Par Marc Gauchée
Au début des années 1970, plusieurs voix s’élèvent pour faire prendre conscience du danger qui menace la Terre. Le point commun de toutes ces réflexions est l’idée que le monde est « plein » du fait de la sururbanisation, de la surindustrialisation… et de la surpopulation1. Après la période de croissance économique depuis les années 1940 et les libérations multiples initiées par le mouvement de mai 68, la société s’interroge angoissée sur ses limites. Jusqu’où cela va-t-il aller ?
C’est, enfin, Les Rongeurs de l’apocalypse11 de William F. Claxton qui raconte comment des lapins géants sèment la terreur et la mort en Arizona. Certes il s’agit de lapins, mais le lien avec la menace de surpopulation humaine est évident. D’abord parce que ce lien est quasiment un cliché par les emprunts de vocabulaire. Après tout, la vigueur reproductive des lapins sert très souvent à qualifier une démographie galopante. C’est d’ailleurs ce que René Dumont n’hésitait pas à faire lorsqu’à propos de la démographie, il évoquait « un lapinisme irresponsable »12.
Ensuite, le pré-générique du film montre un journal télévisé qui commence par un discours sur la menace de la surpopulation humaine pour passer, en une phrase, à la surpopulation lapinesque : « Ces derniers jours, le monde a pris conscience du boom de la population. En parlant d’humains, combien pourront survivre sur Terre ? Auront-ils assez d’air pur ? Ou de l’air tout court ? Y aura-t-il assez de places et de nourritures pour de plus en plus de bouches ? Jusqie là, la nature avait maintenu l’équilibre. Mais les conditions ont déréglé la balance. Ce déséquilibre arrive aussi dans le monde animal ». Le journaliste évoque ensuite l’invasion de lapins en Australie en 1954, puis, récemment, dans l’Ouest américain et l’Arizona. Il explique que des animaux aussi inoffensifs que les lapins peuvent devenir destructeurs et nuisibles. Et il pose la question : « Ce boom de la population peut-il être contenu ? ». Plus aucun doute : Les Rongeurs de l’apocalypse traitent de la question de la surpopulation humaine !
Le film mobilise deux ressorts particulièrement évocateurs pour un public américain. Le premier est un phénomène vécu Outre-Atlantique : la prolifération de lapins. Par exemple, encore en 2015, la ville de Langley située sur une île dans l’État de Washington13 a dû combattre la population lapinesque. Le sol était jonché de crottes qui faisaient craindre la diffusion de maladies et était criblé de trous qui occasionnaient des chutes et des entorses, comme la première scène des Rongeurs de l’apocalypse lorsqu’un fermier cow-boy doit abattre son cheval après qu’il se soit cassé la jambe dans un terrier de lapin.
Le second ressort est le gigantisme. En effet, la figure du lapin géant appartient à l’imagination rurale américaine. Comme le rappelle Alain Weill, les « Tall-tale postcards », ces cartes postales de photomontages, ont mis en scène, à partir de 1908, « des histoires ‘hénormes’ donc, exagérant un fait réel ou de pur invention », « rappelant à l’homme ses vieilles terreurs envers la nature hostile »14. Outre des poissons, des insectes ou des fruits et des légumes15, le lapin géant est la spécialité du Texas. Le « Jack Rabbit » ou lièvre texan ou encore « Lepus texianus », figure sur des cartes essentiellement dans deux mises en scène : soit dans le cadre d’une chasse miraculeuse puisque le lapin est gigantesque ; soit le lapin géant remplace le cheval comme destrier du cow-boy conduisant le bétail. Ces cartes postales sont éditées au moins jusqu’aux années 1980.
Le mauvais usage de la science est fait par Roy et Gerry16, un couple de scientifique appelé par un fermier pour combattre de façon ciblée la prolifération de lapins dans la région d’Ajo. Ce couple met donc au point une hormone censée refréner les pulsions sexuelles des lapins, mais qui a également pour effet d’accroître leur agressivité et leur poids.
