1. La Russie conservatrice-révolutionnaire
[Ci-contre
: Alexis Khomiakov (1804-1860), un des pères fondateurs, avec Ivan
Kirievski (1806-1856), de la slavophilie russe, interprétation
idéaliste, fougueuse et messianique du "populisme" de Herder. Ce courant
aller donner naissance à 2 filons politiques : un conservatisme
nationaliste doux et un révolutionnarisme terroriste, débouchant dans le
courant Terre et Volonté de la fin du XIXe siècle. Une révolte contre le rationalisme et contre les occidentalistes russes, jugés immoraux]
Les auteurs d'Europe occidentale qui étudient la Révolution conservatrice allemande (ou la RC tout court), tels Armin Mohler, Stefan Breuer, Karlheinz Weißmann, Hans-Christoph Kraus, Massimo Cacciari,
Louis Dupeux, Gilbert Merlio, Ferruccio Masini, Maurizio Serra,
Domenico Conte, etc. mettent toujours l'accent sur le rôle de la Russie
dans la gestation de ce corpus doctrinal et relèvent que ce terme est né
en Russie au départ. Youri Samarine parlait effectivement en 1875 de
“Révolution conservatrice” et titrait ainsi une de ses brochures
programmatiques. Par ailleurs, on ne peut nier que la RC allemande était
russophile et luttait pour une Ostorientierung de la diplomatie et de la politique étrangère allemandes. Cette option était quasi partagée par tous : depuis les Jungkonservativen jusqu'aux nationaux-bolcheviques, en passant par les géopolitologues de l'école de Haushofer. Dans ce sens, les idées radicales et claires de Jean Thiriart sur l'empire euro-soviétique de Dublin à Vladivostok, à construire par le mouvement Jeune Europe,
et la fameuse tirade d'Alain de Benoist, où il avouait préférer porter
une casquette de l'Armée Rouge plutôt que d'aller déguster des
hamburgers du côté de Brooklin, restent dans la droite ligne de cette
russophilie et de cette Ostorientierung révolutionnaire-conservatrice.
Mais toutes ces recherches sont restées centrées sur l'Europe centrale
et orientale. Beaucoup de travail reste à faire pour mettre en exergue
toute la valeur des spéculations géopolitiques et de la pensée RC des
auteurs russes. Malgré les travaux de slavistes remarquables, comme Aldo
Ferrari, Venturi, Caspar Ferenczy, Wilhelm Goerdt, Helmut Dahm, Dieter
Groh, Waage et von Schelting, la tâche de faire connaître plus largement
ces auteurs et leurs théories reste extrêmement difficile, vu l'absence
de traductions en langues romanes ou germaniques. Par ailleurs, ce
courant RC russe reste largement ignoré en Russie même, parce que les
communistes de hier considéraient officiellement ces courants comme
“petits-bourgeois” et “nationalistes”, tandis que les démocrates
d'aujourd'hui pensent qu'ils sont “chauvins”, stupidement “patriotes” et
“antisémites” voire “nazis”. Mais l'intérêt pour les
révolutionnaires-conservateurs russes grandit en Russie. On peut donc
espérer que leurs œuvres et leurs idées seront progressivement
redécouvertes et retravaillées par des intellectuels russes, sortis du
long sommeil dogmatique imposé à la Russie. D'ores et déjà, on peut
remarquer que la redécouverte de certains éléments de l'héritage
national, dans le domaine de la culture, porte certains traits
révolutionnaires-conservateurs, bien que cette redécouverte se fasse
dans le plus parfait désordre, avec une spontanéité aussi naïve que
naturelle. Enfin, on peut dire que la Russie elle-même, dans son
essence, est naturellement révolutionnaire-conservatrice, ouvertement ou
secrètement, selon les circonstances extérieures.
2. Les précurseurs du courant “RC” en Russie
♦ a) Les francs-maçons russes
Un
simple regard sur la pensée russe de ces derniers siècles nous
permettra rapidement de constater que presque tous les écrivains,
philosophes et publicistes russes connus révèlent des traits
révolutionnaires-conservateurs. Dès les premiers écrivains maçonniques
russes, ceux du Cercle de Novikov, comme Schwarz et Lopouchine, les
mouvements intellectuels russes combinent toujours des motifs
conservateurs à des motifs révolutionnaires.
Les francs-maçons ou rosicruciens russes voulaient, dans la deuxième moitié du XVIIIe
siècle, contrebalancer les tendances purement laïques et
essentiellement athées de la Cour russe, devenus en quelque sorte
obligatoires sous la Tsarine Catherine. Ils voulaient amorcer des
recherches traditionalistes, spirituelles et “conservatrices” dans le
sens où elles étaient mystiques et théologiques. La religiosité et le
mysticisme des premiers francs-maçons russes mettaient l'accent sur la
justice sociale, annonçant ainsi un vague socialisme. Certes, un certain
“utopisme” unissait les maçons russes à leurs frères européens, mais
les différences entre eux étaient grandes. Les maçons russes étaient
beaucoup plus conscients des racines de l'identité nationale russe, un
vif sentiment identitaire et impérial les animait. Même leur “utopie”
avait des racines, était identitaire. Ce n'est pas par hasard si les
loges russes étaient principalement liées à leurs loges-mères allemandes
où, par contraste avec la France et l'Angleterre, régnait un esprit
nationaliste et impérial, sauf chez certaines obédiences telles les
Illuminés de Bavière, dont l'appartenance à la maçonnerie régulière a
été niée par des auteurs aussi sérieux et qualifiés que René Guénon.
Quoi qu'il en soit, les écrits de Lopouchine et de Novikov fourmillent
de références aux valeurs mystiques du peuple et de l'âme russes,
entendus comme des réalités spirituelles et énigmatiques. À l'instar de
la maçonnerie prussienne et protestante de la même époque, la maçonnerie
russe du XVIIIe siècle cultivait des tendances chevaleresques et
médiévales, ce qui la séparait nettement de la maçonnerie française,
rationaliste, encyclopédiste et moderniste.
♦ b) Les slavophiles : A. Chomyakov, P. Kirievsky, Aksakov, etc.
Mais les précurseurs les plus directs de la RC russe sont les slavophiles du XIXe
siècle. Ce courant a fortement influencé toute la vie intellectuelle
russe au cours de ces 2 derniers siècles. Mais, contrairement à ce qu'on
pense trop souvent, le courant slavophile n'a pas toujours été
uniquement “conservateur”, patriarcal, archaïsant et réactionnaire.
Comme presque toujours dans l'histoire russe — et j'oserais même dire
dans presque toute l'histoire de la pensée contre-révolutionnaire — les
intellectuels les plus radicaux de la “Droite” ont subi une évolution
très particulière avant de devenir radicalement conservateurs : ils ont
très souvent commencé leur trajectoire par le pôle opposé, par le
modernisme, le progressisme et l'idéal révolutionnaire. Les premiers
slavophiles — ceux dits de la “première génération” — comme A.
Chomyakov, P. Kirievsky et les frères Aksakov, etc., sont tous passés
par les idées de la Révolution française. Mais ils ont perdu les
illusions de leur jeunesse et ont exalté les valeurs radicalement
anti-révolutionnaires, celles du sol, celles du peuple compris cette
fois comme unité organique, qualitative, historique, celles de
l'identité spirituelle et géopolitique de la Russie, celles de
l'identité religieuse et impériale de cet immense pays. Partout dans les
écrits de ces premiers slavophiles, on trouve les traces de l'esprit
révolutionnaire. Dans leur jeunesse, ils critiquaient sévèrement la
monarchie russe à partir de Pierre le Grand qu'ils accusent d'être le
destructeur de la synthèse spirituelle qui unissait auparavant le peuple
et l'État russes. Pierre le Grand était à leurs yeux le “démon” ; c'est
pour cette raison que leur attitude envers la monarchie des Romanov
était plutôt ambigüe. Rappelons que les slavophiles étaient surveillés
par la police tsariste et bon nombre de leurs textes étaient interdits
par la censure, malgré leur caractère nettement “réactionnaire”. Youri
Samarine, l'homme qui a utilisé pour la première fois l'expression
“Révolution conservatrice” était un slavophile.
