Georges Feltin-Tracol |
Le penseur néo-eurasiste russe Alexandre Douguine
est maintenant bien connu des milieux français de la dissidence. À côté
des travaux universitaires qui le prennent en étude, plusieurs de ses
ouvrages ont été traduits. Il en reste cependant beaucoup d’autres, car
c’est un auteur prolifique aux centres d’intérêt variés. Après avoir
publié La quatrième théorie politique, une magistrale synthèse –
dépassement des doctrines politiques de l’ère moderne, la maison
d’édition nantaise Ars Magna sort Pour une théorie du monde
multipolaire. Il est cohérent que le réactivateur de la voie eurasiste
expose sa conception des relations internationales dans un essai à
l’approche universitaire, le côté rébarbatif en moins.
Si « de plus en plus de travaux relatifs aux affaires étrangères, à la politique mondiale, à la géopolitique et aux relations internationales sont dédiés au thème de la multipolarité (p. 3) », Alexandre Douguine observe qu’« il n’existe toujours pas de théorie complète définissant le concept de monde multipolaire d’une point de vue purement scientifique (p. 3) ». Il s’attache dans ce nouvel ouvrage à combler cette lacune. Pour cela, il n’hésite pas à décrire d’une manière épistémologique les principaux courants théoriques contemporains des relations internationales (au sens très large). Relevons au passage que ce champ disciplinaire est quasiment en jachère en France. Hormis Raymond Aron, Dario Batistella et l’historien « grammairien des civilisations » Fernand Braudel, la bibliographie proposée par Alexandre Douguine ne mentionne presque aucun auteur français ! C’est une nette indication de l’état comateux dépassé d’une université hexagonale disqualifiée, déconsidérée et reléguée aux marges du savoir véritable.
Les courants théoriques des relations internationales
Alexandre Douguine examine donc avec soin les diverses « écoles » qui structurent cette discipline. Les premières sont les réalistes divisés en « classiques », « modernes » et « néo-réalistes ». Ils s’appuient sur l’État-nation et un ordre du monde de type westphalien en souvenir des traités européens qui arrêtèrent en 1648 la Guerre de Trente ans. Leurs principaux adversaires théoriques sont les libéraux avec des variantes selon les personnalités, l’époque et le lieu. Pour eux, l’État-nation est un cadre dépassé. Pis, « les néo-libéraux soulignent que dans le monde moderne, aux côtés des États, commencent également à avoir une grande importance, les O.N.G., les réseaux et les structures sociales (par exemple, le mouvement des droits civiques, Médecins sans frontières, les observateurs internationaux aux élections, Greenpeace, etc.) qui ont une influence croissante sur les processus de la politique étrangère des États (p. 35) ». Entre les libéraux et les écoles réalistes se trouve une école « intermédiaire » qui emprunte aux premiers et aux seconds : l’école anglaise des relations internationales.
Si les libéraux sont présents dans cette matière, il n’est pas étonnant d’y retrouver aussi des interprétations marxistes ou néo-marxistes qui font grand cas de la notion de « système-monde ». D’après elles, « la révolution prolétarienne mondiale est possible seulement après la victoire de la mondialisation, mais en aucun cas avant, c’est ce que croient les néo-marxistes modernes. Et pour insister sur ce point, ils préfèrent se faire appeler “ altermondialistes ”, c’est-à-dire “ mondialistes alternatifs ”. Ils agissent non pas tant contre la mondialisation, que contre l’élite bourgeoise du monde, et en revanche, l’internationalisation – mondialisation en tant que telle, et son corollaire inévitable, l’apparition d’un prolétariat mondial, est considéré par eux comme un processus positif (p. 44) ». Ajoutons qu’il exista dans les années 1970 en géographie hexagonale un courant marxiste ou « géographique radical » dont l’une des figures de proue n’était autre que le géopoliticien et fondateur de la revue Hérodote, Yves Lacoste.
Sont venues se joindre à ces quatre « chapelles » des tendances nouvelles appelées post-positivistes elles-mêmes fragmentées en diverses coteries antagonistes : l’école de la « théorie critique » dans les relations internationales, le post-modernisme, le constructivisme et le féminisme en constituent le versant radical tandis que son versant non radical se forme de la « sociologie historique » et du normativisme dans les relations internationales.