Quant à la succession d’actions humaines inconséquentes, c’est le fait d’Amanda, de Jackie puis d’Elgin Clark17. Amanda, la fille du couple de scientifiques, change discrètement de cage le lapin expérimental et obtient de ses parents de le garder avec elle alors qu’ils croient que c’est un lapin non traité. Jackie, un jeune garçon, le relâche ensuite, par jeu, dans la nature ! C’est ainsi que les lapins prolifèrent et atteignent rapidement 80 kilos ! Bientôt les scientifiques admettent qu’ils ont créé une « espèce mutante ». Enfin, Elgin Clark, membre de l’université à laquelle appartient le couple de scientifiques, décide de ne pas prévenir le sheriff tout de suite, espérant venir à bout des prédateurs.
Les scientifiques sont bientôt disqualifiés, car ils n’arrivent pas à endiguer le fléau qu’ils ont eux-mêmes créé. Comme le note Christian Chelebourg à propos des « écofictions » des années qui suivent, la « logique prométhéenne » de la science doit céder la place à la « logique herculéenne », autrement dit la force prend le relais de l’esprit18.
Et lorsqu’il faut mobiliser la force « herculéenne » dans ces États-Unis cinématographiques, tout le monde s’y met : le sheriff, le gouverneur et la garde nationale font preuve d’une débauche de puissance avec toutes sortes d’armes à feu et même d’un lance-flammes. La population d’un cinéma drive-in est invitée à aligner ses voitures, phares allumés, pour diriger les lapins vers les rails électrifiés d’une ligne de chemin de fer sur lesquels ils vont venir se faire griller. Il est impossible de ne pas penser que ces lapins massacrés ressemblent aux Indiens décimés lors de la conquête du pays. Le parallèle se justifie : les lapins attaquent des gens et des maisons isolés dans la campagne. Encore plus troublant, une scène montre des lapins qui sautent du haut d’une montagne sur un troupeau de chevaux pour les tuer… comme les Indiens attaquaient les caravanes de pionniers ou la cavalerie du haut des canyons.
En ce sens, le dénouement des Rongeurs de l’apocalypse a cette originalité que le film relève plus d’une vague ultra-libérale que de la vague réactionnaire voire mystique qui va irriguer la plupart des écofictions décrites par Christian Chelebourg. Certes, le film de William F. Claxton travaille « à élever les citoyens des sociétés industrielles au rang de Surhommes capables de remédier à leurs nuisances »20, mais ce n’est pas pour renverser, ni ralentir le cours de l’évolution. Le changement n’est pas écarté dans la mesure où il est le fait de l’espèce dominante et que les êtres humains forment cette espèce dominante. En revanche, comme toutes les « écofictions », Les Rongeurs de l’apocalypse clament bien la force d’une l’humanité, suffisamment puissante pour, à la fois, remettre en cause son statut et parvenir aussi à se sauver !
L’éloignement des risques de famines avait mis en sourdine le débat démographique, il a été ravivé par la question du changement climatique et la récente augmentation des personnes sous-alimentées21. Contrairement aux années 1970, le retour de la question de la surpopulation laisse l’écologie politique assez désarmée de ce côté-ci de l’Atlantique, car « l’écologie actuellement se positionne sur l’échiquier politique à gauche, mais ses discours et ses mythes écologiques relèvent d’un imaginaire de droite »22. D’autant plus que l’apologie de l’harmonie naturelle intéresse l’extrême droite depuis les années 1980 dans un sens bien particulier : la « vraie écologie » aurait pour objectif de préserver la diversité par le maintien des grandes races dans leur environnement naturel et, ainsi de pouvoir rejeter l’immigré, non pour des raisons raciales ou biologiques, mais pour des raisons culturelles23.
Les personnalités qui rouvrent le débat démographique sont donc atypiques et le font avec beaucoup de précautions. C’est Yves Cochet, écologiste dans la ligne de René Dumont, qui appelait, en 2009, à la « grève du 3e ventre » et souhaitait réduire les allocations familiales à partir du 3e enfant. De son côté, Claude Allègre, classé parmi les « climato-sceptiques », préconisait d’investir dans le planning familial et l’éducation dans les pays du Sud. Enfin, Nicolas Sarkozy qui tentait un retour en politique, a rappelé, le 15 septembre 2016, toute l’importance du « défi démographique » en expliquant que « Si on ne pose pas la question de la natalité sur le continent africain, ou la natalité en Asie, ou la natalité dans un certain nombre de pays, on ne pourra pas protéger les équilibres écologiques de la planète ». En revanche pour la plupart des écologistes situés à gauche ou altermondialistes, il est difficile de remettre en cause le mode de vie des peuples du Sud sans risquer d’être accusé de néo-colonialisme.
