctionnaires impériaux. Son apparition, dit Spengler, correspond au triomphe de la « civilisation mondiale » c’est-à-dire au stade de la « pétrification » des cultures. « Ces villes gigantesques et peu nombreuses, écrit Spengler, bannissent et tuent dans toutes les civilisations, par le concept de province, le paysage entier qui fut la mère de notre culture (…). Elles deviennent l’histoire pétrifiée d’un organisme ».
En 1950, il n’y avait encore que 50 % de citadins en France (75 % aujourd’hui) contre plus de 80 % dès 1890 en Grande-Bretagne et, dès 1910, en Allemagne. D’autre part, l’agglomération parisienne possède la plus forte densité en Europe.
Après d’autres, Spengler a également démontré qu’il existe une interconnection logique entre l’habitat et la société en général. Ainsi, aujourd’hui il y a une interconnection logique entre les grands ensembles.
Dans les villes mondiales, on retrouve l’esprit d’analyse, la raison purement analytique qui caractérise si particulièrement l’esprit de la bourgeoisie.
La mutation de la ville et son statut de ville mondiale s’inscrit dans le paysage d’une ville organique à une ville fonctionnelle. Cette évolution coupe l’homme de la nature et la transforme en étranger sur son propre territoire tandis que les faux bourgs devenues banlieues relèvent d’une véritable barbarie à visage urbain.

DE LA VILLE ORGANIQUE A LA VILLE FONCTIONNELLE

De ce point de vue, il convient d’insister sur la mutation de la ville et sur celle des faubourgs.