Une telle effervescence ne peut que favoriser d’intenses débats, mais Alexandre Douguine constate qu’aucune de ces « écoles » ne théorise vraiment la multipolarité, d’où son apport original. Soulignant la réflexion considérable du « réaliste institutionnaliste » Carl Schmitt dans ce domaine méconnu, il prélève dans chacune des tendances une ou plusieurs notions afin de concevoir une théorie scientifique du monde multipolaire qui se réfère aussi à la haute pensée de René Guénon. Cet essai met en pratique les principes exposés dans La quatrième théorie politique.
Les structurations variées du monde
Mais qu’est-ce que la multipolarité dans les relations internationales ? Avant de répondre à ce point fondamental, Alexandre Douguine évoque longuement les autres formes de polarité dans l’histoire du monde. Il y eut le système westphalien, le monde bipolaire du condominium étatsunio-soviétique entre 1945 et 1991, le monde unipolaire et le monde a-polaire. Toutes s’opposent au monde multipolaire.
« La multipolarité ne coïncide pas avec le modèle national d’organisation tel qu’il découle du système westphalien. […] Celui-ci reconnaît la souveraineté absolue de l’État-nation, sur lequel a été construit l’ensemble de la légalité juridique internationale (p. 6). » Alexandre Douguine précise même que « le monde multipolaire diffère du système westphalien classique par le fait qu’il ne reconnaît pas aux États-nations distincts, légalement et officiellement souverains, le statut de pôles à part entière. Dans un système multipolaire, le nombre de pôles constitués devrait être nettement inférieur à celui des États-nations actuellement reconnus (et a fortiori, si l’on retient dans la liste les entités étatiques non reconnues sur la scène internationale) (p. huit) ». Le monde unipolaire est « dirigé par les États-Unis et basé sur l’idéologie libérale, démocratique et capitaliste. [… Il répand dans le monde] son système socio-politique basé sur la démocratie, le marché et l’idéologie des droits de l’homme (p. 9) ». Or « en pratique, l’unipolarité doit composer avec le système westphalien, qui perdure symboliquement, ainsi qu’avec les vestiges du monde bipolaire, que la force de l’inertie perpétue. De jure, la souveraineté de tous les États-nations est encore reconnue, et le Conseil de sécurité des Nations unies reflète encore partiellement l’équilibre des pouvoirs correspondant aux réalités de la “ guerre froide ”. Ainsi, l’hégémonie états-unienne unipolaire existe de facto, alors que dans le même temps, un certain nombre d’institutions internationales expriment l’équilibre datant d’autres époques et cycles de l’histoire des relations internationales (pp. 12 – 13) ». L’affaiblissement international des États-Unis semble permettre l’émergence d’un monde a-polaire ou « non-polaire […] basé sur la coopération des pays démocratiques. Mais peu à peu le processus de formation devrait également inclure les acteurs non étatiques – O.N.G., mouvements sociaux, groupes de citoyens, communautés en réseau, etc. En pratique, la construction du monde non-polaire aurait pour principale conséquence la dispersion de la prise de décision d’une instance (aujourd’hui Washington) vers de nombreuses instances de niveau inférieur, jusque, à la limite basse, la tenue de référendums planétaires en ligne, sur les principaux événements et actions concernant toute l’humanité. L’économie remplacerait la politique et la libre concurrence sur le marché mondial balaierait toutes les barrières douanières nationales. La sécurité ne sera plus la préoccupation de l’État mais serait laissée aux soins des citoyens. Ce serait l’ère de la démocratie mondiale (p. 15) ». Il signale l’existence d’une variante particulièrement soutenue par les milieux démocrates outre-Atlantique, le multilatéralisme qui exclut volontiers les acteurs non-étatiques comme les mouvements sociaux, les réseaux ou les O.N.G. En fait, « le monde multipolaire ne s’accorde pas avec l’ordre mondial multilatéral, car il s’oppose à l’idée de l’universalisme des valeurs occidentales et ne reconnaît pas la légitimité du “ Nord riche ” à agir au nom de toute l’humanité, que ce soit individuellement ou collectivement. Il ne reconnaît pas non plus sa prétention à intervenir comme seul centre de prise de décision sur les questions les plus importantes de politique mondiale (p. 19) ».
