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jeudi 9 août 2018

Et pourquoi les vieux n’auraient pas le droit de quitter la maison de retraite pour aller en concert ?

Et pourquoi les vieux n’auraient pas le droit de quitter la maison de retraite pour aller en concert ?

Ce fait-divers est navrant. Plus que navrant. Il fait mal au coeur…

Qu’ont donc fait nos anciens pour mériter un tel traitement ? Ils quittent la maison de retraite pour assister à un concert de heavy metal.
J’imagine leur plaisir, leur envie de vivre renouvelée, leurs conspirations, leur complicité, l’arrivée au concert. Le bonheur, la vie retrouvée…
Las ! Elle n’a pas duré longtemps. La maison de retraite a prévenu la police qui est venue récupérer les galopins en plein concert.
Deux personnes âgées s’échappent de leur maison de retraite pour aller à un festival de métal
Selon la police allemande, les papys « appréciaient très visiblement le festival de métal ».
Deux Allemands résidant dans une maison de retraites ont déjoué la vigilance des gardiens, la nuit venue, pour se rendre… au Wacken Open Air, le plus grand festival de heavy metal du monde. A l’affiche cette année – les initiés apprécieront – se retrouvaient Danzig, Judas Priest, Hatebreed, In Flammes, Running Wild ou Arch Enemy. Pendant quatre jours, les plus grands groupes du métal se succèdent sur scène, dans une ambiance survoltée. Un événement que les deux retraités ne souhaitaient pas rater. 
Se rendant compte de l’absence des deux hommes, la maison de retraite a prévenu la police.
C’est à 3 heures du matin que les deux « métalleux » ont enfin été retrouvés, « étourdis et désorientés », au milieu de la foule du Waken Open Air. Les deux hommes ne voulaient pas quitter le festival, et la police a du les escorter jusqu’à la maison de retraite avec l’aide d’un taxi et d’une voiture de patrouille. 
Certes, il n’est pas question ici de laisser divaguer des patients atteints d’Alzheimer au dernier degré, mais des patients de cette sorte n’auraient pas su, pas compris… qu’il y avait un concert. La question ne se serait pas posée…
Mais deux patients suffisamment autonomes et sains d’esprit qui se sont offert un de leurs derniers plaisirs… Quelle honte de les traiter ainsi, nos vieux !
Le miroir brisé
Le petit homme qui chantait sans cesse
le petit homme qui dansait dans ma tête
le petit homme de la jeunesse
a cassé son lacet de soulier
et toutes les baraques de la fête
tout d’un coup se sont écroulées
et dans le silence de cette fête
j’ai entendu ta voix heureuse
ta voix déchirée et fragile
enfantine et désoléevenant de loin et qui m’appelait
et j’ai mis ma main sur mon coeur
où remuaientensanglantés
les sept  éclats de glace de ton rire étoilé.
Jacques Prévert
Et tout ceci n’est pas anecdotique. Etre vieux c’est interdit. On sent que bientôt les « seniors » vont être mis sous surveillance, on va leur demander de passer des visites médicales pour pouvoir continuer à conduire au-delà de 65 ou 70 ans, on va leur piquer leurs clés de bagnole, les rendant incapables de vivre seuls et d’aller chercher ne serait-ce que leur pain…
Réduits au stade d’enfants de leurs propres enfants, leur voix n’est plus écoutée, plus entendue, ce sont leurs enfants qui décident pour eux, et c’est insupportable.
Et cela fait partie de la perte de notre histoire, de nos valeurs…
Quand Dino Buzzatti, il y a 50 ans, évoquait la chasse aux vieux, on considérait cela comme de la parodie, une métaphore, voire un récit fantastique…
Il n’y a pas loin entre l’interdiction faite aux vieux de faire la maison de retraite buissonnière, d’assister à un concert de musique considéré comme pas de leur âge à la chasse aux vieux.
  « Chasseurs de vieux » de Dino Buzzati
Robert Saggini, administrateur d’une petite fabrique de papier, quarante six ans, les cheveux gris, bel homme, arrêta son auto à quelques pas d’un bar tabac encore ouvert, on ne sait trop par quelle chance, Il était deux heures du matin.