La mutation de la ville … la ville sans âme

Combien de centres historiques évoquent encore, en creux, ce que furent les villes de Destin… En fait il n’y a plus qu’eux qui évitent que l’amas d’habitations trouve encore un sens.
Jean Giraudoux écrivait juste que dans la ville marchande (comme du reste de la ville socialiste telle qu’elle se développe en Union soviétique et dans les pays de l’Est), l’habitant et le travailleur, réduits à leur seule fonction économique et privés de toute perspective communautaire, n’ont plus guère d’autre horizon que le fameux « métro-boulot-dodo ».
Comment ne pas comprendre, dès lors, que la plupart d’entre eux aspirent à échapper à la ville et à des contraintes collectives qui ne leur offrent plus aucune contrepartie collectives qui ne leur offrent plus aucune contrepartie communautaire ? Ce refus de la ville moderne se traduit par un rêve régressif caressé par des millions de français : celui de la petite maison individuelle, implantée au centre d’une parcelle jalousement clôturée.
Parallèlement à l’avènement, en Europe, de la ville marchande, naquirent les premières utopies urbaines, dans la foulée des idéologies universalistes et égalitaires issues du siècle des Lumières. La plupart de ces utopies socialistes se caractérisent par leur conception totalitaire, faisant abstraction du temps, de l’espace, et de toutes les différences humaines.
Lorsque, au début de la révolution d’octobre, le parti bolchevik essaiera de réaliser l’utopie socialiste intégralement en Russie, il s’y édifiera des « maisons communes » tendant à socialiser tous les éléments de la vie quotidienne. On y prenait non seulement les repas en commun.
En fait, l’urbanisme utopique et totalitaire trouve sa source dans la philosophie rationaliste. Loin de s’opposer, l’urbanisme utopique et l’idéologie libérale ont partie liée, le premier ayant eu dès l’origine pour mission de fournir un cadre rationnel à la seconde. Il ne faut jamais oublier que la société marchande était grosse de ces théories de la table rase, ayant elle-même fait table rase de la ville historique et culturelle, de la ville organique. C’est donc sans surprise qu’on peut la voir intégrer tout naturellement aujourd’hui, et pas seulement en théorie, l’utopie.
La ville organique, contrairement à la ville totalitaire, demeure enracinée dans la nature, qu’elle sculpte et transcende tout en l’épousant. Sur la colline de Pergame, les architectes de l’Antiquité ont édifié une ville qui en exploite harmonieusement toutes les dénivellations. Il n’est jusqu’au tracé pourtant géométrique et « artificiel » de la ville fondée en 1240 par Saint Louis à Aigues-Mortes, qui ne respecte les données géographiques.
Pourquoi ? «  C’est que, dans cette région, les vents sont parfois violents ; une trop longue percée est facilement prise d’enfilade ; au contraire, des décrochements, des goulets ménagés de place en place brisent les courants d’air ».
La rationalisation productiviste balaya cet héritage.
Avant la guerre que la ville est la forme même en laquelle s’expriment le génie historique d’une nation et sa volonté de puissance, et l’urbanisme est le langage de son histoire et de son destin. Ce ne sont pas les maçons, ni les entrepreneurs, ni les administrateurs, ni même les architectes qui font les villes, ce sont les princes.
Voltaire disait : « c’est peu d’avoir des Vitruve, il faut que les Auguste les emploient ».
Dès le Moyen-Age en effet, la constitution de la nation française s’est traduite par une politique urbaine et par un style architectural. Il s’agissait alors, pour la monarchie française naissante, d’imposer un mythe national. Michel Ragon écrit : « ce que diffuse le gothique, c’est le style de l’Ile de France, c’est-à-dire de la monarchie capétienne. En se répandant dans tout le royaume, le gothique reflète l’ambition politique de la monarchie française (…) ».
Dans un beau livre intitulé Neuf siècles de bâtisseurs de villes, Urbain Cassan retrace l’histoire de la politique urbaine française et montre à quel point les rois avaient le souci de subordonner les intérêts particuliers au dessein national.
Mais les intérêts particuliers devaient bientôt prendre leur revanche. Deux conceptions de la ville s’étaient affrontées dans l’Antiquité : la conception impériale, symbolisée par Rome, et la conception marchande, symbolisée par Carthage. Deux conceptions d’où découlaient deux formes d’urbanisme antithétiques. Des siècles durant, les princes avaient été hantés par l’histoire de Rome : c’est Carthage que la bourgeoisie triomphante va prendre désormais pour modèle.
« Du XVIème au XVIIIème siècle, c’étaient, en effet, les formes, les emplacements et les positions des édifices qui déterminaient les tracés des rues (…) ».
Pour reprendre la terminologie de Ferdinand Tönnies, la ville de société se substituait à la ville de communauté. En dépit de ces résistances, le triomphe des critères économiques et techniques dans la conception de la ville était total, atteignant même de nos jours, sous la houlette des administrateurs, à de spectaculaires impasses.
Le nouvel habitant :
Loin des feux des médias et juste de l’autre côté du centre culturel et commercial (un hyper, 3 ciné super, une pizzeria et un chinois pour le folklore, et un épatant night-club au dessus de l’autoroute) se cache le bonheur standardisée des adeptes des nouveaux villages.
Monsieur ressemble à Bernard Tapie, et Madame à la poupée Barbie. Il est vendeur de quelque chose et elle est acheteuse de tout. La famille compte deux voitures (dont une noire, rapide et allemande, avec un téléphone et laser-disc), deux enfants, mi-Chevignon mi-Cyrillus, un portefeuille de privatisées et une parabole pour MTV et CNN).
Le samedi, c’est shopping et jogging, et le dimanche tondeuse, golf et soirée barbecue avec les voisins-collègues. C’est Los-Angeles sur Seine, « le bonheur si je veux », loin des vieux, loin des pauvres, avec la plan d’épargne retraite pour unique horizon. L’ordre règne au village. Mickey a vraiment soigné son étude de marché.
Mutation de la ville, mais aussi mutation des faubourgs.