L’a-polarité peut séduire des dirigeants occidentaux décérébrés, car « le monde non-polaire suggère que le modèle de melting pot états-unien devrait être étendu à l’ensemble du monde. Cela aurait pour conséquence d’effacer toutes les différences entre les peuples et les cultures. L’humanité atomisée et individualisée serait transformée en une “ société civile ” cosmopolite et sans frontières (p. 17) ». En outre, et c’est un élément déterminant, « le projet de monde non-polaire est soutenu par nombre de très puissants groupes politiques et financiers comme Rothschild, George Soros et leurs fondations (p. 16) ». Le monde multipolaire va résolument à l’encontre de ce mondialisme occidental et de tous les autres mondialismes possibles et imaginables.
L’alternative multipolaire
Favorable à des aires continentales autarciques (et décroissantes ?), Alexandre Douguine estime que « l’anticapitalisme et surtout l’anti-libéralisme doivent devenir les axes directeurs de développement de la théorie du monde multipolaire (p. 190) ». Il faut au préalable préparer les peuples à cette rupture radicale – tuer l’individu moderne en eux. Par ailleurs, « pour le développement du monde multipolaire, il est nécessaire d’initier une guerre frontale contre les médias mondialistes (p. 192) ». La description qu’il fait de l’emprise médiatique occidentale est d’une rare pertinence. Il importe qu’« en sortant de l’espace du capitalisme mondial libéral et après organisé les “ grands espaces ” en fonction des caractéristiques civilisationnelles (mais aussi sur des marchés intérieurs efficients), les civilisations futures seront en mesure de construire un modèle économique en conformité avec la culture et les traditions historiques (p. 191) ».
Qu’entend finalement Alexandre Douguine par « multipolarité » ? Primo, la multipolarité « procède d’un constat : l’inégalité fondamentale entre les États-nations dans le monde moderne, que chacun peut observer empiriquement. En outre, structurellement, cette inégalité est telle que les puissances de deuxième ou de troisième rang ne sont pas en mesure de défendre leur souveraineté face à un défi de la puissance hégémonique, quelle que soit l’alliance de circonstance que l’on envisage. Ce qui signifie que cette souveraineté est aujourd’hui une fiction juridique (pp. 8 – 9) ». Secundo, « l’approche la plus commune de la multipolarité sous-tend seulement l’affirmation que, dans le processus actuel de mondialisation, le centre incontesté, le noyau du monde moderne (les États-Unis, l’Europe et plus largement le monde occidental) est confronté à de nouveaux concurrents, certains pouvant être prospères voire émerger comme puissances régionales et blocs de pouvoir. On pourrait définir ces derniers comme des “ puissances de second rang ”. En comparant les potentiels respectifs des États-Unis et de l’Europe, d’une part, et ceux des nouvelles puissances montantes (la Chine, l’Inde, la Russie, l’Amérique latine, etc.), d’autre part, de plus en plus nombreux sont ceux qui sont convaincus que la supériorité traditionnelle de l’Occident est toute relative, et qu’il y a lieu de s’interroger sur la logique des processus qui déterminent l’architecture globale des forces à l’échelle planétaire – politique, économie, énergie, démographie, culture, etc. (p. 5) ». Tertio, « la multipolarité […] implique l’existence de centres de prise de décision à un niveau relativement élevé (sans toutefois en arriver au cas extrême d’un centre unique, comme c’est aujourd’hui le cas dans les conditions du monde unipolaire). Le système multipolaire postule également la préservation et le renforcement des particularités culturelles de chaque civilisation, ces dernières ne devant pas se dissoudre dans une multiplicité cosmopolite unique (p. 17) ». On peut dès lors se demander si Alexandre Douguine puise chez Samuel Huntington et ses espaces de civilisation conflictuels. S’il critique la démarche de ce réaliste, chantre de la primauté occidentale et atlantiste, il salue en revanche l’« intuition de Huntington qui, en passant des États-nations aux civilisations, induit un changement qualitatif dans la définition de l’identité des acteurs du nouvel ordre mondial (p. 96) ».