En 1972, il était facile de faire l’apologie de la sélection naturelle et de « la survie du plus apte » puisque l’être humain -ici le blanc américain- était encore sûr de sa force et donc sûr d’être le plus apte. Depuis, les choses ont changé, l’ère du doute s’est installée, la guerre de Vietnam a été perdue et l’empire soviétique s’est écroulé, autant de preuves de faiblesse qui sont venues s’ajouter aux doutes quant aux bienfaits de la science et du progrès. Au cinéma, le temps des catastrophes écologiques, de la vengeance de la nature, de la déesse-mère ou de dieu24 est ainsi arrivé puisque, par son inconséquence, l’être humain a tant abîmé la nature qu’elle doit se défendre pour survivre.
Au début des années 1970, plusieurs voix s’élèvent pour faire prendre conscience du danger qui menace la Terre. Le point commun de toutes ces réflexions est l’idée que le monde est « plein » du fait de la sururbanisation, de la surindustrialisation… et de la surpopulation1. Après la période de croissance économique depuis les années 1940 et les libérations multiples initiées par le mouvement de mai 68, la société s’interroge angoissée sur ses limites. Jusqu’où cela va-t-il aller ?
La surpopulation, voilà l’ennemi !
Pour le Club de Rome, regroupant des experts du monde entier, le rythme de la croissance économique et démographique ne peut mener qu’à des désastres écologiques. Le rapport Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance2, publié en 1972, préconise donc notamment de limiter les familles à deux enfants, car il prévoit, sans régulation, une population mondiale de 12 milliards d’individus en 2050.
Un an plus tard, en 1973, René Dumont publie L’Utopie ou la mort3
et, l’année suivante, il est le premier candidat écologiste à
l’élection présidentielle. Pour lui la sauvegarde de la planète oblige à
rompre avec la folle croissance et – originalité oubliée – il souhaite
forger un « homme nouveau » qui acceptera les contraintes « qu’imposera
un jour proche la nécessaire croissance zéro de leur consommation
globale ». Mais surtout, René Dumont veut pénaliser puis interdire les
familles nombreuses dans les pays développés, car elles sont sources de
gaspillage alimentaire et énergétique ! Le 22 avril 1974, il commence
son intervention télévisée dans la cadre de la campagne électorale par :
« Je vais vous parler ce soir du plus grave des dangers qui menace
notre avenir : celui de la surpopulation, tant dans le monde qu’en
France ». La surpopulation est pour lui suffisamment menaçante pour
justifier des mesures autoritaires4 et atteindre ainsi la croissance zéro5.
La contrainte pour imposer l’austérité des modes de vie sera, par la
suite, développée par Hans Jonas lorsqu’il défendra en 1979 une « tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses »6.
Le relais par le cinéma
Dans cette ambiance, l’usine à rêves se transforme en usine à cauchemars avec des films qui n’hésitent pas à aborder la question de la surpopulation dès le début des années 19707. C’est d’abord ZPG pour Zero Population Growth de Michael Campus en 1972. Le scénario s’inspire de l’ouvrage La Bombe P de Paul R. Ehrlich8. Ce dernier a créé une organisation, « Zero Population Growth » qui promeut l’idée que le nombre de naissances d’une population doit être égal au nombre de morts. Le film ZPG décrit une Terre polluée et surpeuplée où toute naissance est interdite pendant 30 ans ! Un couple va, bien entendu, enfreindre la consigne. C’est aussi Soleil vert9 de Richard Fleischer d’après un roman d’Harry Harrison10 qui montre New York surpeuplé au XXIe siècle, des camions-bennes évacuant à la pelleteuse les manifestants !C’est, enfin, Les Rongeurs de l’apocalypse11 de William F. Claxton qui raconte comment des lapins géants sèment la terreur et la mort en Arizona. Certes il s’agit de lapins, mais le lien avec la menace de surpopulation humaine est évident. D’abord parce que ce lien est quasiment un cliché par les emprunts de vocabulaire. Après tout, la vigueur reproductive des lapins sert très souvent à qualifier une démographie galopante. C’est d’ailleurs ce que René Dumont n’hésitait pas à faire lorsqu’à propos de la démographie, il évoquait « un lapinisme irresponsable »12.
