«Je traduisis de l’allemand, à la demande de l’éditeur Longanesi (…) le volumineux et célèbre ouvrage d’Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident.
Cela me donna l’occasion de préciser, dans une introduction, le sens et
les limites de cette œuvre qui, en son temps, avait connu une renommée
mondiale». C’est par ces mots que commence la série de paragraphes
critiques à l’égard de Spengler, qu’Evola a écrit dans Le Chemin du Cinabre (op. cit., p. 177).
Evola
rend hommage au philosophe allemand parce qu’il a repoussé les «lubies
progressistes et historicistes», en montrant que le stade atteint par
notre civilisation au lendemain de la première guerre mondiale n’était
pas un sommet, mais, au contraire, était de nature «crépusculaire». D’où
Evola
reconnaît que Spengler, surtout grâce au succès de son livre, a permis
de dépasser la conception linéaire et évolutive de l’histoire. Spengler
décrit l’opposition entre Kultur et Zivilisation, «le
premier terme désignant, pour lui, les formes ou phases d’une
civilisation de caractère qualitatif, organique, différencié et vivant,
le second les formes d’une civilisation de caractère rationaliste,
urbain, mécaniciste, informe, sans âme» (ibid., op. cit., p.178).
Evola admire la description négative que donne Spengler de la Zivilisation, mais critique l’absence d’une définition cohérente de la Kultur,
parce que, dit-il, le philosophe allemand demeure prisonnier de
certains schèmes intellectuels propres à la modernité. «Le sens de la
dimension métaphysique ou de la transcendance, qui représente
l’essentiel dans toute vraie Kultur, lui a fait défaut totalement» (ibid., p. 179). Evola reproche également à Spengler son pluralisme; pour l’auteur du Déclin de l’Occident,
les civilisations sont nombreuses, distinctes et discontinues les unes
par rapport aux autres, constituant chacune une unité fermée. Pour Evola,
cette conception ne vaut que pour les aspects extérieurs et épisodiques
des différentes civilisations. Au contraire, poursuit-il, il faut
reconnaître, au-delà de la pluralité des formes de civilisation, des
civilisations (ou phases de civilisation) de type “moderne”, opposées à
des civilisations (ou phases de civilisation) de type “traditionnel”. Il
n’y a pluralité qu’en surface; au fond, il y a l’opposition
fondamentale entre modernité et Tradition.
Ensuite, Evola
reproche à Spengler d’être influencé par le vitalisme post-romantique
allemand et par les écoles “irrationalistes”, qui trouveront en Klages
leur exposant le plus radical et le plus complet. La valorisation du
vécu ne sert à rien, explique Evola,
si ce vécu n’est pas éclairé par une compréhension authentique du monde
des origines. Donc le plongeon dans l’existentialité, dans la Vie,
exigé par Klages, Bäumler ou Krieck, peut se révéler dangereux et
enclencher un processus régressif (on constatera que la critique
évolienne se démarque des interprétations allemandes, exactement selon
les mêmes critères que nous avons mis en exergue en parlant de la
réception de l’œuvre de Bachofen). Ce vitalisme conduit Spengler, pense Evola,
à énoncer «des choses à faire blêmir» sur le bouddhisme, le taoïsme et
le stoïcisme, sur la civilisation gréco-romaine (qui, pour Spengler, ne
serait qu’une civilisation de la “corporéité”). Enfin, Evola
n’admet pas la valorisation spenglérienne de l’«homme faustien», figure
née au moment des grandes découvertes, de la Renaissance et de
l’humanisme; par cette détermination temporelle, l’homme faustien est
porté vers l’horizontalité plutôt que vers la verticalité. Sur le
césarisme, phénomène politique de l’ère des masses, Evola partage le même jugement négatif que Spengler.
Les pages consacrées à Spengler dans Le chemin du Cinabre sont donc très critiques; Evola
conclut même que l’influence de Spengler sur sa pensée a été nulle. Tel
n’est pas l’avis d’un analyste des œuvres de Spengler et d’Evola, Attilio Cucchi (in «Evola, la Tradizione e Spengler», Orion, n°89, Février 1992). Pour Cucchi, Spengler a influencé Evola,
notamment dans sa critique de la notion d’«Occident»; en affirmant que
la civilisation occidentale n’est pas la civilisation, la seule
civilisation qui soit, Spengler la relativise, comme Guénon la condamne. Evola, lecteur attentif de Spengler et de Guénon,
va combiner éléments de critique spenglériens et éléments de critique
guénoniens. Spengler affirme que la culture occidentale faustienne, qui a
commencé au Xième siècle, décline, bascule dans la Zivilisation, ce qui contribue à figer, assécher et tuer son énergie intérieure. L’Amérique connaît déjà ce stade final de Zivilisation technicienne et dé-ruralisée. C’est sur cette critique spenglérienne de la Zivilisation qu’Evola développera plus tard sa critique du bolchévisme et de l’américanisme: si la Zivilisation est crépusculaire chez Spengler, l’Amérique est l’extrême-Occident pour Guénon, c’est-à-dire l’irreligion poussée jusqu’à ses conséquences ultimes. Chez Evola,
indubitablement, les arguments spenglériens et guénoniens se combinent,
même si, en bout de course, c’est l’option guénonienne qui prend le
dessus, surtout en 1957, quand paraît l’édition du Déclin de l’Occident
chez Longanesi, avec une préface d’Evola.
En revanche, la critique spenglérienne du césarisme politique se
retrouve, parfois mot pour mot, dans Le fascisme vu de droite et Les Hommes au milieu des ruines.
Le préfacier de l’édition allemande de ce dernier livre (Menschen inmitten von Ruinen,
Hohenrain, Tübingen, 1991), le Dr. H.T. Hansen, confirme les vues de
Cucchi: plusieurs idées de Spengler se retrouvent en filigrane dans Les Hommes au milieu des ruines;
notamment, l’idée que l’Etat est la forme intérieure,
l’«être-en-forme» de la nation; l’idée que le déclin se mesure au fait
que l’homme faustien est devenu l’esclave de sa création; la machine le
pousse sur une voie, où il ne connaîtra plus jamais le repos et d’où il
ne pourra jamais plus rebrousser chemin. Fébrilité et fuite en avant
sont des caractéristiques du monde moderne (“faustien” pour Spengler)
que condamnent avec la même vigueur Guénon et Evola. Dans Les Années décisives (1933), Spengler critique le césarisme (en clair: le national-socialisme hitlérien), comme issu du titanisme démocratique. Evola
préfacera la traduction italienne de cet ouvrage, après une lecture
très attentive. Enfin, le «style prussien», exalté par Spengler,
correspond, dit le Dr. H.T. Hansen, à l’idée évolienne de l’«ordre
aristocratique de la vie, hiérarchisé selon les prestations». Quant à la
prééminence nécessaire de la grande politique sur l’économie, l’idée se
retrouve chez les deux auteurs. L’influence de Spengler sur Evola n’a pas été nulle, contrairement à ce que ce dernier affirme dans Le chemin du Cinabre.