Tout en soutenant dans une veine schmittienne « la pluralité du Prince (p. 168) », Alexandre Douguine affirme que « du point de vue de la théorie du monde multipolaire, il n’est pas très important de savoir si les civilisations comme acteurs et pôles du monde multipolaires, peuvent jouer un rôle de contrepoids ou non sur la voie de la mondialisation opérée sous l’égide de l’Occident. Les civilisations comme acteurs des relations internationales ne sauraient conduire à un retour à la pré-modernité, où figuraient les États traditionnels et des empires. Les civilisations en tant qu’acteurs des relations internationales sont un concept complètement nouveau, en quelque sorte une réalité postmoderne, destinée à remplacer l’ordre du monde fondé sur le système westphalien, dont le potentiel est épuisé. Ce modèle contribue à proposer une alternative postmoderne tant à l’empire unipolaire états-unien, qu’à la mondialisation non-polaire (p. 113) ». Il découle que « ni le pouvoir, ni l’économie, ni les ressources matérielles, ni la concurrence, ni la sécurité, ni les intérêts, ni le confort, ni la survie, ni l’orgueil, ni l’agression, ne peuvent constituer la motivation fondamentale de l’existence historique d’une civilisation dans un monde multipolaire, mais le dialogue spirituel, qui, partout et toujours, peut revêtir, selon les circonstances, un caractère positif et pacifique, ou bien agressif belliqueux (pp. 179 – 180) ». Ne décèle-t-on pas dans cette réflexion l’influence traditionaliste de René Guénon et de Frithjof Schuon ?
Surgit alors la lancinante problématique des frontières. Alexandre Douguine ne l’évacue pas de sa démonstration. Bien au contraire, il en profite pour développer un point de vue singulier : « Les frontières entre les civilisations devraient avoir un statut qualitativement différent que celles entre les États-nations. Aux frontières entre les civilisations, il peut exister des régions entières autonomes, uniques et distinctes, qui abritent des structures sociales et des ensembles culturels très spécifiques. Pour ces zones, il paraît nécessaire de développer des modèles juridiques particuliers qui prennent en compte les spécificités de ces civilisations, leurs chevauchements, leurs proportions relatives, ainsi que leur contenu qualitatif et le degré d’intensité de conscience de leur propre identité (p. 116) ». A-t-il pris connaissance des travaux théoriques de l’« austro-marxisme » sur les autonomies personnelle et communautaire au début du XXe siècle en Autriche-Hongrie ? La conception fermée, exclusive et étatique de la frontière est remplacée à cette échelle par une perception à la fois organique et antique, celle du Limes. On peut supposer dans ce cadre l’existence de territoires-gigognes ou d’une co-territorialité, voire à une symphonie des territoires.
Pour une théorie du monde multipolaire est un essai stimulant et érudit d’accès très facile qui invite à réfléchir autrement les relations internationales, hors du prisme déformant et simplificateur d’un Occident obèse et décati. Une belle alternative continentale à saluer !
Si « de plus en plus de travaux relatifs aux affaires étrangères, à la politique mondiale, à la géopolitique et aux relations internationales sont dédiés au thème de la multipolarité (p. 3) », Alexandre Douguine observe qu’« il n’existe toujours pas de théorie complète définissant le concept de monde multipolaire d’une point de vue purement scientifique (p. 3) ». Il s’attache dans ce nouvel ouvrage à combler cette lacune. Pour cela, il n’hésite pas à décrire d’une manière épistémologique les principaux courants théoriques contemporains des relations internationales (au sens très large). Relevons au passage que ce champ disciplinaire est quasiment en jachère en France. Hormis Raymond Aron, Dario Batistella et l’historien « grammairien des civilisations » Fernand Braudel, la bibliographie proposée par Alexandre Douguine ne mentionne presque aucun auteur français ! C’est une nette indication de l’état comateux dépassé d’une université hexagonale disqualifiée, déconsidérée et reléguée aux marges du savoir véritable.
Les courants théoriques des relations internationales
Alexandre Douguine examine donc avec soin les diverses « écoles » qui structurent cette discipline. Les premières sont les réalistes divisés en « classiques », « modernes » et « néo-réalistes ». Ils s’appuient sur l’État-nation et un ordre du monde de type westphalien en souvenir des traités européens qui arrêtèrent en 1648 la Guerre de Trente ans. Leurs principaux adversaires théoriques sont les libéraux avec des variantes selon les personnalités, l’époque et le lieu. Pour eux, l’État-nation est un cadre dépassé. Pis, « les néo-libéraux soulignent que dans le monde moderne, aux côtés des États, commencent également à avoir une grande importance, les O.N.G., les réseaux et les structures sociales (par exemple, le mouvement des droits civiques, Médecins sans frontières, les observateurs internationaux aux élections, Greenpeace, etc.) qui ont une influence croissante sur les processus de la politique étrangère des États (p. 35) ». Entre les libéraux et les écoles réalistes se trouve une école « intermédiaire » qui emprunte aux premiers et aux seconds : l’école anglaise des relations internationales.