Ensuite, le pré-générique du film montre un journal télévisé qui commence par un discours sur la menace de la surpopulation humaine pour passer, en une phrase, à la surpopulation lapinesque : « Ces derniers jours, le monde a pris conscience du boom de la population. En parlant d’humains, combien pourront survivre sur Terre ? Auront-ils assez d’air pur ? Ou de l’air tout court ? Y aura-t-il assez de places et de nourritures pour de plus en plus de bouches ? Jusqie là, la nature avait maintenu l’équilibre. Mais les conditions ont déréglé la balance. Ce déséquilibre arrive aussi dans le monde animal ». Le journaliste évoque ensuite l’invasion de lapins en Australie en 1954, puis, récemment, dans l’Ouest américain et l’Arizona. Il explique que des animaux aussi inoffensifs que les lapins peuvent devenir destructeurs et nuisibles. Et il pose la question : « Ce boom de la population peut-il être contenu ? ». Plus aucun doute : Les Rongeurs de l’apocalypse traitent de la question de la surpopulation humaine !
Le film mobilise deux ressorts particulièrement évocateurs pour un public américain. Le premier est un phénomène vécu Outre-Atlantique : la prolifération de lapins. Par exemple, encore en 2015, la ville de Langley située sur une île dans l’État de Washington13 a dû combattre la population lapinesque. Le sol était jonché de crottes qui faisaient craindre la diffusion de maladies et était criblé de trous qui occasionnaient des chutes et des entorses, comme la première scène des Rongeurs de l’apocalypse lorsqu’un fermier cow-boy doit abattre son cheval après qu’il se soit cassé la jambe dans un terrier de lapin.
Le second ressort est le gigantisme. En effet, la figure du lapin géant appartient à l’imagination rurale américaine. Comme le rappelle Alain Weill, les « Tall-tale postcards », ces cartes postales de photomontages, ont mis en scène, à partir de 1908, « des histoires ‘hénormes’ donc, exagérant un fait réel ou de pur invention », « rappelant à l’homme ses vieilles terreurs envers la nature hostile »14. Outre des poissons, des insectes ou des fruits et des légumes15, le lapin géant est la spécialité du Texas. Le « Jack Rabbit » ou lièvre texan ou encore « Lepus texianus », figure sur des cartes essentiellement dans deux mises en scène : soit dans le cadre d’une chasse miraculeuse puisque le lapin est gigantesque ; soit le lapin géant remplace le cheval comme destrier du cow-boy conduisant le bétail. Ces cartes postales sont éditées au moins jusqu’aux années 1980.
Inconséquences scientifiques et humaines
C’est ce lapin géant, chassé ou domestiqué, qui se transforme en tueur dans Les Rongeurs de l’apocalypse. Et cette transformation est le résultat d’un mauvais usage de la science cumulée à une succession d’actions humaines inconséquentes.Le mauvais usage de la science est fait par Roy et Gerry16, un couple de scientifique appelé par un fermier pour combattre de façon ciblée la prolifération de lapins dans la région d’Ajo. Ce couple met donc au point une hormone censée refréner les pulsions sexuelles des lapins, mais qui a également pour effet d’accroître leur agressivité et leur poids.
Quant à la succession d’actions humaines inconséquentes, c’est le fait d’Amanda, de Jackie puis d’Elgin Clark17. Amanda, la fille du couple de scientifiques, change discrètement de cage le lapin expérimental et obtient de ses parents de le garder avec elle alors qu’ils croient que c’est un lapin non traité. Jackie, un jeune garçon, le relâche ensuite, par jeu, dans la nature ! C’est ainsi que les lapins prolifèrent et atteignent rapidement 80 kilos ! Bientôt les scientifiques admettent qu’ils ont créé une « espèce mutante ». Enfin, Elgin Clark, membre de l’université à laquelle appartient le couple de scientifiques, décide de ne pas prévenir le sheriff tout de suite, espérant venir à bout des prédateurs.
