Après la parution suite au décès d’Armin
Mohler de deux textes traitant de sa pensée, nous publions ci-dessous
une entretien sur les influences spécifiques de Mohler sur le
développement de l’idéologie néo-droitiste. Ce texte date de 1999 et est
paru dans le n° 11 de Vouloir.
Quelle a été l’influence d’Armin Mohler sur la vision du monde de la ND ? Que restera-t-il de son approche dans l’avenir ?
Votre question est vaste. Très vaste. Elle interpelle la biographie d’Armin Mohler, l’histoire de sa trajectoire personnelle, qu’il a eu maintes fois l’occasion d’évoquer (dans Von rechts gesehen ou dans Der Nasenring). Votre question nécessiterait tout un livre, celui qu’il faudra bien un jour consacrer à cet homme étonnant. Je crois que Karl-Heinz Weißmann se prépare à cette tâche. Il est l’homme le mieux placé et le mieux préparé pour rédiger cette biographie. Première remarque sur les idées de Mohler, et donc sur son influence, c’est qu’il part toujours du vécu existentiel, du particulier et jamais de formules abstraites ou de grandes idées générales.
Votre question est vaste. Très vaste. Elle interpelle la biographie d’Armin Mohler, l’histoire de sa trajectoire personnelle, qu’il a eu maintes fois l’occasion d’évoquer (dans Von rechts gesehen ou dans Der Nasenring). Votre question nécessiterait tout un livre, celui qu’il faudra bien un jour consacrer à cet homme étonnant. Je crois que Karl-Heinz Weißmann se prépare à cette tâche. Il est l’homme le mieux placé et le mieux préparé pour rédiger cette biographie. Première remarque sur les idées de Mohler, et donc sur son influence, c’est qu’il part toujours du vécu existentiel, du particulier et jamais de formules abstraites ou de grandes idées générales.
Toute l’œuvre de Mohler est traversée par ce recours constant au
particulier et au vécu, corollaire d’une critique sans appel des idées
générales. La préface de sa Konservative Revolution in Deutschland est
très claire sur ce chapitre. Pour répondre succinctement à votre
question, je dirai que l’influence de Mohler vient surtout des conseils
de lecture qu’il a donnés tout au long de sa carrière, notamment dans
les colonnes de Criticón et, parfois dans celles de la collection
Herderbücherei Initiative, dirigée par Gerd-Klaus Kaltenbrunner,
collection qui ne paraît malheureusement plus mais nous laisse une masse impressionnante de documents pour construire et affiner nos positions.
L’influence de Mohler s’est exercée sur moi principalement:
1 – Parce qu’il nous a enjoint de lire le livre de Walter Hof, Der
Weg zum heroischen Realismus. Pessimismus und Nihilismus in der
deutschen Literatur von Hamerling bis Benn (Verlag Lo-thar Rotsch,
Bebenhausen, 1974, ISBN 3-87674-015-0). Hof examine deux grandes
périodes de transition dans l’histoire littéraire allemande (et
européenne): le Sturm und Drang à la fin du XVIIIe et la Révolution
Conservatrice au début du XXe. Ces deux époques ont pour point commun
que des certitudes s’effondrent. Les esprits clairvoyants de ces époques
se rendent compte que les certitudes mortes ne seront jamais remplacées
par de nouvelles certitudes, quasi similaires, aussi solides, aussi
bien ancrées. Les substantialités d’hier, auxquelles les hommes
s’accrochaient, et qu’ils percevaient comme se situant en dehors d’eux,
comme des bouées extérieures sûres, disparaissent de l’horizon. Les
passéistes nostalgiques estiment que cette disparition conduit au
nihilisme. Avec Heidegger, les révolutionnaires conservateurs, qui
constatent la faillite de ces substantialités passées, disent: “La
substance de l’homme, c’est l’existence”.