Si les libéraux sont présents dans cette matière, il n’est pas étonnant d’y retrouver aussi des interprétations marxistes ou néo-marxistes qui font grand cas de la notion de « système-monde ». D’après elles, « la révolution prolétarienne mondiale est possible seulement après la victoire de la mondialisation, mais en aucun cas avant, c’est ce que croient les néo-marxistes modernes. Et pour insister sur ce point, ils préfèrent se faire appeler “ altermondialistes ”, c’est-à-dire “ mondialistes alternatifs ”. Ils agissent non pas tant contre la mondialisation, que contre l’élite bourgeoise du monde, et en revanche, l’internationalisation – mondialisation en tant que telle, et son corollaire inévitable, l’apparition d’un prolétariat mondial, est considéré par eux comme un processus positif (p. 44) ». Ajoutons qu’il exista dans les années 1970 en géographie hexagonale un courant marxiste ou « géographique radical » dont l’une des figures de proue n’était autre que le géopoliticien et fondateur de la revue Hérodote, Yves Lacoste.
Sont venues se joindre à ces quatre « chapelles » des tendances nouvelles appelées post-positivistes elles-mêmes fragmentées en diverses coteries antagonistes : l’école de la « théorie critique » dans les relations internationales, le post-modernisme, le constructivisme et le féminisme en constituent le versant radical tandis que son versant non radical se forme de la « sociologie historique » et du normativisme dans les relations internationales.
Une telle effervescence ne peut que favoriser d’intenses débats, mais Alexandre Douguine constate qu’aucune de ces « écoles » ne théorise vraiment la multipolarité, d’où son apport original. Soulignant la réflexion considérable du « réaliste institutionnaliste » Carl Schmitt dans ce domaine méconnu, il prélève dans chacune des tendances une ou plusieurs notions afin de concevoir une théorie scientifique du monde multipolaire qui se réfère aussi à la haute pensée de René Guénon. Cet essai met en pratique les principes exposés dans La quatrième théorie politique.
Les structurations variées du monde
Mais qu’est-ce que la multipolarité dans les relations internationales ? Avant de répondre à ce point fondamental, Alexandre Douguine évoque longuement les autres formes de polarité dans l’histoire du monde. Il y eut le système westphalien, le monde bipolaire du condominium étatsunio-soviétique entre 1945 et 1991, le monde unipolaire et le monde a-polaire. Toutes s’opposent au monde multipolaire.
« La multipolarité ne coïncide pas avec le modèle national d’organisation tel qu’il découle du système westphalien. […] Celui-ci reconnaît la souveraineté absolue de l’État-nation, sur lequel a été construit l’ensemble de la légalité juridique internationale (p. 6). » Alexandre Douguine précise même que « le monde multipolaire diffère du système westphalien classique par le fait qu’il ne reconnaît pas aux États-nations distincts, légalement et officiellement souverains, le statut de pôles à part entière. Dans un système multipolaire, le nombre de pôles constitués devrait être nettement inférieur à celui des États-nations actuellement reconnus (et a fortiori, si l’on retient dans la liste les entités étatiques non reconnues sur la scène internationale) (p. huit) ». Le monde unipolaire est « dirigé par les États-Unis et basé sur l’idéologie libérale, démocratique et capitaliste. [… Il répand dans le monde] son système socio-politique basé sur la démocratie, le marché et l’idéologie des droits de l’homme (p. 9) ». Or « en pratique, l’unipolarité doit composer avec le système westphalien, qui perdure symboliquement, ainsi qu’avec les vestiges du monde bipolaire, que la force de l’inertie perpétue. De jure, la souveraineté de tous les États-nations est encore reconnue, et le Conseil de sécurité des Nations unies reflète encore partiellement l’équilibre des pouvoirs correspondant aux réalités de la “ guerre froide ”. Ainsi, l’hégémonie états-unienne unipolaire existe de facto, alors que dans le même temps, un certain nombre d’institutions internationales expriment l’équilibre datant d’autres époques et cycles de l’histoire des relations internationales (pp. 12 – 13) ». L’affaiblissement international des États-Unis semble permettre l’émergence d’un monde a-polaire ou « non-polaire […] basé sur la coopération des pays démocratiques. Mais peu à peu le processus de formation devrait également inclure les acteurs non étatiques – O.N.G., mouvements sociaux, groupes de citoyens, communautés en réseau, etc. En pratique, la construction du monde non-polaire aurait pour principale conséquence la dispersion de la prise de décision d’une instance (aujourd’hui Washington) vers de nombreuses instances de niveau inférieur, jusque, à la limite basse, la tenue de référendums planétaires en ligne, sur les principaux événements et actions concernant toute l’humanité. L’économie remplacerait la politique et la libre concurrence sur le marché mondial balaierait toutes les barrières douanières nationales. La sécurité ne