Les scientifiques sont bientôt disqualifiés, car ils n’arrivent pas à endiguer le fléau qu’ils ont eux-mêmes créé. Comme le note Christian Chelebourg à propos des « écofictions » des années qui suivent, la « logique prométhéenne » de la science doit céder la place à la « logique herculéenne », autrement dit la force prend le relais de l’esprit18.
Et lorsqu’il faut mobiliser la force « herculéenne » dans ces États-Unis cinématographiques, tout le monde s’y met : le sheriff, le gouverneur et la garde nationale font preuve d’une débauche de puissance avec toutes sortes d’armes à feu et même d’un lance-flammes. La population d’un cinéma drive-in est invitée à aligner ses voitures, phares allumés, pour diriger les lapins vers les rails électrifiés d’une ligne de chemin de fer sur lesquels ils vont venir se faire griller. Il est impossible de ne pas penser que ces lapins massacrés ressemblent aux Indiens décimés lors de la conquête du pays. Le parallèle se justifie : les lapins attaquent des gens et des maisons isolés dans la campagne. Encore plus troublant, une scène montre des lapins qui sautent du haut d’une montagne sur un troupeau de chevaux pour les tuer… comme les Indiens attaquaient les caravanes de pionniers ou la cavalerie du haut des canyons.
La survie du plus apte
À la fin des Rongeurs de l’apocalypse, tout rentre dans l’ordre puisque tous les lapins sont occis et Roy explique : « Les meilleurs survivent. C’est juste, je suppose ». L’être humain a été menacé par une science qui a failli lui faire perdre son statut d’espèce dominante ou de prédateur suprême. Ou pire, une science qui a remis en cause la sélection naturelle, c’est-à-dire la « survie du plus apte » telle que Herbert Spencer la définissait en 1866, en interprétant Darwin : « Cette survivance du plus apte, que j’ai cherché ici à exprimer en termes mécaniques, est celle que M. Darwin a appelée ‘sélection naturelle’, ou préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie »19. Le film, en concluant sur « Les meilleurs survivent », s’inscrit donc dans une logique ultra-libérale où les règles et les interventions de l’être humain ne feraient que perturber l’harmonie naturelle. Seul le jeu de la concurrence préserverait cette harmonie naturelle, érigée en norme du social.En ce sens, le dénouement des Rongeurs de l’apocalypse a cette originalité que le film relève plus d’une vague ultra-libérale que de la vague réactionnaire voire mystique qui va irriguer la plupart des écofictions décrites par Christian Chelebourg. Certes, le film de William F. Claxton travaille « à élever les citoyens des sociétés industrielles au rang de Surhommes capables de remédier à leurs nuisances »20, mais ce n’est pas pour renverser, ni ralentir le cours de l’évolution. Le changement n’est pas écarté dans la mesure où il est le fait de l’espèce dominante et que les êtres humains forment cette espèce dominante. En revanche, comme toutes les « écofictions », Les Rongeurs de l’apocalypse clament bien la force d’une l’humanité, suffisamment puissante pour, à la fois, remettre en cause son statut et parvenir aussi à se sauver !
L’éloignement des risques de famines avait mis en sourdine le débat démographique, il a été ravivé par la question du changement climatique et la récente augmentation des personnes sous-alimentées21. Contrairement aux années 1970, le retour de la question de la surpopulation laisse l’écologie politique assez désarmée de ce côté-ci de l’Atlantique, car « l’écologie actuellement se positionne sur l’échiquier politique à gauche, mais ses discours et ses mythes écologiques relèvent d’un imaginaire de droite »22. D’autant plus que l’apologie de l’harmonie naturelle intéresse l’extrême droite depuis les années 1980 dans un sens bien particulier : la « vraie écologie » aurait pour objectif de préserver la diversité par le maintien des grandes races dans leur environnement naturel et, ainsi de pouvoir rejeter l’immigré, non pour des raisons raciales ou biologiques, mais pour des raisons culturelles23.