♦ c) Les “zapadnikis” occidentalistes et P. Tchaadaev
L'opposant
le plus radical aux slavophiles était Piotr Tchaadaev. On le présente
souvent comme le premier grand exposant de l'orientation pro-occidentale
(celle des zapadnikis), dont l'idéologie était progressiste,
rationaliste et encyclopédiste. Néanmoins, les linéaments de la RC se
sont aussi insinués dans ce corpus. Il suffit de révéler que Tchaadaev
était un disciple direct de Jospeh de Maistre, avec qui il était
personnellement lié d'amitié. Aux slavophiles, Tchaadaev opposait les
idées d'un “conservatisme éclairé” de type ouest-européen. Il niait
l'idée d'une mission mystique de la Russie, jugée inconsistante et
dépourvue de sens ; il se moquait de l'archaïsme de l'Église orthodoxe ;
il considérait que l'histoire de la Russie était un tissu d'absurdité
et de barbarie, mais, en même temps, il voulait restaurer la
civilisation théocratique, catholique et anti-moderne dans un nouvel
esprit médiéval. En fait, Tchaadaev était davantage un
contre-révolutionnaire européen qu'un contre-révolutionnaire russe. Ses
écrits, not. ses Lettres philosophiques, contiennent beaucoup de considérations d'ordre géopolitique, qui pourraient être interprétées comme eurasistes
avant la lettre. Vers la fin de sa vie, Tchaadaev était presque devenu
“russophile”. Méditer sur les traits de son visage est instructif :
l'homme parait indéniablement doué d'une grande intelligence, toute de
clarté et de pragmatisme ; ce visage ne reflète rien de moderne, de
“progressiste” ou de rationaliste ; Tchaadaev est véritablement le
symbole du romantique, isolé et non-conformiste.
♦ d) Les “jeunes slavophiles”, les “potchvennikis”, K. Leontiev et N. Danilevsky
Les
slavophiles de la deuxième et surtout de la troisième génération — dont
les plus célèbres sont les philosophes K. Leontiev et N. Danilevsky
(véritable précurseur des conceptions d'Oswald Spengler et de Toynbee),
l'écrivain F. Dostoïevski, les philosophes A. Grigoriev, N. Strachov,
etc. — sont des révolutionnaires-conservateurs typiques. Ils passent
obligatoirement par les milieux socialistes et anarchistes pour
redécouvrir, à la suite d'expériences et de traumatismes, les vérités
profondes de la religion orthodoxe, de l'âme mystique du peuple russe,
les mystères du sol impérial, des lois qualitatives de la géopolitique
eurasienne.
Les potchvennikis — du mot russe potchva, le sol (en all. Boden)
— défendaient l'idée de l'unité providentielle du peuple russe avec
l'élité traditionnelle et religieuse. Ils voulaient transformer la
Russie en un État organique et religieux, se basant sur l'idée de la
justice divine, pour eux équivalente à la justice russe, la rousskaïa pravda,
signifiant également la “vérité russe”. Ils refusaient l'histoire de
l'Occident — surtout celle d'après la Révolution française — parce que
cette histoire était anti-organique, abstraite donc quasi satanique. Les
potchvennikis rejetaient aussi le capitalisme et insistaient
pour que la Russie s'engage sur une voie particulière de développement
économique, industriel et social, qui devrait être au diapason, sur les
plans intérieur, organique et naturel, avec la mission sacrée et
providentielle de la Russie et de son peuple mystique. Le plus célèbre
des potchvennikis est sans nul doute Fiodor Dostoïevski, dont le traducteur allemand fut, ne l'oublions pas, Moeller van den Bruck.
Ensuite,
nous avons un autre écrivain et philosophe russe très célèbre qui
s'inscrit dans la tradition révolutionnaire-conservatrice : Konstantin
Leontiev. Il forge une doctrine, celle de l'identité asiatique,
turco-slave, du peuple russe, phénomène unique de synthèse raciale,
culturelle et géopolitique. Il insistait dans tous ses écrits sur la
nécessité d'engager une lutte totale et planétaire contre l'esprit
moderne. Dans cette lutte, il considérait que les peuples et les États
musulmans (surtout turcs) étaient des alliés naturels et fiables des
Russes orthodoxes dans leur combat commun contre l'Occident moderne et
anti-traditionnels. Il développe ensuite des thèses implicitement
géopolitiques qu'on retrouve déjà chez les premiers slavophiles (A.
Chomyakov, I. Kirievski, etc.). Certaines de ses idées sont étrangement
similaires à celles de René Guénon. Il se posait comme l'ennemi absolu
de toute forme de capitalisme et de libre-échangisme. Certaines de ses
propositions pourraient être interprétées comme un socialisme
chrétien-ortohodoxe, russe et eurasiste. Il est animé par une vision
continentale eurasiatique, dans laquelle la Russie devenait le centre où
se télescoperaient et se fructifieraient mutuellement les cultures
russes et orientales, sur les plans culturel, économique et
géopolitique. À l'exclusion de tout modèle capitaliste, occidental et
surtout libéral anglo-saxon. En Europe, l'Autriche et la Prusse étaient,
aux yeux de Leontiev, des pays traditionnels, donc “orientaux”.
Nicolaï
Danilevski, pour sa part, propose une vision de l'histoire où chaque
civilisation a son propre développement cyclique. Il croit à la
synchronicité des civilisations. Selon lui, la civilisation russe est un
cas unique, où s'équilibrent des tendances géopolitiques, culturelles,
ethniques et religieuses, normalement opposées et contradictoires. Par
contraste avec K. Leontiev, il rejette toute orientation unilatérale :
ni Orient ni Occident. Il pensait que la civilisation russe devait être
conservée en tant que telle, isolée et repliée sur elle-même.
♦ d) Les anarchistes nationalistes : Mikhaïl Bakounine
Même dans les mouvements gauchistes et révolutionnaires russes du XIXe et du début du XXe
s., on trouve des linéaments culturels et des idéologèmes proches quant
au fond mais non quant à la forme du corpus de la RC. Mikhaïl
Bakounine, idéologue et praticien de l'anarchisme révolutionnaire,
ultra-radical et athée, exprimait parfois des thèses peu conciliables
avec l'esprit internationaliste et nettement cosmopolite de son
mouvement. On connait sa judéophobie. Mais on connaît moins son projet
d'unir tous les peuples slaves et ses conceptions d'un “socialisme
slave” voire panslaviste. L'idéologue anarchiste préfigure ainsi
certaines branches de la RC du XXe
s., not. certaines composantes des nationaux-bolchevismes russe et
allemand. Bakounine, ami de Proudhon, esquisse le type du nouveau
révolutionnaire : ascétique, spartiate, presque surhumain. Cet idéal du
révolutionnaire professionnel, entièrement voué à sa cause, sera repris
plus tard par Sorel, Niekisch, Che Guevara et Thiriart.
♦ e) Les “narodnikis” : de A. Herzen à V. Tchernova
L'appartenance des narodnikis
au courant pré-révolutionnaire-conservateur est évident. Mais ils sont
aussi à l'origine du “socialisme-révolutionnaire” et de certains
mouvements politiques de l'extrême-gauche russe, socialiste et parfois
terroriste. Les narodnikis sont en fait la forme paroxystique
de la pensée slavophile, qui réclame l'avénement d'une justice sociale.