sera plus la préoccupation de l’État mais serait laissée aux soins des citoyens. Ce serait l’ère de la démocratie mondiale (p. 15) ». Il signale l’existence d’une variante particulièrement soutenue par les milieux démocrates outre-Atlantique, le multilatéralisme qui exclut volontiers les acteurs non-étatiques comme les mouvements sociaux, les réseaux ou les O.N.G. En fait, « le monde multipolaire ne s’accorde pas avec l’ordre mondial multilatéral, car il s’oppose à l’idée de l’universalisme des valeurs occidentales et ne reconnaît pas la légitimité du “ Nord riche ” à agir au nom de toute l’humanité, que ce soit individuellement ou collectivement. Il ne reconnaît pas non plus sa prétention à intervenir comme seul centre de prise de décision sur les questions les plus importantes de politique mondiale (p. 19) ».
L’a-polarité peut séduire des dirigeants occidentaux décérébrés, car « le monde non-polaire suggère que le modèle de melting pot états-unien devrait être étendu à l’ensemble du monde. Cela aurait pour conséquence d’effacer toutes les différences entre les peuples et les cultures. L’humanité atomisée et individualisée serait transformée en une “ société civile ” cosmopolite et sans frontières (p. 17) ». En outre, et c’est un élément déterminant, « le projet de monde non-polaire est soutenu par nombre de très puissants groupes politiques et financiers comme Rothschild, George Soros et leurs fondations (p. 16) ». Le monde multipolaire va résolument à l’encontre de ce mondialisme occidental et de tous les autres mondialismes possibles et imaginables.
L’alternative multipolaire
Favorable à des aires continentales autarciques (et décroissantes ?), Alexandre Douguine estime que « l’anticapitalisme et surtout l’anti-libéralisme doivent devenir les axes directeurs de développement de la théorie du monde multipolaire (p. 190) ». Il faut au préalable préparer les peuples à cette rupture radicale – tuer l’individu moderne en eux. Par ailleurs, « pour le développement du monde multipolaire, il est nécessaire d’initier une guerre frontale contre les médias mondialistes (p. 192) ». La description qu’il fait de l’emprise médiatique occidentale est d’une rare pertinence. Il importe qu’« en sortant de l’espace du capitalisme mondial libéral et après organisé les “ grands espaces ” en fonction des caractéristiques civilisationnelles (mais aussi sur des marchés intérieurs efficients), les civilisations futures seront en mesure de construire un modèle économique en conformité avec la culture et les traditions historiques (p. 191) ».
Qu’entend finalement Alexandre Douguine par « multipolarité » ? Primo, la multipolarité « procède d’un constat : l’inégalité fondamentale entre les États-nations dans le monde moderne, que chacun peut observer empiriquement. En outre, structurellement, cette inégalité est telle que les puissances de deuxième ou de troisième rang ne sont pas en mesure de défendre leur souveraineté face à un défi de la puissance hégémonique, quelle que soit l’alliance de circonstance que l’on envisage. Ce qui signifie que cette souveraineté est aujourd’hui une fiction juridique (pp. 8 – 9) ». Secundo, « l’approche la plus commune de la multipolarité sous-tend seulement l’affirmation que, dans le processus actuel de mondialisation, le centre incontesté, le noyau du monde moderne (les États-Unis, l’Europe et plus largement le monde occidental) est confronté à de nouveaux concurrents, certains pouvant être prospères voire émerger comme puissances régionales et blocs de pouvoir. On pourrait définir ces derniers comme des “ puissances de second rang ”. En comparant les potentiels respectifs des États-Unis et de l’Europe, d’une part, et ceux des nouvelles puissances montantes (la Chine, l’Inde, la Russie, l’Amérique latine, etc.), d’autre part, de plus en plus nombreux sont ceux qui sont convaincus que la supériorité traditionnelle de l’Occident est toute relative, et qu’il y a lieu de s’interroger sur la logique des processus qui déterminent l’architecture globale des forces à l’échelle planétaire – politique, économie, énergie, démographie, culture, etc. (p. 5) ». Tertio, « la multipolarité […] implique l’existence de centres de prise de décision à un niveau relativement élevé (sans toutefois en arriver au cas extrême d’un centre unique, comme c’est aujourd’hui le cas dans les conditions du monde unipolaire). Le système multipolaire postule également la préservation et le renforcement des particularités culturelles de chaque civilisation, ces dernières ne devant pas se dissoudre dans une multiplicité cosmopolite unique (p. 17) ». On peut dès lors se demander si Alexandre Douguine puise chez Samuel Huntington et ses espaces de civilisation conflictuels. S’il critique la démarche de ce réaliste, chantre de la primauté occidentale et atlantiste, il salue en revanche l’« intuition de Huntington qui, en passant des États-nations aux civilisations, induit un changement qualitatif dans la définition de l’identité des acteurs du nouvel ordre mondial (p. 96) ».