La mutation des faubourgs : la banlieue ou la barbarie à visage urbain

Les événements  (révoltes de Trappes, Vaulx en Velin, pillage des magasins parisiens de 1990, etc) ont remis au premier plan de l’actualité le problème des banlieues.
Celui-ci a reçu plusieurs types d’explication. Les uns accusent la seule immigration (discours alarmiste, dramatisant et politicien) et proposent l’expulsion (ou l’intégration) comme remède. Les autres mettent en cause la seule inhumanité de l’habitat (ces grands ensembles où l’on ne s’est jamais aussi peu ensemble) et se proposent aimablement de repeindre les tours ou de réparer les ascenseurs.
Ces deux explications conjoncturelles à des problèmes structurels sont insatisfaisantes et irrecevables. Les champions de la France française sont bien en mal d’expliquer l’ancienneté de la violence en banlieue, dont les ressorts sont loin d’être exclusivement ethniques. Au XIXème siècle déjà, les « cayennes » de Saint Ouen livraient de grandes batailles de rue contre les « plaineux » de Saint Denis.
Les rénovateurs du champ urbain, sans doute trop habitués à traiter les faits sociaux comme des choses, négligent à l’inverse l’originalité de la situation, où le béton exacerbe, mais ne génère pas, les conflits potentiels.
En vérité, il n’est pas un problème des banlieues, mais un problème de la banlieue, de cette immense périphérie urbaine qui s’est développée comme un cancer depuis plus d’un siècle.
La banlieue naît comme le repoussoir des sociétés industrielles, le lieu « d’accueil » des déracinés (sociaux, puis raciaux), du système marchand. La construction de ces banlieues, au XXème siècle surtout, est ensuite le banc d’essai, l’éprouvette à taille réelle, avec quelques millions de cobayes humains, des théories de la modernité concentrées dans l’urbanisme dite « progressiste » (architecture international ou mouvement moderne.
C’est l’industrialisation massive de la France qui a donc déterminé la naissance des banlieues. Elle a d’abord modifié, inversé, les pratiques sociales du plus grand nombre. L’habitat traditionnel, qui était le lieu de toutes les activités du groupe élargi à trois générations (de la naissance à la mort, qu’elles soient ludiques, éducatives, utilitaires) est supplanté par le logement autonome, consacré aux seules activités résiduelles.
Le développement d’équipements spécialisés (hôpitaux, crèches, écoles, lieux de distraction…) assure la socialisation des individus. A l’inverse, le lieu de travail, hier dispersé (boutique, atelier, champ…) se concentre en de vastes complexes industriels.
« Les habitations bon marché, puis les habitations à loyer modéré, furent dans le même mouvement un des lieux d’entraînement, d’expérimentation et un des lieux de concrétisation de l’idéologie modernisatrice. Au cœur de celle-ci on trouve la rationalité productiviste, sous toutes ses formes et dans toutes ses composantes idéologiques. L’exaltation (…) fut le fait aussi bien du grand patronat que du parti communiste, des franges avancées du CNPF comme de la CGT, et ce pendant des décennies, d’hier et d’aujourd’hui (…) ».
La nécessité de loger le peuple ne motiva pas toujours les mêmes acteurs. Y ont pourvu successivement le patronalisme et la philanthropie (les premières cités ouvrières sont le fait des chefs d’entreprise qui souhaitaient fixer une main d’œuvre), le mouvement municipaliste animé par les franges possibilistes du socialisme français, l’étatisme et la promotion privée, enfin, le premier dominant la seconde jusqu’à la fin des années soixante-dix.
La ville est désormais quadrillée par la rationalisation.
Il s’agit dans un premier temps de purger les centres des concentrations humaines qui les habitent et dans un second temps de construire à la périphérie des zones d’accueil proposant une transparence, un « panoptisme »(Foucault) que la grande ville n’offrait pas toujours.
Les déséquilibres urbains engendrés par les nouveaux principes de productivité, de rentabilité et d’utilité vont appeler la naissance d’une nouvelle discipline, l’urbanisme.
Cette science récente (le terme n’apparaît dans la langue française qu’en 1911) se divise tôt en deux écoles concurrentes. L’école dite « historiciste » ou « culturaliste » (dont la postmodernité est aujourd’hui l’héritière) répond à la crise de la ville par la continuation ou la restitution de ses cadres passés. Ses principaux représentants sont Camillo Sitte, Raymond Unwin et Ebeneze Howard. A l’inverse, l’école dite « progressiste » s’attachera à adapter la ville aux exigences de la société industrielle. Cette seconde école, qui dominera véritablement tout le XXème siècle, trouve ses racines dans le courant utopiste, incarné notamment par Robert Owen, Charles Fourier, Victor Considérant ou Jean-Baptiste Godin.
