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mardi 6 mars 2018

Nouvelle Sparte

Il est rare de trouver des livres « profonds » dans la littérature pour adolescents, souvent tournée uniquement vers le divertissement. « Nouvelle Sparte », le dernier roman d’Erik L’Homme rompt avec ce conformisme ambiant. Après son très réussi « Regard des princes à minuit » (Gallimard Jeunesse, coll. Scripto — 2014), l’écrivain, maîtrisant parfaitement les codes propres à séduire les jeunes lecteurs d’aujourd’hui, nous offre avec ce dernier livre un récit trépidant par son rythme mais aussi empreint de poésie et de sentimentalité, nous invitant, surtout, à réfléchir à notre être-au-monde.

La Fédération, une cité antique au XXIIIe siècle !

Nouvelle SparteNous sommes deux siècles après les « Grands Bouleversements » qui ont détruit le « monde-d’avant » — le nôtre — « régi par l’égoïsme, le je-jette-pollution, le je-ne-pense-qu’à-moi ». Née de la « lente migration d’une meute europienne » fuyant le désastre, une cité-état, « la Fédération » s’est établie aux confins de l’Eurasie, bâtissant sa capitale « Nouvelle Sparte » sur les rives du Lac Baïkal.
Résurgence des temps les plus lointains projetée dans un univers futuriste, la Fédération a rejeté « ce mensonge qu’on appelait la civilisation » et recouvré l’ordre des anciens jours. Moderne Lacédémone, la dimension communautaire régit les règles de la société et l’or y est maudit. L’Être a supplanté l’Avoir, valeur autrefois dominante du monde-d’avant. Chaque citoyen y est défini par ses fonctions et son appartenance, le « je-suis-je-fais » , et sa citoyenneté, le « nous-ensemble, nous-maintenant-et-plus-tard ». Comme dans l’antique cité spartiate, les jeunes adolescents entrent dans l’âge adulte en passant l’épreuve initiatique et virile de la kryptie.
Si la Cité observe une paix armée avec ses lointains voisins, l’« Occidie » et le « Darislam », elle n’oublie pas pour autant, comme le professe la grande prêtresse qui préside au culte d’Hestia, que sa force « ne réside ni dans ses satellites-tueurs ni dans ses féroces squalines, mais dans le caractère de ses citoyens ! » Car « une chose est plus importante que la vie, c’est la survie de la Fédération ».
La vie harmonieuse de ce monde ordonné est soudainement ensanglantée par de mystérieux et lâches attentats. L’Occidie, continuation du monde-d’avant dont elle a récupéré toutes les scories, est soupçonnée de fomenter cette vague terroriste.

Occidie, avatar monstrueux de notre monde

Le roman quitte alors les rivages du lac Baïkal pour être transposé à « Paradise », la capitale de l’Occidie, monstrueuse mégapole où le jeune héros Valère, occidien par sa mère, est envoyé en mission d’espionnage chez son oncle Carl, richissime oligarque évoluant dans les sphères privilégiées de cette nouvelle Babylone. Le jeune Baïkalien découvre effaré le grouillement humain insensé d’une cité immense et surpolluée, dominée par l’hubris, où règnent matérialisme et vide spirituel. L’inégalité la plus effrayante sépare les « j’ai-tout » des « sans-rien », chacun vivant dans un strict apartheid social, sur lequel veillent des armées de vigiles protégeant les riches cités d’affaires des masses pauvres laissées à l’abandon. L’oncle Carl accueille avec bienveillance l’enfant prodigue, persuadé de convertir le jeune Baïkalien au mode de vie hédoniste car « si la Fédération fabrique des philosophes avec des garçons de 16 ans, en Occidie, on est jeune et on en profite »… Les notions d’effort, de sacrifice, d’élévation spirituelle sont inconnus des jeunes nantis de l’Occidie qui considèrent la Fédération comme une mystérieuse cité aux moeurs archaïques et inquiétantes. Le jeune fédéré est pourtant accueilli avec sympathie et curiosité par ses cousins dont il partage la vie confortable mais ennuyeuse. Tel Ulysse ensorcelé par une moderne Circé, s’abandonnant aux plaisirs charnels, Valère manque un temps d’oublier sa mission et ceux qui sont chers à son cœur, la Fédération et sa jeune fiancée Alexia restée là-bas en Baïkalie…

Tous les hommes de qualité sont frères

Comme dans la plupart des romans d’Erik L’Homme, les valeurs propres à la jeunesse sont présentes tout au long du récit : amitié, fidélité à la parole donnée, dépassement de soi… Si cette éthique domine chez les Baïkaliens, elles peuvent également être partagées par-delà frontières culturelles et barrières sociales. Le cas d’Hilal, jeune Darislamien sincère et cultivé, qui devient l’ami de Valère est emblématique : malgré leurs conceptions du monde clairement antagonistes, vision monothéiste du désert contre polyphonie païenne, tous deux partagent la condamnation de l’avachissement moral, spirituel et physique de l’Occidie. Ce commun rejet motive le respect mutuel qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, démontrant que tous les hommes de qualité sont frères dès qu’ils agissent avec honneur et désintéressement, quels que soient les camps qui les opposent.
Si Nouvelle Sparte se lit comme un roman d’aventure pour jeunes lecteurs, il est aussi bien plus que cela : c’est d’abord une édifiante parabole opposant la laideur des temps présents, symbolisée par l’odieuse Occidie, à la verticalité du monde antique lorsque l’Europe était encore à son aurore, ce lointain héritage auquel s’est rattachée la Fédération, la revivifiant d’un sang neuf. Destiné à être lu par des adolescents d’aujourd’hui (mais pas seulement), ce livre saura leur révéler, qu’au-delà de l’existence indolente et sans but à laquelle le système veut les obliger, il existe d’autres voies pour mener leurs vies avec courage, sagesse et beauté.
B.C.T.
Nouvelle Sparte, d’Erik L’Homme – éditions Gallimard Jeunesse (2017), 320 pages, 13,50 €

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