« Une minute, je reviens tout de suite », dit-il à la jeune femme assise près de lui. C’était un beau brin de fille, à la lumière des réverbères au néon, son rouge à lèvres se détachait comme une fleur épanouie.
Devant le tabac, plusieurs voitures étaient garées. Il avait dû s’arrêter un peu plus loin. C’était un soir de mai, l’air printanier était tiède et vif à la fois. Toutes les rues étaient désertes.
Il entra au bar, acheta ses cigarettes, Comme il était sur le pas de la porte et s’apprêtait à rejoindre sa voiture, un appel sinistre résonna.
Est-ce qu’il venait de la maison d’en face ? D’une rue latérale, ou bien ces créatures surgissaient-elles de l’asphalte ? Deux, trois, cinq, sept silhouettes rapides fondirent concentriquement en direction de la voiture
«  allez, tombez lui dessus ! ».
Et là-dessus, un coup de sifflet prolongé, modulé, la fanfare de guerre de ces jeunes canailles : aux heures les plus imprévues de la nuit, ce signal tirait de leur sommeil des quartiers entiers et les gens, frissonnant, se pelotonnaient encore plus dans leur lit, en priant Dieu pour le malheureux dont le lynchage commençait.
Roberto mesura le danger, c’est après lui qu’ils en avaient. On vivait une époque ou les hommes de plus de quarante ans y réfléchissaient à deux fois avant d’aller se promener en plein milieu de la nuit. Après quarante ans on est vieux. Et les nouvelles générations éprouvaient un total mépris pour les vieux. Un sombre ressentiment dressait les petits fils contre les grands pères, les fils contre les pères. Et ce n’est pas tout : il s’était créé des espèces de clubs, d’associations, de sectes, dominées par une haine sauvage envers les vieilles générations, comme si celles-ci étaient responsables de leur mécontentement, de leur mélancolie, de leur désillusion, de leur malheur qui sont le propre de la jeunesse depuis que le monde est monde. Et le nuit les bandes de jeunes se déchaînaient, surtout en banlieue, et pourchassaient les vieux. Quand il parvenaient à en attraper un, ils le bourraient de coups de pied, ils lui arrachaient ses vêtements, le fouettaient, le peinturluraient, de vernis, et puis l’abandonnaient ligoté à un arbre ou à un réverbère. Dans certains cas, tout à la frénésie de leur rite brutal, ils dépassaient la mesure. Et à l’aube, on trouvait au milieu de la rue des cadavres méconnaissables et souillés.
Le problème des jeunes ! Cet éternel tourment, qui depuis des millénaires s’étaient résolu sans drame de père en fils, explosait finalement. Les journaux, la radio , la télévision, les films y étaient pour quelque chose. On flattait les jeunes, on les plaignait, ils étaient adulés, exaltés, encouragés à s’imposer au monde de n’importe quelle façon. Jusqu’aux vieux, qui apeurés devant ce vaste mouvement des esprits, y participaient pour se créer un alibi, pour faire voir – mais c’était bien inutile – qu’ils avaient cinquante ou soixante ans, ça oui, mais que leur esprit était encore jeune et qu’ils partageaient les souffrances et les aspirations des nouvelles recrues. Il se faisaient des illusions, ils pouvaient bien raconter ce qu’ils voulaient, les jeunes étaient contre eux, les jeunes se sentaient les maîtres du monde, les jeunes en toute justice réclamaient le pouvoir jusqu’alors tenu par les patriarches. « L’âge est un crime », tel était leur slogan.
D’où les chasses nocturnes devant lesquelles l’autorité, inquiète à son tour, fermait volontiers un œil. Tant pis pour eux après tout si les croulants, qui auraient mieux fait de rester chez eux au coin de leur feu, s’offraient le luxe de provoquer les jeunes avec leur frénésie sénile.
C’étaient surtout des vieux en compagnie de femmes jeunes qui étaient visés. Alors la jubilation des persécuteurs ne connaissait plus de bornes. Dans ces cas là l’homme était ligoté et roué de coup tandis que sous ses yeux, sa compagne était soumise par ses contemporains, à de longues violences corporelles raffinées de tout genre.
Roberto Saggini mesura le danger. Il se dit : je n’ai pas le temps d’arriver jusqu’à l’auto. Mais je peux me réfugier au bar, ces petits salauds n’oseront pas entrer. Elle au contraire, elle aura le temps de fuir.