Cette obsession de l’ordre se traduit également par une géométrisation systématique de l’habitat : la courbe est partout supplantée par la droite, l’orthogonalité est reine. Les maisons sont déterminées par des standards égalitaires qui se répètent à l’infini. La notion de ville elle-même disparaît, puisque les unités d’habitation, toutes autonomes, sont dispersées au hasard dans la campagne. C’est de ce modèle utopiste que l’urbanisme progressiste, incarné par Le Corbusier, Walter Gropius, Mies van der Rohe ou Tony Garnier, tirera ses principes paradigmes.
Il s’adresse en premier lieu à l’individu humain, soumis à des besoins universellement identifiables. « Tous les hommes ont mêmes organismes, mêmes fonctions. Tous les hommes ont les mêmes besoins » (Le Corbusier). Le champ urbain est donc découpé suivant un certain nombre de fonctions urbaines (Le Corbusier en voit quatre : habiter, travailler, circuler, se recréer) ; il ne s’intègre plus de façon organique à une totalité, mais se décompose au contraire en zones séparées et décontextualisées du tout social.
L’habitat idéal est alors le logement standard.
La construction en hauteur –ces « barres » qui ont défiguré notre paysage urbain- est également préconisée (la taille idéale –traduire : la plus rentable- de l’immeuble se situe entre huit et douze étages selon Gropius). Il faut y voir l’héritage de la pensée hygiéniste du XIXème siècle, la dédensification de l’habitat au sol étant censée faire entrer la verdure et le soleil dans le bâti.
Les théories progressistes établissent une stricte identité entre l’hygiène physique et l’hygiène mentale, alors que l’expérience a montré combien ce remodelage rationnel fut souvent plus traumatisant que les ilots insalubres contre lesquels tempêtaient les obsédés de la salubrité publique et privée.
L’architecture fonctionnaliste suppose que les besoins de l’homme sont indépendants les uns des autres et qu’ils doivent se satisfaire indépendamment. La ville est réductible à la somme de ses fonctions, de même que l’individu est réductible à la somme de ses besoins.
Perception clairement inspirée de la pensée utilitariste, chacun n’étant mû que par la satisfaction immédiate et rationnelle de ses besoins, satisfaction définissant le bonheur.
Mieux : une fois mis en place, les moyens fonctionnels chargés de satisfaire ses besoins, l’individu se trouve obligé de les utiliser, son rapport à l’espace n’existant que par les fonctionnalités. D’analytiques, les théories corbuséennes deviennent vite, on le voit, normatives.
Tout concourt, dans les années cinquante et soixante, à la mise en pratique des théories fonctionnalistes : le pouvoir renforcé de la technocratie, à travers ses grands corps de fonctionnaires (ingénieurs des ponts et chaussées, polytechniciens), ses structures d’intervention (DATAR, DDE, SDAU, etc) et ses réformes législatives et juridiques (POS, COC, ZUP et autres ZAC).
Il s’agit pour l’Etat d’optimiser les investissements publics en les concentrant sur de grandes opérations.
Plans-masses et cellules logements standardisés, qui permettent l’utilisation maximale du béton, pullulent. C’est la « rationalité du chemin de grue », imposée pour faciliter les coffrages et les banches. Les « 4000 » à La Courneuve, les « 3000 » à Aulnay.
Entre l’enracinement villageois et l’enracinement urbain, entre la ville et la campagne, la banlieue n’est qu’une étape. Elle est par essence la zone refuge du déracinement, « d’où cet aspect provisoire de la banlieue, qui n’a pour elle la permanence « naturelle » de la campagne, ni davantage la permanence « historique » de la ville. Elle est par essence une « déterritorialisation » dont le site se résume à la connexion de flux humains et de réseaux économiques.
Le contrôle social n’est plus assuré par des règles intériorisées, mais par l’autorité extérieure.
On est ainsi à l’antithèse des viles traditionnelles, organisées autour d’un lieu de culte (le temple, l’église) et/ou d’un lieu d’expression politique (agora, forum), deux espaces publics soigneusement délimités de l’espace marchand et des espaces privés.
En banlieue, au contraire, l’espace public se résume à la somme des espaces privées. Le centre n’existe plus. Tous au plus un centre commercial. On y consomme, on s’y consume ou l’on se contente de regarder, d’envier une abondance que l’on n’attendra jamais mais qui comble le vide d’une zone désertée par le rêve.
Dans ce rapport social placé sous le signe de la désintégration, les solutions sont rares.
Cette déterritorialisation de la ville et sa désacralisation invitent à penser une nouvelle sacralisation, les tendances sont perceptibles mais s’inscrivent plus dans une vision post moderne que dans un recours à l’histoire ou au sacré.