L’homme est effectivement jeté (geworfen) dans le mouvant aléatoire
de la vie sur cette planète: il n’a pas d’autre lieu où agir. Les bouées
substantialistes de jadis ne servent que ceux qui renoncent à
combattre, qui cherchent à échapper au flux furieux des faits
interpellants, qui abandonnent l’idée de décider, de trancher, donc
d’exister, d’exsistare, de sortir des torpeurs quotidiennes,
c’est-à-dire de l’inauthenticité. Cette attitude révolutionnaire
conservatrice (et heideggerienne) privilégie donc le geste héroïque,
l’action concrète qui accepte l’aventureux, le risque (Faye), le voyage
dans ce monde immanent sans stabilité consolatrice. Dans cette optique,
le “dépassement” n’est pas une volonté d’effacer ce qui est, ce qui est
héritage du passé, ce qui dérange ou déplait, mais une utilisation
médiate et fonctionnelle de tous les matériaux qui sont là (dans le monde) pour créer des formes: belles, nouvelles, exemplaires,
mobilisatrices. Le réalisme héroïque des révolutionnaires conservateurs
réside donc tout entier dans la puissance personnelle (personne
individuelle ou collective) qui crée des formes, qui donne forme au
donné brut (Gottfried Benn). Cette définition du réalisme héroïque par
Hof rejoint le “nominalisme”, tel que l’a défini Mohler (d’après sa
lecture attentive de Georges Sorel) ou la conception “sphérique” de
l’histoire, présentée par Mohler dans son célèbre ouvrage de référence
sur la “révolution conservatrice” allemande et par
Giorgio Locchi dans les colonnes de Nouvelle école.
Giorgio Locchi dans les colonnes de Nouvelle école.
Cette conception “sphérique” du temps et de l’histoire rompt tant
avec la conception réactionnaire et restauratrice de l’histoire, qui
décrit celle-ci comme cyclique (retour du temps sur lui-même à
intervalles réguliers), qu’avec les conceptions linéaires et
progressistes (qui voient l’histoire en marche vers un “mieux” selon un
schéma vectoriel).
Les conceptions cycliques estiment que le retour du même est
inéluctable (forme de fatalisme). Les conceptions linéaires dévalorisent
le passé, ne respectent aucune des formes forgées dans le passé, et
visent un télos, qui sera nécessairement meilleur et indépassable. La conception sphérique de Mohler et Locchi implique
qu’il y a des retours, certes, mais jamais des retours de l’identique,
et que la sphère du temps peut être impulsée dans une direction plutôt
que dans une autre par une volonté forte, une
personnalité charismatique, un peuple audacieux. Il n’y a donc ni répétition ni retour aux substances immobiles et handicapantes ni linéarité vectorielle et progressante. La conception sphérique admire le créateur de forme, celui qui bouscule les routines et abat les idoles inutiles, qu’il soit artiste (l’Artisten-Metaphysik de Nietzsche) ou condottiere, thérapeute ou ingénieur. Mohler nous a donc suggéré une anthropologie héroïque concrète, dérivée notamment de son amour de l’art, des formes et de la poésie de Benn. Mais, pour compléter ce réalisme héroïque de Hof et de Mohler, j’ajouterais — aussi pour donner une plus grande profondeur généalogique à la ND — la pensée de l’action, formulée par Maurice Blondel, où la personne est réceptacle de fragments de monde, de sucs vitaux, disait-il, qu’elle doit transformer par l’alchimie particulière qui s’opère en elle, pour poser des actions originales qui développeront et constitueront son être, lui procureront une “accrue originale”, une intensité digne d’admiration (L’action, op. cit., p. 467-468).
personnalité charismatique, un peuple audacieux. Il n’y a donc ni répétition ni retour aux substances immobiles et handicapantes ni linéarité vectorielle et progressante. La conception sphérique admire le créateur de forme, celui qui bouscule les routines et abat les idoles inutiles, qu’il soit artiste (l’Artisten-Metaphysik de Nietzsche) ou condottiere, thérapeute ou ingénieur. Mohler nous a donc suggéré une anthropologie héroïque concrète, dérivée notamment de son amour de l’art, des formes et de la poésie de Benn. Mais, pour compléter ce réalisme héroïque de Hof et de Mohler, j’ajouterais — aussi pour donner une plus grande profondeur généalogique à la ND — la pensée de l’action, formulée par Maurice Blondel, où la personne est réceptacle de fragments de monde, de sucs vitaux, disait-il, qu’elle doit transformer par l’alchimie particulière qui s’opère en elle, pour poser des actions originales qui développeront et constitueront son être, lui procureront une “accrue originale”, une intensité digne d’admiration (L’action, op. cit., p. 467-468).