– Sylvia, Sylvia ! Cria-t-il, démarre ! Dépêche toi ! Vite! Vite !
Heureusement la fille comprit. D’un coup de hanche rapide, elle se glissa devant le volant, mit le contact, passa en première et démarra à toute allure en emballant le moteur.
L’homme eut un soupir de soulagement. Maintenant il devait penser à lui. Il se retourna pour trouver son salut dans le bar. Mais au même instant le rideau de fer se baissa d’un seul coup.

– Ouvrez, ouvrez, supplia-t-il.
Personne ne répondit de l’intérieur. Comme toujours, quand un raid de jeunes se déclenchait, ils restaient tous tapis dans leur coin. Personne ne voulait voir ou savoir, personne ne voulait s’en mêler.
Il n’y avait plus un instant à perdre. Bien éclairés par des réverbères puissants, sept, huit types convergeaient vers lui sans même courir, tant ils étaient certains de l’attraper.
L’un d’eux, grand, pâle, le crâne rasé, portait un tricot rouge foncé où se détachait un grand R majuscule blanc.
« Je suis fichu », pensa Saggini. Les journaux parlaient de ce R depuis des mois. C’était le signe de Sergio Régora, le chef de bande le plus cruel qui soit. On racontait qu’il avait personnellement réglé leur compte à plus d’une cinquantaine de vieux. La seule chose à faire était de se risquer. A gauche, au fond de la petite rue, s’ouvrait une large place où s’était installée une fête foraine. Le tout était de réussir à arriver sans encombre jusque là. Après, dans le fouillis des boutiques, des caravanes, se serait facile de se cacher.
Il partit à fond de train, il était encore un homme agile, et il vit du coin de l’œil une gamine courtaude qui débouchait sur sa droite pour lui couper le chemin, elle portait un pull-over, avec le R blanc. Elle avait un visage renfrogné extrêmement déplaisant et une bouche large qui criait : « arrête-toi, vieux cochon ! » Sa main droite serrait une lourde cravache de cuir.
La gamine lui tomba dessus. Mais l’homme porté par son élan la renversa et elle se retrouva par terre avant d’avoir eu le temps de le frapper.
S’étant ainsi frayé un chemin, Saggini, avec tout le souffle qui lui restait, s’élança vers l’espace sombre. Un grillage entourait l’endroit de la fête foraine. Il le franchit d’un bon, courut là où les ténèbres lui semblaient les plus épaisses. Et les autres toujours derrière lui.
– Ah ! Il veut nous échapper, le salaud ! S’écria Sergio Régora qui ne se pressait outre mesure, convaincu de tenir déjà sa proie. Et il ose nous résister par dessus le marché !
Sa bande galopait à côté de lui :

– Oh ! Chef, écoute ! Je voudrais te dire quelque chose…
Ils étaient arrivés devant la foire. Ils s’arrêtèrent.
– Et t’as besoin de me dire ça maintenant ?
– J’voudrais bien me tromper, mais j’ai l’impression que c’type-là c’est mon paternel.
– Ton père, ce salaud ?
– Vouais, on dirait bien que c’est lui.
– Tant mieux.
– Mais je…
– Oh ! Tu vas pas la ramener maintenant, non ?
– Ben! C’est que ça me paraît…
– Quoi ! Tu l’aimes ?
– Oh ! Non alors ! C’est un tel imbécile… Et puis un enquiquineur de première. Il en a jamais fini…
– Alors ?
– Ben ça me fait tout de même quelque chose, quoi, si tu veux savoir.
– T’es qu’une andouille, un froussard, une lavette. T’as pas honte ? Le coup s’est encore jamais produit avec mon père, mais je te jure que ça me ferait jouir ! Allez, allez, maintenant c’est pas tout, il faut le faire sortir de là.

Le cœur battant, essoufflé par sa course, Saggini s’était camouflé en se faisant le plus petit possible, devant une grande banne, peut-être celle d’un cirque, complètement dans l’ombre, tâchant de se fondre sous les pans de toile.
A côté, à cinq, six mètres, il y avait une roulotte de romanichels avec sa petite fenêtre allumée. L’air fut déchiré d’un nouveau coup de sifflet des jeunes voyous. Dans la roulotte on entendit un remue-ménage. Et puis une grosse femme opulente et très belle se montra sur le pas de la petite porte, curieuse.

« – Madame, madame, balbutia Saggini, de sa cachette incertaine.
– Qu’est-ce qu’il y a ? fit-elle méfiante.
– Je vous en supplie, laissez moi entrer. Je suis poursuivi. Ils veulent me tuer.
– Non, non, on ne veut pas d’embêtement ici.
– Vingt mille lires pour vous si vous me laissez entrer.
– Quoi ?
– Vingt mille lires.
– Non, non. Ici on est des gens honnêtes, nous autres. »

Elle se retira, referma la porte, on entendit le bruit du verrou intérieur. Et puis même la lumière s’éteignit.
Silence. Pas une voix, pas un bruit de pas. Est ce que la bande aurait renoncé ? Une horloge lointaine sonna le quart de deux heures. Une horloge lointaine sonna la demi de deux heures. Une horloge lointaine sonna les trois quarts de deux heures.
Lentement, attentif à ne pas faire de bruit, Saggini se releva. Maintenant peut-être il allait pouvoir se tirer de là.
Soudainement un de ces maudits lui tomba dessus et leva la main droite en brandissant une chose qu’on ne distinguait pas bien. Saggini, en un éclair se souvint de ce que lui avait dit un ami, bien des années auparavant : si quelqu’un cherche la bagarre, il suffit d’un coup de poing au menton, mais l’important est de bondir de toutes ses forces au même moment en sorte que ce n’est pas seulement le poing mais tout le poids du corps qui frappe l’agresseur.
Saggini se détendit tandis que son poing rencontrait quelque chose de dur avec un sourd craquement. « Ah ! » gémit l’autre, s’affaissant lourdement sur le dos. Dans le visage contracté qui se renversait en arrière, Saggini reconnu son fils. « Toi ! Ettore… » et il se pencha avec l’intention de le secourir.
Mais trois ombres débouchèrent.