Ils apparaissent dans la vie idéologique russe dans les années
1850-1860. Les narodnikis rejettaient la doctrine marxiste et
ses constructions trop théoriques. Ils pensaient que le socialisme
devait être concret, avec un “visage russe”, enraciné et traditionnel.
Leur idée principale était que “le développement social par la voie du
capitalisme était le mal absolu” (cf. N. Mikhaïlovski, P. Lavrov et
surtout V. Voronzov et N. Danyelson). Ils critiquaient la monarchie
parce qu'elle était devenue le “masque du capitalisme” et s'était
retournée contre le peuple, contre ses besoins religieux, spirituels et
économiques. La plupart des narodnikis étaient des chrétiens orthodoxes.
Ils exaltaient les “valeurs du sol”. Leurs organisations les plus
célèbres étaient Terre et Vouloir et Le Vouloir du peuple. Depuis les pères fondateurs du mouvement narodniki — A. Herzen et N. Tchernichevski — jusqu'aux narodnikis
de la dernière génération — V. Tchernova et L. Chichko — on constate un
motif permanent : la nécessité du développement social, économique et
industriel en stricte conformité avec les particularités nationales du
peuple et avec ses traditions. Les narodnikis étaient attiré
par le terrorisme individuel et l'idéaltype du “révolutionnaire absolu”,
sorte de “surhomme au service du peuple”. Certains d'entre eux sont
allés au peuple et professaient la stratégie dite des “petits actes” et
de la “résistance pacifique”. Cette tendance pacifique du mouvement narodniki a été incarnée not. par Léon Tolstoï.
♦ f) Les socialistes-révolutionnaires
Les
socialistes-révolutionnaires, surtout ceux dits “de droite”, étaient
des extrémistes et des terroristes anti-bourgeois et anti-monarchistes
qui, au contraire des bolcheviques, mettaient l'accent sur le rôle des
paysans dans le mouvement révolutionnaire, et non pas sur le rôle du
prolétariat. Ils s'inscrivaient dans la tradition inaugurée par les narodnikis
— en étant parfois plus archaïsants et plus patriarcaux que ces
derniers — mais avaient abjuré toute forme de chrétienté et refusaient
toute politique des “petits actes” et toute “résistance pacifique”.
♦ g) les bolcheviques antisémites et les visionnaires patriotes-bolcheviques : S. Esenine, Kliouïev, etc.
Même
parmi les bolcheviques, on peut distinguer des attitudes et des
réactions d'extrême-droite, ultra-conservatrices, voire
conservatrices-révolutionnaires, du moins parmi les simples militants du
mouvement communiste qui agissaient parfois comme leurs opposants
réactionnaires des “centuries noires”. Certaines troupes bolcheviques
commettaient des progroms antisémites, à l'imitation des bavures de
1904-1905 (la Première Révolution russe), dans les années 1917-1920. En
quantité, les crimes commis contre les Juifs, surtout en Ukraine, par
les soldats de l'Armée Rouge, est quasi égale à ceux des Blancs et des
bandes anarchistes. Parmi les Bolcheviques, on retrouve des écrivains,
des poètes et des philosophes dont les options sont qualifiables de
“conservatrices-révolutionnaires” ; ainsi, les romans de A. Platonov, la
poésie de Serge Esenine et celle de Kliouïev (2 mystiques nationalistes
et patriotes), les écrits de V. Chlebnikov (visionnaire et poète
d'inspiration eurasiste, mystique nationaliste, identitariste et futuriste).
Cette
brève évocation des auteurs russes conservateurs-révolutionnaires nous
montre bien clairement que tous les linéaments de cette vaste idéologie
hétérogène se retrouvent, sous un aspect ou sous un autre, dans la
plupart des tendances intellectuelles et politiques de la Russie de la
deuxième moitié du XVIIIe au début du XXe
s. Il va de soi qu'une étude approfondie de chacun de ces mouvements et
de chacun de ces auteurs reste à faire, pour préciser encore davantage
les contours et les thématiques à l'œuvre dans le genèse de la pensée
conservatrice-révolutionnaire russe, histoire pleine de paradoxes et de
passions.
3. La révolution conservatrice du baron Ungern-Sternberg
[Ci-contre : Couverture d'Ungern Kahn, BD de Crisse, Blitz / Vents d'ouest, 1986. Cf. aussi Ungern, Érik Sablé, Pardès, 2006]
La figure extraordinaire du “baron fou”, Roman Fedorovitch von Ungern-Sternberg, est un bel exemple de “conservateur-révolutionnaire” russe. Il était un eurasiste
radical, qui a tenté de traduire ses visions dans la pratique. Pour ses
convictions politiques, il a engagé une lutte héroïque et désespérée.
Ungern-Sternberg était haï, non seulement par ses ennemis bolcheviques
contre lesquels il combattait dans les immensités sibériennes et
mongoles, mais aussi par ses “alliés” Blancs, comme l'Amiral Koltchak,
qui le rejettaient à cause de son extrémisme et de sa négation absolue
de toutes les valeurs humanistes. Ungern-Sternberg, devenu pendant un
certain temps le dictateur de la Mongolie, méprisait l'Occident qu'il
considérait comme une civilisation décadente, ayant perdu les valeurs de
l'honneur, de l'héroïsme, soit les valeurs masculines et solaires. Il a
voulu créer une nouvelle chevalerie, en recrutant les meilleurs
éléments et cavaliers parmi les peuples asiatiques les plus
traditionnels et les plus spirituels, alors que les Européens étaient
devenus modernes. Avec cette nouvelle chevalerie asiatique, il voulait
organiser une Croisade de l'Orient traditionnel contre l'Occident
moderne et humaniste. Pour Ungern-Sternberg, le bolchevisme était la
forme extrême du décadentisme occidental, de la dégénérescence moderne.
Le bolchevisme, pensait-il, dévoilait toute la fraude camouflée derrière
les thèses des Encyclopédistes, des humanistes et des capitalistes. Il
espérait une mobilisation totale des peuples asiatiques contre la menace
rouge, à la suite de quoi on pourrait organiser une opposition
planétaire au modernisme. On ne peut pas comprendre l'engagement et la
logique qui animait le combat de ce “dernier chevalier de l'Eurasie”,
sinon dans l'optique anti-occidentaliste et anti-moderne de la RC et de
la “Troisième Voie”. Le cas Ungern-Sternberg est une forme individuelle
et paroxystique, une réalisation personnelle et héroïque, du projet
révolutionnaire-conservateur. Ce n'est pas un hasard si la figure
d'Ungern-Sternberg a attiré l'attention de Julius Evola et de René
Guénon, avant d'être popularisée par Jean Mabire.
4. “Smena Veche” et les “Eurasistes”
♦ a) Les idéologues de l'émigration blanche
La
RC russe proprement dite, dans le sens le plus stricte du terme, a vu
le jour après la Révolution d'octobre, dans les milieux de l'émigration
russe, évidemment blanche. Les tendances conservatrices-révolutionnaires
en Russie bolcheviste n'avaient pas la possibilité de s'exprimer dans
le langage direct, vu la situation régnante sous la dictature
idéologique marxiste et internationaliste. Mais des tendances RC
existaient pourtant de facto dans la jeune URSS et elles
étaient même assez fortes. Mais la réflexion posée, tranquille, la
formulation adéquate des principes de la RC demeurait le privilège des
émigrés, des anciens ennemis des Rouges.