2 – Parce qu’il a lancé le débat réalisme/nominalisme, par le biais
d’une disputatio qui l’opposait au catholique Thomas Molnar (Criticón,
n°47, 1978). J’ai traduit des fragents de ce débat pour la revue
néo-droitiste belge Pour une Renaissance européenne, ensuite Alain de
Benoist a repris cette thématique dans Nouvelle école. La Nouvelle
Droite a d’ailleurs manié l’étiquette auto-référentielle du
“nominalisme” pendant de nombreuses années. Malheureusement, l’usage du
terme “nominalisme” par Alain de Benoist a été trop souvent inapproprié
et, surtout, sans référence à Blondel, Sorel et Papini, alors que
Mohler, spécialiste de Sorel, connaît très bien le contexte de cette
grande époque féconde de remises en questions. La critique catholique de
la ND a eu beau jeu de souligner l’insuffisance du “nominalisme”
médiéval, source de l’individualisme et du libéralisme ultérieurs, que
de Benoist rejetait ! La Nouvelle droite a ainsi stagné, donnant
naissance à un dialogue de sourds, où les uns et les autres ignoraient
la position de Blondel, ce catholique, doctrinaire de l’action pour
l’action en dehors de tout cadre dogmatique généralisant et
contraignant. Le vrai débat sur le nominalisme a été lancé un jour, lors
d’une “conférence fédérale des responsables” du GRECE, tenue dans la
région lyonnaise. Ce jour-là, Pierre Bérard a critiqué le mauvais usage
du terme “nominalisme” dans les rangs de la ND, en appelant à la
rescousse les thèses de Louis Dumont qui — je résume très
schématiquement — déplore l’érosion des ciments communautaires sous les
assauts d’une modernité toute à la fois intellectuelle (l’Aufklärung),
industrielle et morale. Il avait raison. Quelques années plus tard, de
Benoist a fait sienne les positions de Bérard, mais sans jamais
expliquer à ses lecteurs, de manière précise, cette transition
importante, entre une première interprétation du “nominalisme”, laissant
planer un bon paquet d’ambiguïtés, et une défense des différences (donc
des particularités contre les grandes idées générales), impliquant la
critique de l’individualisme des Lumières, selon la méthode de Louis
Dumont.
Pour revenir à l’essentiel de notre entretien, en matière de
“nominalisme”, Mohler nous enseignait dans son article de Criticón
(n°47, op. cit.) :
- à nous méfier des conceptions trop rigides de l’”Ordre” ou de la
“Nature”, comme la scolastique et le rationalisme (cartésien ou non) en
avaient véhiculées.
- à sortir de la “mer morte des ab-stractions” pour entrer dans “les
terres fertiles du réel avec ses irrégularités, ses imprévisibilités et
ses surprises”,
- à concevoir toute altérité comme al-té-rité en soi, comme altérité
autonome, au-delà du “Bien” et du “Mal”, toutes démarches qui redonnent à
l’homme son caractère aventureux, donc sa dignité.
Il y a derrière tous les textes de Mohler cette aspiration
insatiable vers une liberté pleine et entière, non pas une liberté qui
se détache des choses concrètes pour s’envoler vers des empyrées sans
chair et sans épaisseur, mais une liberté de façonner (gestalten,
prägen) quelque chose dans l’immense richesse immanente du monde, de
l’ici-bas, sans s’occuper des admonestations des philosophes en chambre,
toujours dogmatiques et poussiéreux, qu’ils se réclament d’une
scolastique médiévale ou d’une modernité raisonnante/ratiocinante.
3 – Parce qu’il nous a encouragé à lire Clément Rosset (Criticón,
n°67, 1981), que j’avais découvert quelques années plus tôt, à vingt
ans, dans L’anti-nature et La logique du pire, deux ouvrages qui m’ont
très profondément marqués (pour la petite histoire: je
les lisais pendant un cours d’économie politique profondément barbant et stérile, basé sur le pensum de Jacquemain et Tulkens, ce qui m’a valu un zéro à l’examen ! rapidement rattrapé en septembre, où, rêve de tout étudiant, j’ai pu expliquer en toute
jovialité à la jeune enseignante, douce rubiconde, toute en rondeurs, pourquoi ce traité, trop mécanique, m’apparaissait critiquable). Mohler saluait en Clément Rosset le philosophe qui disait “oui” au réel (Bejahung des Wirklichen), en critiquant sans appel les pensées avançant l’existence d’un arrière-monde, qui aurait précédé ou suivrait le monde tel qu’il est. Dans le portrait qu’il croquait de Rosset, Mohler risquait un souhait:
les lisais pendant un cours d’économie politique profondément barbant et stérile, basé sur le pensum de Jacquemain et Tulkens, ce qui m’a valu un zéro à l’examen ! rapidement rattrapé en septembre, où, rêve de tout étudiant, j’ai pu expliquer en toute
jovialité à la jeune enseignante, douce rubiconde, toute en rondeurs, pourquoi ce traité, trop mécanique, m’apparaissait critiquable). Mohler saluait en Clément Rosset le philosophe qui disait “oui” au réel (Bejahung des Wirklichen), en critiquant sans appel les pensées avançant l’existence d’un arrière-monde, qui aurait précédé ou suivrait le monde tel qu’il est. Dans le portrait qu’il croquait de Rosset, Mohler risquait un souhait:
voir cette apologie du réel devenir le fondement philosophique et idéologique d’une “nouvelle droite”, enfin capable de se débarrasser de tout ballast incapacitant.