RESACRALISATION DU TERRITOIRE ET DE LA VILLE ?

Cette resacralisation implique préalablement un dépassement de la modernité et un recours à l’histoire.

 Le dépassement de la modernité nécessite une certaine lucidité sur le thème du progrès et une prise de conscience sur l’existence de sociétés périphériques.

Ainsi formulée, l’idéologie du progrès associait un certain nombre d’idées clés : l’idée que la nouveauté vaut au seul motif qu’elle est nouvelle, d’où il résulte que l’histoire progresse nécessairement vers le mieux et que l’avenir est toujours supérieur au passé ; l’idée que le monde est fondamentalement imparfait mais aussi perfectible et qu’il faut sans cesse le changer pour l’améliorer ; l’idée que l’humanité parcourt un chemin unique qui, d’étape en étape, la dirige vers des lendemains qui chantent, d’où il suit que l’histoire est universellement « continuiste » et que la relativité des cultures n’est que contingence provisoire ; l’idée que certaines sociétés sont plus « avancées » que d’autres dans cette marche avant, ce qui leur donne le droit, et même le devoir, d’imposer aux « retardataires » les moyens propres à combler leur retard ; l’idée, enfin, que l’accroissement du bien être matériel du plus grand nombre est l’un des meilleurs moyens de mesurer le « progrès du progrès »
Au XIXème siècle, cette théorie connaît un succès considérable et s’exprime sous la forme les plus diverses.
On notera tout de suite que cette idéologie est affectée dans son fondement de deux contradictions principales. La première tient au fait que le progrès s’y trouve à la fois présenté comme une donnée objective et nécessaire, qui s’impose à la volonté des hommes et détermine leur existence, et, dans le même temps comme un affranchissement progressif de toutes les déterminations naturelles, biologiques ou sociales qui ont pu prévaloir jusqu’à présent.
« C’est en s’arrachant à la nature que l’homme devient lui-même », écrivait récemment Luc Ferry.
L’autre contradiction, qui dérive de la précédente, est plus redoutable. Si l’homme n’est véritablement homme que pour autant qu’il se coupe de la « nature » et des traditions qui régissaient naguère sa vie sociale, il s’ensuit que les sociétés traditionnelles, qui n’ont pas encore intégré les « bienfaits » du déracinement, ne regroupent que des hommes imparfaits.
Claude Lévi-Straus a particulièrement bien montré que c’est d’un même mouvement que l’homme occidental a voulu s’affranchir de la nature et qu’il s’est coupé d’un certain nombre d’autres cultures, qu’il dévaluait en les rejetant précisément du côté de la « simple nature », voire de l’animalité.
« L’idéologie du progrès a quasiment informé toute la modernité », comme l’a noté Edgar Morin. L’histoire récente a refroidi ces beaux enthousiasmes. Deux siècles de « progrès » ont abouti à deux guerres mondiales. Du coup, les pôles s’inversent. L’avenir, désormais, n’est plus porteur d’espoirs, mais d’inquiétudes. La crainte des catastrophes futures a remplacé l’élan vers des lendemains jugés paradisiaques. La responsabilité, dès lors, ne porte plus seulement sur l’action présente mais sur ses conséquences à long terme.
« La solidarité de destin entre l’homme et la nature, ajoute Jonas, solidarité nouvellement découverte à travers le danger, nous fait également redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous commande de respecter son intégrité par-delà tout aspect utilitaire ». On le voit : l’idéologie du progrès est bien morte.
« Contre les tendances à la mondialisation systémique, la dérive hors sol, la banalisation planétaire des modes de vie, les résistances poussent au réenracinement dans la réalité locale, concrète. En Estonie ou en Corse, dans la forêt amazonienne ou en Kanaky, les priorités vont à la défense de l’environnement local, au développement local, à la démocratie locale, bref à une culture politique de responsabilité locale » remarque Jean Chesneaux.

La resacralisation du territoire passe par un recours à l’histoire et à une réinsertion de la ville dans la nature

Dans un colloque consacré au patrimoine, le Professeur Jacques Le Goff constatera l’apparition de véritables passions identitaires pour le patrimoine et le territoire. Aussi faut-il en architecture vouloir à nouveau le monumental.