Les personnalités qui rouvrent le débat démographique sont donc atypiques et le font avec beaucoup de précautions. C’est Yves Cochet, écologiste dans la ligne de René Dumont, qui appelait, en 2009, à la « grève du 3e ventre » et souhaitait réduire les allocations familiales à partir du 3e enfant. De son côté, Claude Allègre, classé parmi les « climato-sceptiques », préconisait d’investir dans le planning familial et l’éducation dans les pays du Sud. Enfin, Nicolas Sarkozy qui tentait un retour en politique, a rappelé, le 15 septembre 2016, toute l’importance du « défi démographique » en expliquant que « Si on ne pose pas la question de la natalité sur le continent africain, ou la natalité en Asie, ou la natalité dans un certain nombre de pays, on ne pourra pas protéger les équilibres écologiques de la planète ». En revanche pour la plupart des écologistes situés à gauche ou altermondialistes, il est difficile de remettre en cause le mode de vie des peuples du Sud sans risquer d’être accusé de néo-colonialisme.
En 1972, il était facile de faire l’apologie de la sélection naturelle et de « la survie du plus apte » puisque l’être humain -ici le blanc américain- était encore sûr de sa force et donc sûr d’être le plus apte. Depuis, les choses ont changé, l’ère du doute s’est installée, la guerre de Vietnam a été perdue et l’empire soviétique s’est écroulé, autant de preuves de faiblesse qui sont venues s’ajouter aux doutes quant aux bienfaits de la science et du progrès. Au cinéma, le temps des catastrophes écologiques, de la vengeance de la nature, de la déesse-mère ou de dieu24 est ainsi arrivé puisque, par son inconséquence, l’être humain a tant abîmé la nature qu’elle doit se défendre pour survivre.
Notes
1 FRANÇOIS Stéphane, L’Écologie politique. Une vision du monde réactionnaire ? Cerf, 2012.
2 The Limits to Growth.
3 Seuil.
4 René Dumont mentionne même « l’abandon des petites filles dans les familles pauvres chinoises » comme « une mesure comportant une certaine sagesse ».
5 MOATTI Alexandre, « René Dumont : les 40 ans d’une utopie », laviedesidees.fr, 11 juillet 2014.
6 Le Principe responsabilité, 1979, Flammarion, 2013.
7 PUTTERS Jean-Pierre, Ze Craignos Monsters. Tome 4. Le Retour du fils de la vengeance, Vents d’Ouest, 2014.
8 The Population Bomb, Sierra Club/Ballantine Books, 1968 et, en France, Fayard/Les Amis de la terre, 1971.
9 Soylent Green, 1973.
10 Make Room! Make Room!, Doubleday and Company, 1966 et, en France, Soleil vert, Presses de la cité, 1974.
11 Night of the Lepus, 1972 d’après le roman The Year of the Angry Rabbit de Russell Braddon, Heinemann, 1964.
12 Cité par MOATTI Alexandre, op. cit.
13 WILKINSON Eric, « Island hopping: Langley overrun by rabbits », King 5 News, 16 septembre 2015.
14 WEILL Alain, Photomontages improbables. Tall-tale postcards américaines du début du XXe siècle, Gourcuff Gradenigo, 2011.
15 Selon Alain Weill, la seule carte postale française sur le modèle des « Tall-tale postcards » américaines est celle représentant une sardine bouchant le port de Marseille.
16 Stuart Whitman et Janet Leigh.
17 Melanie Fullerton, Chris Morrell et Jackson DeForest Kelley.
18 CHELEBOURG Christian, Les Écofictions. Mythologies de la fin du monde, Les Impressions nouvelles, 2012.
19 Principles of Biology, D. Appleton and Company, 1864.
20 CHELEBOURG Christian, op. cit.
21 Le Rapport annuel sur la sécurité alimentaire et la nutrition dans le monde de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), publié le 15 septembre
2017, constate que le nombre de personnes sous-alimentées est passé de
777 millions de personnes en 2015, à 815 millions en 2016.
22 FRANÇOIS Stéphane, « L’Écologie : un pessimisme actif ? », tempspresents.com, 10 février 2016.
23 FRANÇOIS Stéphane, « L’Écologie, un enjeu d’extrême-droite », Note n°14, Fondation Jean Jaurès, 23 février 2016.
24 Les « écofictions » de Christian Chelebourg, op. cit.