Tout en soutenant dans une veine schmittienne « la pluralité du Prince (p. 168) », Alexandre Douguine affirme que « du point de vue de la théorie du monde multipolaire, il n’est pas très important de savoir si les civilisations comme acteurs et pôles du monde multipolaires, peuvent jouer un rôle de contrepoids ou non sur la voie de la mondialisation opérée sous l’égide de l’Occident. Les civilisations comme acteurs des relations internationales ne sauraient conduire à un retour à la pré-modernité, où figuraient les États traditionnels et des empires. Les civilisations en tant qu’acteurs des relations internationales sont un concept complètement nouveau, en quelque sorte une réalité postmoderne, destinée à remplacer l’ordre du monde fondé sur le système westphalien, dont le potentiel est épuisé. Ce modèle contribue à proposer une alternative postmoderne tant à l’empire unipolaire états-unien, qu’à la mondialisation non-polaire (p. 113) ». Il découle que « ni le pouvoir, ni l’économie, ni les ressources matérielles, ni la concurrence, ni la sécurité, ni les intérêts, ni le confort, ni la survie, ni l’orgueil, ni l’agression, ne peuvent constituer la motivation fondamentale de l’existence historique d’une civilisation dans un monde multipolaire, mais le dialogue spirituel, qui, partout et toujours, peut revêtir, selon les circonstances, un caractère positif et pacifique, ou bien agressif belliqueux (pp. 179 – 180) ». Ne décèle-t-on pas dans cette réflexion l’influence traditionaliste de René Guénon et de Frithjof Schuon ?
Surgit alors la lancinante problématique des frontières. Alexandre Douguine ne l’évacue pas de sa démonstration. Bien au contraire, il en profite pour développer un point de vue singulier : « Les frontières entre les civilisations devraient avoir un statut qualitativement différent que celles entre les États-nations. Aux frontières entre les civilisations, il peut exister des régions entières autonomes, uniques et distinctes, qui abritent des structures sociales et des ensembles culturels très spécifiques. Pour ces zones, il paraît nécessaire de développer des modèles juridiques particuliers qui prennent en compte les spécificités de ces civilisations, leurs chevauchements, leurs proportions relatives, ainsi que leur contenu qualitatif et le degré d’intensité de conscience de leur propre identité (p. 116) ». A-t-il pris connaissance des travaux théoriques de l’« austro-marxisme » sur les autonomies personnelle et communautaire au début du XXe siècle en Autriche-Hongrie ? La conception fermée, exclusive et étatique de la frontière est remplacée à cette échelle par une perception à la fois organique et antique, celle du Limes. On peut supposer dans ce cadre l’existence de territoires-gigognes ou d’une co-territorialité, voire à une symphonie des territoires.
Pour une théorie du monde multipolaire est un essai stimulant et érudit d’accès très facile qui invite à réfléchir autrement les relations internationales, hors du prisme déformant et simplificateur d’un Occident obèse et décati. Une belle alternative continentale à saluer !
Notes: |
Alexandre Douguine, Pour une
théorie du monde multipolaire, Ars Magna, 2013, 196 p., 20 € (Ars Magna
Éditions, B.P. 60 426, 44004 Nantes CEDEX 1).