Le patrimoine est un objet-temps, c’est une sorte de condensé de mémoire constitué au cours de la quête d’identité pour en être – je reprends ici les termes de Daniel Fabre- l’emblème et l’image.
Il y a, me semble-t-il, non seulement dans les passions identitaires mais, de façon générale, dans les comportements, dans l’(action patrimoniale, une dialectique entre l’être et l’avoir qui fait ainsi investir dans les objets des enjeux qui sont en fait des enjeux existentiels, individuels ou collectifs.
Ce qui paraît intéressant dans ce terme de « patrimoine », c’est son caractère quasiment sacré qui créé un devoir de respect, de conservation du patrimoine mais, en même temps, son caractère d’objet vénérable à partager entre plusieurs.
Avec l’ambigüité, notons aussi ce qu’on peut appeler les ruses de l’identité et par conséquent, du patrimoine. Là encore, passions patrimoniales et passions identitaires autours des origines existent. La recherche des origines, c’est une recherche du sacré. Est-ce vraiment donner plus de solidité à un patrimoine, à une identité que de leur attribuer une origine mythique ? Les noms de villes cristallisent les passions patrimoniales et identitaires. Mais il faut aussi se rendre compte que le nom lui-même est un lieu, un lieu d’identité et de filiation de patrimoine, un lieu de passion ; il est carte d’identité, il est signature.
Aussi, le monumental doit redevenir le centre du paysage urbain.
« Toutes les anciennes notions d’alignement, de perspectives, de hiérarchisation, de monumentalité, de composition avec le paysage, d’adaptation au terrain sont oubliées. On fait de l’urbanisme au bulldozer, organisant la reproduction à l’identique, à travers l’ensemble du territoire, dans un univers dominé par la voiture » Avant le XIXème siècle, urbanisme et architecture étaient liés. La « mondialisée » des métropoles et la « périphérique », où vivent « les trois quarts des nouvelles classes populaires », 60 % de la population. La mondialisée est celle des trains de banlieues, des TGV et des aéroports. Cadres, touristes et immigrés circulent entre les « métropoles ». La reléguée est celle des TER, des Corails repeints et des cars périurbains.
En quarante ans, le canton de Stenay a perdu plus de 2500 emplois pour 8000 habitants. Un Aulnay inconnu. Stenay a 2340 habitants à la Révolution. Rattachée au royaume de France en 1654, l’antique cité devient ville de garnison.
Au XIXème siècle, une forte croissance basée sur la métallurgie et l’armée la porte à 4070 habitants (1914). C’est alors que la « crise » submerge élus et élites locales. Mais l’Etat, bonne fille, créé un lycée Pailleron en 1969. Puis frappe la crise de la sidérurgie, qui engloutit les 600 salariés de la forge, quand Longwy s’effondre. La papeterie tombe de 500 à 100 salariés. Sept emplois sur dix ont disparu, quand si peu sont créés. Les rares gagnants de la crise sont les banques, les assurances et le secteur socio-médical. Mais depuis 2000, faute d’Etat, même les médecins cessent d’être remplacés.
Stenay est un bon exemple de cette « société périphérique tenue de s’ériger en « contre-société » pour survivre.
L’Europe et la mondialisation ont lessivé un monde modeste, sans solution de rechange. Même Paris est devenue un mirage. Avec ses 11,7 millions d’habitants, l’Ile de France s’est fermée aux 15 millions de ruraux et 23 millions de périurbains, dont elle fut l’Eldorado.