4 – Parce qu’il a attiré mon attention sur l’importance des travaux
de Richard Faber, professeur à Berlin et critique acerbe des visions
historiques des droites allemandes (cf. Criticón, n°90, 1985; Robert
Steuckers, “L’Occident: concept polémique”, Orientations, n°5, 1984).
Pour Faber, catholique de gauche, il faut universaliser le catholicisme,
l’arracher à ses racines romaines, païennes et étatiques. L’exact
contraire de notre position, l’exact contraire du catholicisme d’un Carl
Schmitt… Mais la documentation exploitée par le professeur berlinois
était tellement abondante qu’elle
complétait utilement l’œuvre maîtresse de Mohler, ce qu’il avouait volontiers et… sportivement. Le travail de Faber permettait une critique de la notion d’Occident, notamment de la volonté américaine de reprendre le rôle d’une Rome impériale, mettant la vieille Europe sous tutelle. Faber critiquait par là certaines positions d’Erich Voegelin, qui entendait conjuguer ses options catholiques conservatrices, pro-caudillistes, avec la tutelle américaine dans le cadre de l’alliance atlantique. Bien qu’elle n’ait pas du tout la même optique, la critique de l’Occident par Faber est à mettre en parallèle avec celle de Niekisch, afin que nous envisagions, à terme, une nouvelle alliance germano-russe, actualisation du tandem Russie-Prusse à la fin de l’ère napoléonienne.
complétait utilement l’œuvre maîtresse de Mohler, ce qu’il avouait volontiers et… sportivement. Le travail de Faber permettait une critique de la notion d’Occident, notamment de la volonté américaine de reprendre le rôle d’une Rome impériale, mettant la vieille Europe sous tutelle. Faber critiquait par là certaines positions d’Erich Voegelin, qui entendait conjuguer ses options catholiques conservatrices, pro-caudillistes, avec la tutelle américaine dans le cadre de l’alliance atlantique. Bien qu’elle n’ait pas du tout la même optique, la critique de l’Occident par Faber est à mettre en parallèle avec celle de Niekisch, afin que nous envisagions, à terme, une nouvelle alliance germano-russe, actualisation du tandem Russie-Prusse à la fin de l’ère napoléonienne.
4 – Parce qu’il a encouragé les lecteurs de Criticón, puis, plus
tard, de Junge Freiheit, à lire attentivement l’ouvrage de Panayotis
Kondylis sur le conservatisme (Criticón, n° 98, 1986; Robert Steuckers,
“Il faut instruire le procès des droites!”, in Vouloir, n°52-53, 1989,
sur P. Kondylis, v. p. 8).
L’approche du conservatisme que l’on trouve dans l’œuvre de Kondylis
est foncièrement différente de celle de Mohler, dans le sens où Kondylis
estime que la notion même de conservatisme est dépassée parce que la
classe des aristocrates propriétaires terriens a disparu ou n’est plus assez puissante et
nombreuse pour avoir un poids politique déterminant. Mohler a accepté et
assimilé les positions de Kondylis: il reconnaît la critique du penseur
grec qui dit que tout conservatisme post-aristocratique n’est qu’un
esthétisme (mais pour Mohler, cet “isme” n’est pas une injure!), surtout
s’il ne défend pas la societas civilis contre l’emprise dissolvante du
libéralisme. Mohler y voit la nécessité, pour toute “droite” non
conformiste de défendre le peuple réel, c’est-à-dire la societas civilis
contre les institutions fondées sur des abstractions philosophiques
donc sur des dénis de liberté. Grand mérite de Kondylis, concluait
Mohler: “Son charme intellectuel consiste justement en ceci: il nous
présente les concepts et les idées qu’il traite dans leur concrétude
historique”.