Rappelons
d'abord que la première émigration russe était composée de 2 familles
politiques blanches, très différentes l'une de l'autre. Il y avait,
d'une part, les monarchistes convaincus, nostalgiques archaïsants,
représentant finalement une petite minorité politique. Et, d'autre part,
les libéraux-démocrates, toutes tendances et obédiences confondues,
parmi lesquels on trouvait quelques vagues nationalistes au discours mal
profilé. Ils étaient tous unis par la haine envers les communistes,
leurs rivaux politiques vainqueurs, qui venaient d'emporter la bataille
pour le pouvoir. Parmi ces libéraux-démocrates, on trouvait également
les sociaux-démocrates non-bolcheviques ou, au moins, non-léninistes.
Ces 2 pôles de l'émigration représentent, au fond, la droite et la
gauche au sens le plus banal de ces termes. Ces blocs refusaient de
reconnaître la Révolution d'octobre comme un fait accompli, estimaient
que le pouvoir bolchevique serait de courte durée. Ils pensaient qu'il
s'agissait d'une révolte populaire, d'une crise passagère. Leur analyse
des racines idéologiques du bolchevisme était superficielle et
insuffisante. C'est dans la polémique entre ces 2 champs
politico-idéologiques que la RC russe va commencer à se former et va
définir ses positions idéologiques. Cette maturation donne naissance à
une "Troisième Voie" russe, cristaliseé dans 2 branches idéologiques
majeures : les smeno-vechovtsis et les eurasistes.
♦ b) Vechi et Smena Veche
Pour comprendre le concept idéologique de Smena Veche (Changement d'orientations)
— du nom d'un recueil d'articles paru en juillet 1921 à Prague, que
l'on a qualifié plus tard de "manifeste des nationaux-bolcheviques
russes" — il faut se rémémorer brièvement l'histoire idéologique russe
des premières décennies du XXe
siècle. À l'aube de notre siècle, on pensait que, pour être un "vrai"
philosophe "progressiste", à la mode, il fallait nécessairement être
marxiste, internationaliste, gauchiste et zapadnik
(occidentaliste). Mais la situation change après l'échec de la Première
Révolution russe de 1905, et avec l'apparition en 1909 d'un recueil
d'articles émanant d'un groupe d'intellectuels à la mode, tous
évidemment marxistes, gauchistes et zapanik. Dans ce recueil,
pourtant, ils nient tous leurs maladies de jeunesse et ils affirment une
nouvelle voie, nationaliste, patriarcale, traditionaliste, religieuse
et salvophile. Le recueil portait le titre de Vechi, soit Orientations.
Les auteurs les plus célèbres de ce recueil étaient N. Berdiaev, S.
Boulgakov, P. Struve, S. Frank, etc. Aussitôt les intellectuels de la
droite, idéalistes et nationalistes, reviennent à la mode.
Pourtant l'équipe de Vechi
n'est pas à proprement parler "conservatrice-révolutionnaire", même si
des éléments bien profilés de ce corpus idéologique hétérogène
transparaissent nettement dans les articles et les interventions de la
rédaction. Vechi s'oriente à droite, une droite simplement
conservatrice, assez modérée, mais ne propose pas de véritable nouvelle
voie. Si on tient compte de ce contexte, l'apparition de la revue Smena Veche (Changement d'Orientations)
dans les groupes nationaux-bolcheviques blancs et émigrés signifie une
rupture nette avec la pensée simplement conservatrice, devenue, par le
fait même de la victoire bolchevique lors de la Révolution d'octobre,
utopique, idéaliste au point d'opérer à l'aide de catégories trop vagues
et trop abstraites, telles "l'universalité absolue du Bien absolu",
"l'impératif moral de la création de l'État théocratique", etc.
L'émigration blanche, conservatrice et passéiste, ne parlait plus de
catégories concrètes comme la géopolitique, la géo-économie, les
problèmes ethniques et sociaux.
Les nationaux-bolcheviques de Smena Veche,
dont le chef de file était le Professeur N.V. Oustrialov, accusent les
droites russes éparpillées de Paris à la Mandchourie et les
libéraux-démocrates d'être des rêveurs, des utopistes et des traîtres au
peuple et à l'histoire russes (cf. Patriotica, in Smena Veche). Les Smena-vechistes
voyaient dans le bolchevisme un soulèvement des énergies russes,
populaires, traditionnelles, en révolte contre les tendances
capitalistes anti-naturelles et contre une monarchie faible et
inconsistante, résolument incapable de préserver le peuple de la menace
capitaliste qui détruisait son âme, ses réflexes collectifs et
impériaux. Contre les libéraux de l'émigration, les
nationaux-bolcheviques défendaient un totalitarisme socialiste et
impérial, selon eux plus naturel pour les Russes que le libéralisme
économique, avec l'inégalité matérielle et l'individualisme qui en
découle. Contre les droites et surtout contre les antisémites, Y.
Kluchnikov et S. Loukianov affirmaient la thèse que la révolution
d'octobre était russe malgré la participation à grande échelle de Juifs
de la diaspora russe et de ressortissants d'autres nations comme les
Lettons et les Tchèques.
En rejetant le marxisme comme idéologie utopique et abstraite, les Smena-vechistes
reconnaissaient le caractère racialement, géopolitiquement et
impérialement russe du jeune État soviétique, dans lequel ils voyaient
la continuation légitime de l'État russe organique et naturel. Les
nationaux-bolcheviques exaltaient aussi le type humain du
révolutionnaire, entièrement voué à sa cause, qui n'hésite jamais,
tranche et s'engage pour son absolu, type humain considérablement
différent par rapport à l'indécision, la timidité et l'incertitude des
combattants de l'Armée Blanche qui ne possédaient aucune idée-force,
aucune idéologie cohérente, aucune doctrine patriotique et aucun projet
social, économique et éthique sérieux . Les auteurs de Smena Veche
ont beaucoup influencé l'émigration russe et même certains cercles en
Russie soviétique. Les dirigeants communistes ont très bien accueilli ce
mouvement idéologique et le Professeur Oustrialov retourne à Moscou en
1926. Staline critiquait modérément le "chauvinisme excessif" des
nationaux-bolcheviques et seul le "russophobe" radical Boukharine les
qualifiait de "césaristes à masque révolutionnaire".
Une question nous vient spontanément : les nationaux-bolcheviques allemands, rassemblés autour d'E. Niekisch, ont-ils connu les idées de Smena Veche
? Poser cette question nous apparaît capital parce que les thèses des
nationaux-bolcheviques allemands semblent quasi identiques à celles de
leurs homologues russes de Smena Veche. Il faut aussi prendre
en compte le fait que les nationaux-bolcheviques russes ont eu une
expérience traumatique, la guerre civile contre les Bolcheviques ; leur
"changement d'orientations" était par conséquent un choix difficile.
C'est peut-être en prenant connaissance des écrits et des expériences
des smeno-vechovtsy de Prague que les nationaux-bolcheviques
allemands ont conclu au caractère russe de la Révolution d'octobre et du
nouvel État soviétique. Mais cela reste une hypothèse que je ne suis
pas encore en mesure de prouver ni de rejeter, sans avoir d'informations
suffisantes et de documents historiques.
♦ c) Les eurasistes
De
toutes les variantes de la RC russe, l'école des eurasistes reste la
plus paradigmatique dans le cadre de cette constellation idéologique, au
point qu'on pourrait parfaitement identifier la RC russe au mouvement
eurasiste. Si l'on compare avec le cas allemand, où les Jungkonservativen,
les nationaux-révolutionnaires et les nationaux-bolcheviques des années
20-30 ont représenté la quintessence de la RC germanique, face à des
antécédents encore incomplets ou des mouvements d'idée proches mais
moins radicaux, on peut dire que les eurasistes russes étaient les
représentants les plus purs de la RC russe, tant sur le plan historique
que sur le plan idéologique. Dans le contexte russe, il est possible de
considérer les termes "RC" et "doctrine eurasienne" comme des
conceptions synonymes.