Le recours à l’Histoire

La haine du monument :
Dorénavant, on crée d’abord des voies, on impose éventuellement des façades, mais l’arrière des bâtiments donne fréquemment, même dans les « beaux quartiers » sur des cours petites, sombres, insalubres.
« Les constructeurs du XIXème siècle, précise Joseph Belmont, ont souhaité concilier deux objectifs à première vue inconciliable : édifier des immeubles très rentables et le faire ressembler aux palais des rois disparus. C’est ainsi que toutes les habitations de l’époque ont été construites en pierres de taille sur la rue et en plâtras sur la cour ». Il y a là une imposture évidente.
Elle inspire à l’historien de l’architecture Jean-Charles Moreux les commentaires suivantes : « Il n’y a plus d’architecture véritable, le lien avec le passé est brisé, la géométrie sensible de Vitruve, de Bramante, de Palladio, de Delorme, de François Blondel, est abandonné, oubliée, ignorée. ».
« La ville idéale de l’homme d’affaire est celle que l’on peut facilement divisée en parcelles négociables ».
Le courant moderne n’a pas de lien exclusif avec la sensibilité politique, comme en témoigne l’itinéraire complexe du premier des modernes, Le Corbusier. Mais il a une constante : la croyance en une science globale de la ville et en la capacité de réaliser le bonheur des hommes par un type urbain unique ou presque.
La ville n’est plus hiérarchisée : « l’esthétique de la série –dépouillement, reproduction à l’identique- s’oppose avec violence à l’idéal hiérarchique de la traduction européenne ».
De son côté, Christian de Portzamparc remarque : « l’instrumental a remplacé le monumental ».
Les solutions constructives des modernes sont l’application de leurs principes d’urbanisme : le dégagement de l’espace au sol est assuré par des constructions sur piliers, l’ensoleillement est assuré par la création d’importantes baies séparées par des poteaux. L’horizontalité des fenêtres est une conséquence de ce choix constructif. Elle s’accompagne, fidèle en cela à Ledoux, de l’absence de décoration « superflue » par volonté de transparence du procédé constructif, rompant sur ce point avec les conceptions architecturales dominant le XIXème siècle bourgeois.
Le passage à l’acte des modernes a amené à observer un certain nombre de conséquences de leurs postulats. « Dès 1961, la sociologue Jane Jacobs, analysant les échecs de l’urbanisme et de la rénovation urbaine aux Etats-Unis, montre que l’abandon de la rue entraîne la disparition des principaux avantages de la vie urbaine : sécurité, contacts, formation des enfants, diversité des rapports. Elle ajoute que la stricte application du principe du zoning vide dans la journée les quartiers d’habitation ; il y règne alors un sentiment d’ennui qui vient renforcer la standardisation de l’architecture ».
Quelque chose a pourtant changé depuis vingt ans. A partir des années 1968, la modernité est incluse dans la critique de l’ère productiviste et de l’arrogance de la technique.
En tout état de cause, les postmodernes n’ont pas de réponse unanime sur ce à quoi ils veulent recourir.
Chez d’autres architectes, les formes de la postmodernité se définissent en réaction plus radicales contre la doctrine moderne : réhabilitation de l’enchaînement contre l’autonomie de chaque bâtiment, retour aux symboles, et donc aux décors, valorisations du monument et simultanément volonté d’insertion du bâti dans le tissu urbain (alors que les modernes estimaient n’avoir à respecter que quelques monuments qu’ils se réservaient le droit de déplacer éventuellement), rejet de la prétention totalitaire de ces mêmes modernes interposant leur « couche d’abstraction entre nous et la nature » (Thierry Gaudin).
Les formes adoptées par les postmodernes peuvent désormais n’avoir pas de rapport avec une quelques fonction ou avec une nécessité constructive.
C’est donc le recours à l’Histoire et la réinsertion de la ville dans la nature
Pour les romains, la ville avait une âme.
On sait que pour l’homme antique en général, l’espace n’avait pas un caractère abstrait et impersonnel ; toute région, par delà son individualité géographique, avait son individualité psychique, son « âme » et ceci non pas comme une allégorie ou un sentiment romantique, mais en relation avec des énergies invisibles déterminées.

La représentation de ces énergies au moyen d’images symboliques prenait forme dans les « Dieux » des différents lieux.
Déjà par leur autel, dont le feu éternel représentait pour ainsi dire l’âme mystique et l’unité interne d’une famille, d’une gens ou d’une race donnée, entre les dieux du culte patricien et le sol, il y avait un rapport mystérieux et essentiel.

La question qui se pose à propos de l’architecture moderne est ainsi : peut-il y avoir un espace de recueillement, et à quelles conditions ?

Nombre de constructions modernes semblent avoir pour unique projet la visibilité. Comme si ce qui était visible était forcément habitable. Comme si la transparence et l’impudeur était condition de l’existence. Or, au contraire, la visibilité transforme la chose en monnaie, en objet « aliénable et manipulable », écrit Massimo Cacciari.

L’insertion de la ville dans la nature et sa terre pose ainsi le problème du sentiment d’appartenance et celui de la densité.

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