5 – Parce qu’il nous a conseillé de lire les ouvrages de Wolfgang
Welsch sur la postmodernité (cf. Criticón, n°106, 1988; Robert
Steuckers, “La genèse de la postmodernité”, Vouloir, n°54-55, 1989). A
juste titre, Mohler consta-te que Wolfgang Welsch donne à ses lecteurs
un fil d’Ariane pour se repérer dans la jungle des concepts
philosophiques contemporains, souvent assez obscurs et abscons. Mieux,
Welsch dégage une interprétation “affirmative” du phénomène postmoderne,
qui nous permet de quitter joyeusement et sans regret la prison de la
modernité. La postmodernité de Welsch, revue par Mohler, n’est ni une
anti-modernité véhémente et révoltée ni une trans-modernité, mais une autre modernité qui se libère
des limites et des rigorismes qu’elle s’est donnés jadis. La
postmodernité refuse la “Mathesis Universalis” voulue par Descartes. A
la suite de Jean-François Lyo-tard, elle ne croit plus aux “grands
récits” qui promettaient une unification-universalisation du monde sous
l’égide d’une seule et même idéologie rationaliste. Ce double rejet
corrobore bien entendu les éternelles intuitions de Mohler. Et porte, en
filigrane, la marque de Nietzsche.
6 – Enfin parce qu’inlassablement il nous a invité à relire Georges
Sorel et à explorer le contexte de son époque (Criticón, n°20, 1973;
n°154, 1997; n°155, 1997). Sorel, que l’on a parfois appelé le
“Tertullien de la révolution”, était allergique au rationalisme
étriqué, aux petits calculs politiques mesquins, que véhicule la sociale-démocratie. A cet esprit boutiquier, porté par une éthique eudémoniste de la conviction et par une volonté de rayer des mémoires tous les grands élans du passé et de gommer leurs traces, Sorel opposait le “mythe”, la foi dans le mythe de la révolution prolétarienne. L’éthique bourgeoise, malgré sa prétention d’être rationnelle, conduit à la désorganisation voire à la désagrégation des sociétés. Aucune continuité historique et étatique n’est possible sans une dose de foi, sans un élan vital (Bergson!). Plus fondamentalement, quand Sorel interpelle les socialistes embourgeoisés de son époque, il suggère une anthropologie différente: le rationalisme coupe du réel, ce qui est malsain, tandis que le mythe en épouse les flux. Le mythe, indifférent à tout “sens” posé comme définitif ou érigé comme idole, est le noyau de la culture (de toute culture). Sa disparition, son refoulement, son oblitération conduisent à une entropie dangereuse, à la décadence. Une société étouffée par le filtre rationaliste s’avère incapable de se régénérer, de puiser et de repuiser ses propres forces dans son récit fondateur. La définition sorélienne du mythe interdit de penser l’histoire comme un déterminisme; l’histoire est faite par de rares et fortes personnalités qui lui impulsent des directions, aux périodes axiales (Armin Mohler reprend la terminologie de Karl Jaspers, que Raymond Ruyer utilisera à son tour en France). La vision mythique des personnalités impulsantes et des périodes axiales fonde la conception “sphérique” de l’histoire, propre de la ND (cf. supra, paragraphe sur le “réalisme héroïque”).
étriqué, aux petits calculs politiques mesquins, que véhicule la sociale-démocratie. A cet esprit boutiquier, porté par une éthique eudémoniste de la conviction et par une volonté de rayer des mémoires tous les grands élans du passé et de gommer leurs traces, Sorel opposait le “mythe”, la foi dans le mythe de la révolution prolétarienne. L’éthique bourgeoise, malgré sa prétention d’être rationnelle, conduit à la désorganisation voire à la désagrégation des sociétés. Aucune continuité historique et étatique n’est possible sans une dose de foi, sans un élan vital (Bergson!). Plus fondamentalement, quand Sorel interpelle les socialistes embourgeoisés de son époque, il suggère une anthropologie différente: le rationalisme coupe du réel, ce qui est malsain, tandis que le mythe en épouse les flux. Le mythe, indifférent à tout “sens” posé comme définitif ou érigé comme idole, est le noyau de la culture (de toute culture). Sa disparition, son refoulement, son oblitération conduisent à une entropie dangereuse, à la décadence. Une société étouffée par le filtre rationaliste s’avère incapable de se régénérer, de puiser et de repuiser ses propres forces dans son récit fondateur. La définition sorélienne du mythe interdit de penser l’histoire comme un déterminisme; l’histoire est faite par de rares et fortes personnalités qui lui impulsent des directions, aux périodes axiales (Armin Mohler reprend la terminologie de Karl Jaspers, que Raymond Ruyer utilisera à son tour en France). La vision mythique des personnalités impulsantes et des périodes axiales fonde la conception “sphérique” de l’histoire, propre de la ND (cf. supra, paragraphe sur le “réalisme héroïque”).