Le cas des eurasistes est un peu plus connu que celui des smeno-vechovtsy.
Indubitablement, il existe un lien entre leurs idées et celles de
l'école géopolitique de Karl Haushofer. Une des rares revues eurasistes,
La chronique eurasienne, était éditée à Berlin. Dans un des premiers numéros de la célèbre revue de Haushofer, Zeitschrift für Geopolitik,
on trouve une analyse détaillée de la pensée eurasiste. Plus tard,
plusieurs eurasistes ont travaillé avec les
révolutionnaires-conservateurs allemands ; après la prise du pouvoir par
Hitler, certains ont même collaboré avec les instituts d'étude SS, au
même titre que certains révolutionnaires-conservateurs allemands,
critiques à l'égard du régime, mais contraints de faire leur aggiornamento
pour demeurer dans la concrétude politique. La RC allemande et le
mouvement eurasiste russe se sont influencés réciproquement ; cela ne
fait aucun doute.
Le mouvement eurasiste démarre la même année que celui des smeno-vechovtsy : 1921. Cette année-là, un groupe d'émigrés blancs publie à Sofia un recueil d'articles intitulé Exode vers l'Orient, Le Manifeste des Eurasistes.
C'est le point de départ de toute l'idéologie de "Troisième Voie"
russe, du moins dans ses variantes bien étayées, profondes et achevées.
Il est révélateur que les émigrés libéraux ont étiquetté cette école de
l'adjectif "fasciste", tandis que les émigrés monarchistes et
conservateurs la considéraient comme "communiste". Mais il est tout
aussi révélateur que la désignation la plus courante de ce groupe était :
les slavophiles futuristes. Après Exode vers l'Orient, paraissent plusieurs revues telles Evrasiiski Vremennik et Evrasiiskaïa Khronika, éditées à Berlin, Paris et Prague.
La conception globale des eurasistes peut se résumer en six points
1.
Selon la thèse de Mackinder, ils pensaient que le développement
économique et culturel de toute nation est défini par les limites
géopolitiques et par la qualité de l'espace contrôlé. Les eurasistes
raisonnaient en termes de "grands espaces", mais ils insistaient aussi
sur la nécessité de l'autarcie géo-économique du continent eurasien par
rapport aux puissances maritimes. Donc, pour l'école eurasiste, tous les
problèmes économiques, culturels, militaires, stratégiques et même
psychologiques devaient être considérés uniquement et avant tout dans la
perspective continentale. Les eurasistes proposent donc une thèse
radicalement différente de celle du Comte Coudenhove-Kalergi qui voulait
unir l'Europe contre l'Asie (mais aussi contre l'Amérique, ndlr).
L'idée des Eurasistes était d'unifier le continent eurasiatique contre
l'Occident maritime anglo-américain, c'est-à-dire contre les puissances
thalassocratiques, porteuses de la culture matérialiste, libérale,
anti-organique.
2.
La question de la Révolution d'octobre, de ses racines et de son sens,
était fondamentale pour les eurasistes. Généralement, ils n'acceptent
pas la révolution, à l'exception de certains de leurs représentants,
malgré l'accord qui les liait avec les nationaux-bolcheviques de Smena Vech.
Mais il faut porter à leur crédit d'avoir aperçu quelle était la racine
principale de la tragédie russe, de la chute de la Russie hors d'Europe
(selon l'expression du chef de file de l'école eurasiste, le Comte N.
Troubetzkoy). Cette racine remonte à la non-organicité fondamentale de
cette Russie "européenne et capitaliste" dont avait rêvé Pierre le
Grand, en lançant ses réformes. Les eurasistes remettent dès lors en
question toutes les valeurs religieuses, politiques, nationales,
économiques et sociales de la Russie des trois derniers siècles avant la
Révolution d'octobre : ils accusent la dynastie des Romanov d'avoir
trahi l'âme mystique russe et les espoirs sociaux du peuple, d'avoir
tourné le dos à sa culture eurasiatique unique, extrêmement riche sur le
plan spirituel. La disparition de cette culture a empêché le peuple
russe de conserver son identité véritable devant l'invasion de
l'Occident matérialiste, athée, artificiel et capitaliste.
Cette
condamnation de l'œuvre des Romanov conduit les eurasistes à juger de
façon ambivalente la Révolution d'octobre : d'une part, ils voyaient en
elle une révolte anti-capitaliste de l'âme russe, une révolte venue des
profondeurs de la culture eurasiatique ; d'autre part, ils reconnaissent
le caractère utopique du marxisme et du communisme, constatent qu'ils
sont une falsification proposée au peuple. En effet, le communisme
rejette le modèle capitaliste et occidental de développement et, dans ce
rejet, il se réconcilie implicitement avec les instincts profonds des
Russes, mais son modèle est tout aussi occidental, anti-national et
anti-traditionnel que le capitalisme. Les eurasistes ont donc très bien
perçu les dimensions nationales et identitaires de la révolution
d'octobre, mais c'est par patriotisme absolu qu'ils refusent le
communisme. Quand la droite blanche et émigrée les accusait d'être des
communistes, surtout parce que les eurasistes refusaient de faire des
Juifs les "boucs émissaires" de la révolution, elle révélait d'emblée
son passéisme : elle n'avait d'autre modèle ou d'autre idéal à proposer
que la monarchie pré-révolutionnaire, qui n'était pourtant pas exempte
de tares. Les slogan des eurasistes était : ni blanc ni rouge (I.
Stepanov).
3.
La doctrine des eurasistes souligne aussi l'importance de l'économie,
ou plutôt de la géo-économie. L'eurasisme constitue ainsi l'unique
mouvement alternatif (par rapport au communisme) qui s'occupe
sérieusement des questions économiques et qui propose un modèle
d'autarcie continentale. Il s'agit ici d'une autarcie non-capitaliste et
non marxiste à l'échelle du grand espace. Les théoriciens
eurasistes élaborent un modèle d'exploitation des ressources naturelles
de la Russie-Sibérie, qui pourrait s'avérer suffisante pour soutenir
l'économie tellurocratique à l'échelle grande-continentale.
4.
En matières religieuses, les eurasistes étaient partisans de la
"révolution conservatrice" au sein de l'Église orthodoxe, qu'ils
voulaient expurger de tous les ferments d'humanisme et de moralisme
décadents, issu de la pensée occidentale, de même que de tous les
résidus d'archaïsme et de toutes les superstitions qui marquaient et
handicapaient la religiosité des petites gens et des masses. Ils
rejettaient toutes les formes de spéculation abstraite et fantaisistes
des intellectuels jugés trop "académiques" comme S. Soloviev, S.
Boulgakov, P. Florensky. Ils proposaient le retour à la théologie
byzantine stricte, à la condition qu'elle soit intériorisée et, par là,
plus créative. Ce n'est pas un hasard si le théologien orthodoxe russe
le plus profond et le plus brillant de ces derniers siècles, le Père
Georges Florovsky, participait au mouvement eurasiste et était l'un de
ses inspirateurs, au même titre que le Comte Troubetzkoy. Noton que ce
théologien très pertinent, unique représentant fiable du traditionalisme
othodoxe russe, demeure inconnu et ignoré en Occident. C'est
révélateur, inexcusable et inexplicable.
5.