– Il est là, le voilà, tapez-lui dessus à ce sale vieux !
Il s’enfuit comme un fou, bondissant d’une zone d’ombre à une autre, talonné par le halètement des chasseurs, toujours plus furieux et plus proches. Tout à coup un objet en métal heurta sa joue, provoquant une atroce douleur. Il fit un écart désespéré, chercha une voie d’échappement, ils l’avaient acculé aux limites de la foire, qui ne pouvait plus lui offrir de salut.
Un peu plus loin, à une centaine de mètres, les jardins commençaient. L’énergie du désespoir lui permit de franchir cette distance sans être rejoint. Et cette manœuvre désorienta même ses poursuivants. L’alarme ne fut donnée qu’au dernier moment, alors qu’il avait déjà atteint la lisière d’un petit bois.
« Par là, par là, regardez le, il veut se cacher dans le bois. Allez, allez, sus au croulant ! »
La poursuite reprit. Si seulement il pouvait tenir jusqu’au premières lueurs de l’aube, il serait sauvé, mais combien de temps encore à passer avant !
Les horloges, çà et là sonnaient les heures, mais dans son angoisse fiévreuse, il n’arrivait pas à compter les coups. Il descendit une colline, déboula dans une petite vallée, grimpa sur une rive, traversa une quelconque rivière, mais chaque fois qu’il se retournait et regardait derrière lui , trois, quatre de ces canailles étaient toujours là implacables, gesticulant frénétiquement tout en le pourchassant.
Ses dernières forces épuisées, il se jucha sur le rebord d’un vieux bastion à pic, il vit que le ciel, au delà de la masse des toits, pâlissait. Mais il était trop tard désormais. Il se sentait complètement exténué. Le sang coulait à flots de sa joue balafrée. Et Régora était sur le point de le rattraper. Il devina dans la pénombre son ricanement blanc. Ils se trouvèrent face à face tous les deux sur l’étroite arête herbeuse. Régora n’eut même pas à le frapper. Pour l’éviter Saggini fit un pas en arrière, ne trouva que le vide et tomba roulant sur le versant à pic tout en pierres et en ronces. On entendit un bruit mou puis un gémissement déchirant.
Il n’y a pas laissé sa peau, mais on lui a donné la leçon qu’il méritait, dit Régora. Maintenant il vaut mieux foutre le camp. On ne sait jamais avec les flics.
Ils s’en allèrent par petits groupes, en commentant leur chasse, et en se tordant de rire. Mais elle avait duré longtemps cette fois. Aucun vieux ne leur avait donné autant de fil à retordre. Eux aussi ils se sentaient fatigués. Qui peut savoir pourquoi ils se sentaient très las. Le petit groupe se disloqua. Régora partit d’un côté avec la gamine. Ils arrivèrent à une place illuminée.

« Qu’est ce que tu as sur la tête ? Demanda-t-elle.
– Et toi ? Toi aussi. »

Ils s’approchèrent l’un de l’autre, s’examinant réciproquement.
« Mon dieu, tu en as une figure ! Et tout ce blanc sur tes cheveux !
– Mais toi aussi tu as une tête épouvantable. »

Une inquiétude soudaine. Cela n’était encore jamais arrivé à Régora. Il s’approcha d’une vitrine pour se regarder.
Dans le miroir il vit très distinctement un homme sur la cinquantaine environ, les yeux et les joues flasques, les paupières flétries, un cou comme celui des pélicans. Il essaya de sourire, il lui manquait deux dents sur le devant.
Etait-ce un cauchemar ? Il se retourna. La fille avait disparu. Et puis au fond de la place trois garçons se précipitèrent sur lui. Ils étaient cinq, huit. Ils lancèrent un long coup de sifflet terrifiant.

« Allez, allez tombez lui dessus au croulant ! »
Maintenant, c’était lui le vieux. Et son tour était arrivé.
Régora commença à courir de toutes ses forces, mais elles étaient faibles. La jeunesse, cette saison fanfaronne et sans pitié qui semblait devoir durer toujours, qui semblait ne jamais devoir finir. Et une nuit avait suffi à la brûler. Maintenant il ne restait rien à dépenser.


Dino Buzzati,  Le K (1966)

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