L'approche des questions ethniques chez les eurasistes est également
fort intéressante. Ils remettent en question l'une des vérités les plus
chères aux slavophiles, une vérité jamais remise en question, à savoir
celle qui voit dans l'invasion des Tatars et dans la domination mongole
une catastrophe pour la Russie. Les eurasistes reconnaissent la
pertinence, du point de vue tellurocratique, des mécanismes et
des voies de l'expansion géopolitique des peuples turcs et mongols. Pour
eux, Gengis Khan était le "premier des eurasistes" et les peuples turcs
étaient considérés comme l'ethnie (ou la race) eurasiatique la plus
jeune et la plus dynamique, animée par une puissance créative et une
vigueur impériale. Mais ce dynamisme, cette puissance, cette créativité
et cette vigueur ne pouvant donner leur pleine mesure qu'en se
combinant avec le génie slave (donc indo-européen). Cette combinaison
seule peut assurer, avec l'apport turc, un équilibre eurasien. Les
Russes, la russéité, représentent, pour les théoriciens eurasistes, un
race particulière, nouvelle, mixée, slavo-turcique, douée de 2 qualités
principales : l'énergie expansionniste apte à organiser les grands
espaces, ce qui est essentiellement un apport "horizontal" turcique, et
l'énergie concentrée, métaphysique et "verticale", propre aux Slaves
indo-européens. Cette synthèse ethnique était pour les eurasistes la
clef de l'histoire culturelle russe. Les races de l'Europe occidentale
étaient pour eux de vieilles races, devenues impotentes au fil des
siècles ; elles n'avaient plus qu'une conscience géopolitique mutilée,
propre aux populations concentrées sur les rimlands (de Mackinder) et donc incapables de fournir les efforts surhumains nécessaires pour organiser un empire grand-spatial en toute autonomie.
6.
Au niveau politique, les eurasistes proposaient un système d'État
centralisé poly-ethnique de type impérial. Certains d'entre eux
exprimaient le désir de rétablir une monarchie re-sacralisée, revenues à
ses sources mystiques; d'autres, tels G. Vernadsky et N. Alexeev, se
montraient en faveur du "socialisme eurasiatique". Le Comte Troubetzkoy
élabore, lui, la théorie d'une idéocratie, donc d'un pouvoir
politique concetré entre les mains d'une élite traditionnelle,
intellectuelle et religieuse, qui prendrait la tête d'un "parti
eurasiste", sous la forme d'un “Ordre”. Le mouvement eurasiste a été
actif de 1921 aux années 30. Il a cessé d'exister quand les eurasistes
ont constater l'impossibilité pour eux d'influencer en profondeur la vie
politique de l'émigration russe et a fortiori la marche en
avant de l'Union Soviétique. Un certain désespoir s'est insallé. Et le
mouvement a éclaté en diverses chapelles. Certains ont collaboré avec le
KGB par nostalgie de la patrie russe et par haine envers les pays
occidentaux démocratiques qui ne comprenaient rien à l'âme et aux
problèmes russes. Ce fut le cas de Piotr Savitzky. Les autres, comme le
Père George Florovsky et le Comte Troubetzkoy, se sont enfermés dans des
recherches religieuses ou historiques. D'autres enfin, ont rejoint le
mouvement national-socialiste allemand, dont certains aristocrates
russes d'extrême-droite, tels le Général Biskoupsky, Avalov-Bermont,
Talberg, von der Golz, Skoropadsky, Schwarz-Bostounitch, ainsi que
certains représentants de la Loge Baltikum, ultra-monarchiste et
aristocratique (plus tard, elle prendra la nom de Consul).
Les
eurasistes ont donc jeté les bases de la doctrine
“révolutionnaire-conservatrice” russe, mais ils ont sombré dans l'oubli
parce que leur patrie était coincée dans l'étau de l'idéologie et de
l'utopisme marxistes et parce que les intellectuels européens ne se sont
nullement intéressés à la pensée des émigrés russes, venus de “contrées
lointaines et barbares”, ni aux espoirs messianiques et eschatologiques
dissimulés derrière le grand rêve eurasiste. Quoi qu'il en soit, le
mouvement eurasiste, ses prévisions et ses doctrines sont à redécouvrir ;
ils retrouvent une réelle actualité car on recherche partout dans le
monde une nouvelle voie de développement planétaire, où les “grandes
régions” du globe auront leurs logiques géopolitique, économique et
culturelle propres.
5. La mission eurasiste et la russie soviétique : Staline et Brejnev
L'idée
eurasiste, qui fut intellectuellement et politiquement marginale, fut
néanmoins partiellement réalisée sous le régime communiste, surtout à
partir de l'ère stalinienne. Les eurasistes eux-mêmes, surtout Georges
Vernadsky, auteur d'une célèbre Histoire de la Russie traduite
en plusieurs langues ouest-européennes, ont vu dans l'impérialité
stalinienne une forme de développement naturel de l'État russe,
accompagné par des phénomènes modernes tels l'industrialisation, la
centralisation et l'expansion, tous nécessaires pour faire entrer la
Russie dans la nouvelle phase du devenir géopolitique et géo-économique
de l'histoire planétaire. Dès la seconde moitié des années 30, et
surtout après 1937, le régime stalinien récupère ou tente de récupérer
les dimensions nationales, patriotiques et impériales qui avaient été
évacuées et occultées au cours de la période immédiatement
post-révolutionnaire. Staline élimine tous les réprésentants de la
vieille garde orthodoxe marxiste-léniniste, cosmopolite et utopiste.
L'anarchie et l'amoralisme révolutionnaires sont remplacés par la notion
d'Ordre et par une éthique résolument créatrice et ascétique. Ce n'est
pas un hasard si le chef des “fascistes russes” de Kharbine
(Mandchourie), Rodzaëvsky, a fini par reconnaître la mission "fasciste" (de facto) de Staline, devenu le Chef (Vojd) du peuple russe.
Pour
d'autres historiens russes, comme A. Dikii, l'idéologie
conservatrice-révolutionnaire fait un pas de plus en Russie après la
seconde guerre mondiale : on parle parfois de la "révolution invisible"
du Maréchal Joukov. Les militaires russes avaient découvert chez leurs
adversaires allemands des énergies de nature géopolitique et
idéologiques, qui ont réveillé des forces intérieures dans le
nationalisme russo-soviétique et provoqué une prise de conscience plus
claire des intérêts continentaux. Quant à l'esthétique dans l'URSS de la
fin des années 40, elle est nationaliste, russophile, quelque fois
chauviniste et xénophobe. Elle se rapproche du style du IIIe
Reich allemand et s'éloigne des formes avant-gardistes,
internationalistes et pseudo-prolétariennes des années 20. Pendant l'ère
stalinienne, le motif esthétique majeur était étatiste, politique,
impérial, nationaliste et anti-bourgeois, et non pas ceux de la
scolastique abstraire du marxisme pur.
Mais
au sens proprement ethnique du terme, le nationalisme soviétique de
Staline n'était pas russe, il était plutôt "impérial", eurasiatique,
continental, ce qui faisait de lui un modèle finalement assez proche de
celui que proposaient les eurasistes. Vers la fin des années 40, Staline
met un terme à la propagande agressive contre l'Église orthodoxe et
manifeste à l'égard des pontifes de l'Église russe sinon une sympathie
ouverte du moins une tolérance et une compréhension inattendue de la
part d'un pouvoir soviétique et officiellement matérialiste. Il fait
dissoudre une organisation, celle des "athéistes militants", dirigée par
Emilian Yaroslavsky-Goubelman, qui, lui, est expédié au Goulag.
Le
renouveau conservateur-révolutionnaire est stoppé à la mort de Staline,
alors que l'idéologie officielle de l'URSS était en train de devenir
véritablement impériale, eurasiste voire antisémite. Staline tentait de
pratiquer un "sionisme" a sa manière, après avoir créé de toutes pièces
une "république autonome juive" dans le Birobidjan, aux confins de la
Mongolie. Ses intentions auraient-elles été d'y envoyer tous les Juifs
de nationalité soviétique et de pratiquer une sorte d'apartheid très
radical ? Quoi qu'il en soit, les tendances à l'œuvre à la fin de l'ère
stalinienne sont diamétralement opposées à celles du marxisme pur, du
pathos révolutionnaire de 1917 et du premier soviétisme des années 20.
Khrouchtchev,
aussitôt arrivé au pouvoir, ébranle l'édifice construit par Staline en
dénonçant le "culte de la personnalité" et en jetant le doute sur toute
son œuvre historique. Sous Khrouchtchev, le pouvoir soviétique tentera
de retourner à l'esprit du marxisme, désormais déclaré "perverti par le
stalinisme". Les milieux de l'intelligentsia soviétique commencent à
pratiquer en retour en arrière et à réanimer l'esprit
in-ternationaliste, la propagande anti-religieuse reprend. Les pratiques
tacites d'eurasisme déclinent au point d'atteindre le dégré d'intensité
le plus bas de toute l'histoire soviétique. Le pouvoir khrouchtchevien
s'intéresse davantage à une géopolitique océanique, d'où l'affaire de
Cuba, les interventions en Amérique latine et en Afrique. Pendant l'ère
khrouchtchévienne, nous voyons également se former le premier noyau de
la dissidence occidentaliste, quasi atlantiste.
Brejnev
a tenté de revenir au modèle stalinien (donc virtuellement eurasiste)
mais dans une forme appauvrie, sénile, mécaniquement ritualisée,
entropique. La participation de l'URSS brejnevienne dans les conflits
eurasiatiques (Vietnam, Proche-Orient, etc.) et surtout l'entrée des
troupes soviétiques en Afghanistan constituaient autant de signes
patents d'une conscience géopolitique eurasienne timidement revivifiée.
Le marxisme de l'époque de Brejnev était devenu pur rituel, pur
logomachie, très superficiel. Clairement, le brejnevisme est une inertie
idéologique et géopolitique, un avatar appauvri du stalinisme
eurasiatique.
Dans
toute l'histoire soviétique, depuis la Révolution d'octobre jusqu'à la
perestroïka, les tendances eurasistes, donc
conservatrices-révolutionnaires, ont toujours été présentes dans
l'histoire soviétique, mais c'est pendant l'ère stalinienne qu'elles se
sont profilées le plus clairement. Mais malgré cet eurasisme tacite de
l'ère stalinienne, les théories eurasistes n'ont trouvé aucune
cristallisation intellectuelle, idéologique ou philosophique. Les grands
mouvements géopolitiques ou les principales mutations idéologiques qui
se produisaient dans les coulisses du Kremlin se manifestaient à
l'extérieur par des détails infimes, que seul l'œil averti pouvait
rapidement distinguer : on plaçait tout-à-coup l'accent sur tel ou tel
événement historique ou telle ou telle hypothèse scientifique, indiquant
par là même que l'on changeait de cap, que l'on prenait une autre
orientation politique.
La
"kremlinologie" était une véritable science "conspirative" reposant sur
le repérage et l'interprétation de détails et de symptômes presque
invisibles. C'est la raison pour laquelle on ne peut reconstituer
l'histoire du développement des tendances
conservatrices-révolutionnaires en URSS qu'en étudiant cette matière si
complexe et si difficile que sont les évolutions idéologiques secrètes
des chefs du dernier empire eurasien, jusqu'aux transformations récentes
survenues en Russie. On ne peut parler que de tendances
conservatrices-révolutionnaires factuelles, sans qu'il n'y ait jamais eu
de formulation théorique tangible. Quoi qu'il en soit, ces tendances
étaient bien réelles et très importantes : il s'agissait de l'idéologie
personnelle et parallèle de groupes actifs parmi les dirigeants de
l'Union Soviétique, dont le pouvoir politique à l'intérieur du pays
était quasi absolu et prépondérant sur la scène internationale.
Ajoutons que les doctrines stratégiques et militaires de l'URSS d'après 1945 ont toujours été eurasistes
dans le fond, parce que l'ennemi principal des Soviets était les
États-Unis, donc la plus grande puissance thalassocratique et océanique,
incarnant de façon exemplaire les principes de la puissance maritime.
Le Pacte de Varsovie lui-même était continental et eurasien dans son
organisation militaire tandis que l'OTAN, avec le poids des puissances
maritimes (États-Unis, Angleterre), était océano-centré. Cet
océano-centrage fait que les pays de culture anglo-saxonne sont les pays
où le capitalisme règne dans ses formes les plus pures et les plus
aliénantes, et où les linéaments de "révolution conservatrice" sont les
plus faibles et les plus marginaux. Or c'est contre ce capitalisme
aliénant, destructurant toutes les communautés, que les différentes RC
européennes se sont dressées, ont désigné comme ennemi principal. La RC
russe ne faisait pas exception.
6. Le mouvement néo-eurasiste : les écrivains "néo-potchvennikis", Lev Goumilev
Dans
les années 70, certains aspacts de la RC russe se manifestent à nouveau
en URSS, plus ouvertement mais toujours de manière voilée. À cette
époque, une nouvelle génération d'écrivains soviétiques se forme : elle
gravitait autout de M. Cholokhov, auteur du roman célèbre, Le Don tranquille.
Ces écrivains, dont les plus connus sont Raspoutine, Belov et Astafiev,
défendaient des thèses nationalistes, écologiques et slavophiles. Ils
chantaient la paysannerie russe, ses coutumes, ses croyances. Leurs
écrits avaient aussi de fortes connotations écologistes. Leur idéologie
peut approximativement être qualifiée de "national-bolchevique" ou de
"national-léniniste", mais cette combinaison est davantage le reflet
d'un double conformisme que d'une conviction idéologique fermement
étayée. Aujourd'hui, où tout peut s'exprimer librement en Russie, la
plupart de ces populistes paysans sont devenus des monarchistes, des
chrétiens orthodoxes sans originalité ou des "droitistes" très
conventionnels, ce qui prouve que leur "national-bolchevisme" était un
masque dissimulant une grande volonté de conformisme. Ces écrivains néo-potchvenniki étaient rarement conscients de leur parenté idéologique avec les eurasistes ou les smeno-vechovtsy.
Les néo-potchvenniki
des années 70 et 80 ont jeté les bases du mouvement intellectuel
patriotique et nationaliste, objectivement eurasiste, qui allait se
manifester pleinement dès la perestroïka, pour affronter un
autre courant qui se voulait alternatif, le courant occidentaliste,
atlantiste, nettement en faveur du capitalisme et avançant ses pions par
l'intermédiaire du "lobby démocratique", dont Gorbatchev, Yakovlev,
Eltsine et Chevarnadze sont les figures de proue. Pourtant, nous devons
constater un glissement inquiétant dans cette polarisation idéologique :
les conceptions des écrivains néo-potchevenniki à l'époque de
Brejnev étaient formellement plus proches de l'esprit et de la
terminologie de la RC originelle que les thèses défendues par les mêmes
personnes et leurs disciples aujourd'hui, où elles se manifestent sur un
mode mou et édulcoré.
Sous Brejnev, les néo-potchvenniki
étaient contraints, parce qu'un conformisme de plomb régnait, d'ajouter
les thèmes du socialisme, de l'anti-capitalisme, du léninisme, etc. à
leurs corpus d'idées nationalistes et identitaires (parfois ouvertement
antijuives). À cause précisément de cette combinaison obligatoire, leurs
thèses constituaient une synthèse intéressante, une troisième voie, même si telle n'avait pas été leur intention. Mais quand la contrainte de faire cette synthèse a disparu, les néo-potchvenniki
ont abandonné toute référence au socialisme et à l'anti-capitalisme
dans l'énoncé de leurs doctrines et se sont convertis en représentants
conventionnels de la droite ordinaire, archaïsante, monarchiste,
judéophobe et nostalgique d'un passé pourtant bien révolu. Ainsi le
véritable pathos RC et l'eurasisme implicite de toute RC russe se sont
estompés chez eux et nous n'avons plus eu qu'un discours vague, sans
prise solide sur le réel.
Lev Goumilev
Le
seul eurasiste conséquent et conscient parmi les auteurs soviétiques
des années 70 et 80 était l'historien et philosophe Lev Goumilev, fils
d'un poète aristocratique N. Goumilev, fusillé par les Rouges, et d'une
poétesse célèbre, Anna Akhmatova. Goumilev a écrit plusieurs ouvrages
historiques intéressants sur les peuples d'Eurasie, les Turcs, les
Mongols, les Huns, etc. Son ouvrage capital, Ethnogénèse et biosphère,
était placé sous Brejnev dans le département fermé au public de la
Bibliothèque des sciences sociales de Moscou, parce qu'il était jugé
"idéologiquement dangereux". Dans ce livre, Goumilev développe une
doctrine organique de l'ethnogénèse et formule la conception de
"l'inégalité dynamique des ethnies", dégageant les lois cycliques qui
gouvernent l'existence historique et biologique de chaque peuple. Lev
Goumilev défendait la thèse que les peuples eurasiatiques — surtout les
Russes et les Turcs — sont des peuples jeunes, dont le cycle vient de
passer son acmé.
Goumilev
affirme dès lors que la civilisation la plus normale et la plus saine
aujourd'hui serait une civilisation synthétique fusionnant les énergies
de ces peuples jeunes sur l'ensemble du continent eurasien. Cette
synthèse serait de type impérial. Goumilev a forgé un concept spécial
pour désigner cette force motrice et organique provoquant le déploiement
d'une ethnie : la "passionalité" (passionarnost), entendue
comme une concentration d'énergie créative, à bases biologique et
psychologique, qui pourrait caractériser des peuples entiers ou des
personnalités. La passionalité est selon Goumilev, "la capacité
de transcender l'instinct de survie", elle est "un dépassement de
l'entropie biologique", un "élan créateur" permanent, surtout politique
et impérial. Les thèses de Goumilev sont proches des philosophies de la
vie allemandes ; on y retrouve certains accents de Gobineau et de
Spengler ; on y redécouvre les linéaments de vitalisme mis en exergue
par l'école géopolitique de Haushofer, etc.
Goumilev développe aussi une vision essentiellement païenne de l'histoire. Il parle aussi d'ethnies-chimères pour désigner les vieux peuples décadents qui ont perdu leur passionalité. Ce concept est très répandu en Russie aujourd'hui. Des polémistes antisémites ont élaboré, à partir de cette notion d'ethnie-chimère,
toute une théorie judéophobe, finalement assez aberrante, qui
emprisonne la pensée de Goumilev dans un carcan fort étroit. Goumilev
reste un auteur non-conformiste. Il a été peu touché par la perestroïka.
Ses thèses eurasistes, bioréalistes et conservatrices-révolutionnaires
demeurent inchangées, parce qu'elles conceptualisent finalement des
constantes de l'histoire et de la réalité russes. Jusqu'à sa mort en
juin 1992, il a poursuivi ses travaux.
En
fin de compte, certains communistes d'hier, qui étaient de stricte
observance, n'ont pas modifié leurs opinions idéologiques, au contraire
de la majorité des anciens du PCUS qui sont devenus par néo-conformisme
"démocrates", "atlantistes" et pro-capitalistes. Ces communistes fidèles
à une certaine idée de l'Union Soviétique s'insurgent contre le nouveau
culte du libre-marché et contre cette glorification hyper-médiatisée du
modèle américain et forment aujourd'hui une sorte d'opposition de
droite, étatiste et nationaliste. Dès les premiers signes avant-coureurs
de la perestroïka, ces communistes ont révisé les fondements
de leur doctrine marxiste-léniniste, devenue figée et purement formelle
au fil des décennies ; plusieurs d'entre eux ont découvert la pensée
conservatrice-révolutionnaire, not. celle des eurasistes et des smeno-vechovtsy.
Ils
ont ainsi découvert et reconnu le contenu réel de leur patriotisme
soviétique et de leur nationalisme anti-capitaliste. Les eurasistes et
les smeno-vechovtsy exprimaient au fond ce contenu réel : leurs
travaux représentent la cristallisation intellectuelle de la RC et
cette cristallisation a toujours été présente sous le soviétisme, à
l'état virtuel, latent et semi-conscient. Par une logique étrange, cette
prise de conscience du contenu réel du patriotisme soviétique, au-delà
du discours creux de l'idéologie officielle, survient quand
disparaissent les politiques intérieure et extérieure de l'État
soviétique et les derniers résidus de l'anti-capitalisme et de
l'anti-atlantisme des ères stalinienne et brejnevienne.
7. Conclusion
La
pensée conservatrice-révolutionnaire suscite donc à nouveau l'intérêt
des chercheurs, surtout en Allemagne et en Italie, et en France dans une
moindre mesure. On peut même dire que l'exploration de la RC, surtout
l'œuvre d'Ernst Jünger, est devenue hyper-actuelle, est pour ainsi dire
"dans le vent", après une parenthèse de près de quarante ans. Vu les
changements qui secouent la Russie, pays où est née la notion de RC et
dont les conservateurs européens attendaient de grandes choses au XIXe
siècle, tout un héritage à la fois conservateur,
conservateur-révolutionnaire, contre-révolutionnaire, populiste sort
d'une phase de latence et de léthargie. Grâce aux efforts de
philologues, d'historiens et de philosophes, l'Europe redécouvre
tranquillement une part précieuse de son héritage, que des idéologues
superficiels avaient mis au rencart.
Quoi
qu'on puisse en penser, les idées de la RC sont aujourd'hui la seule
alternative au cauchemar capitaliste et à l'expansion atlantiste de la
puissance américaine. Le slogan "Ni communisme ni capitalisme" perd son
sens avec la disparition du communisme (mais celui-ci existait-il
vraiment ?). C'est le corpus hétérogène, pluriel, bigarré,
extraordinairement fécond de la RC dans toutes ses formes et variantes
qui offre la seule possibilité opérative et réaliste pour affirmer le
droit et le devoir de l'Europe de contrer l'invasion venue du "Nouveau
Monde". La RC devient ainsi la "deuxième voie", la seule voie
alternative. L'heure est donc venue de redécouvrir toutes les branches
de la RC, de les étudier, de les repenser, de les réactualiser et de les
faire revivre.
Dans
ce contexte de réappropriation à grande échelle, les intellectuels
européens doivent tourner leurs regards vers le Continent-Russie, vers
cette terre énigmatique qui occupe une place centrale dans cette île
gigantesque qu'est l'Eurasie, notre Grande Patrie Universelle, notre
terre sacrée, le site le plus précieux de notre impérialité impassable.
Tous ensemble, Européens et Russes, nous devons partir à la redécouverte
de nous-mêmes et non pas rêver d'un continent lointain, d'une colonie
maritime, d'un désert spirituel, c'est-à-dire de l'Amérique. Nous devons
redécouvrir le le berceau des peuples indo-européens, le message de nos
ancêtres, le message des grands créateurs de valeurs héroïques et
surhumaines, et surtout les potentialités du Continent-Russie. Cette
découverte est avant tout spirituelle, intellectuelle, idéologique. Pour
nous Russes, il s'agit de redécouvrir les valeurs russes, la Voie
Russe, l'Idéologie Russe, c'est-à-dire l'Idéologie de la Révolution
conservatrice absolue.
► Alexandre Douguine, Vouloir n°129-136, 1996.