Lebensphilosophie
Que
signifie au juste la revendication de la vie face aux structures
abstraites ? Dans le cadre d'une approche philosophique, cela conduit
vers une intention de réduire la portée des démarches de la pensée
consciente et de ses médiations, et de potentialiser celle de
l'inconscient ou de la vie immédiate par une saisie de la réalité
humaine en deça des formes et des constructions sociales et politiques
artificielles et abstraites par essence, des traditions historiques
désuètes et des cristallisations culturelles stériles.
Cette démarche philosophique que l'on pourrait qualifier soit d'irrationaliste soit de vitaliste
sous-entend même l'importance de la philosophie de Kant constatant les
limites de la raison théorique et dont les prolongements critiques
engendrent un double courant : l'un axé sur la volonté morale et sur une
dialectisation de la raison (Fichte et Hegel) qui débouche par réaction
dans le marxisme et le “matérialisme dialectique” ; l'autre, qui
revendique l'immédiateté de la vie, l'intuitionisme et le primat de
l'instinct, procède du courant de pensée engendré par Schopenhauer,
véritable père de l'irrationalisme contemporain, et trouve ses
ramifications philosophiques chez Nietzsche, Jung,
Adler et même Freud, l'existentialisme français de Sartre et la
philosophie existentielle de la vie que l'on retrouve chez Bergson,
Schelling, Kierkegaard, Maurice Blondel. L'école allemande, avec
Wilhelm Dilthey, G. Misch, B. Groethuysen, Ed. Spranger, Hans
Leisegang, A. Dempf, R. Eucken, E. Troeltsch, G. Simmel, ainsi que la
philosophie naturaliste de la vie d'Oswald Spengler et Ludwig Klages.
Le
dénominateur commun que l’on retrouve dans chacun de ces courants de
pensée hétéroclites et qui réside dans la revendication du principe de
vie face au constructivisme abstrait, étant donné la diversité des
perspectives qui l’expriment, ne se laisse pas enfermer dans un schéma
d’interprétation global à la manière dont procède Georges Lukacs, le
célèbre marxiste hongrois, qui considère la pensée irrationaliste
allemande comme typiquement bourgeoise et « réactionnaire », en tenant
pour définitivement acquis que l’histoire des idées est subordonnée à
des forces primaires agissantes : situation et développement des forces
de production, évolution de la société, caractère de la lutte des
classes, etc…
Ce
qui est certain, c’est que ce courant de pensée vitaliste ou «
irrationaliste » remet en question l’idée de progrès historique, la
linéarité et le mythe progressiste, et qu’il représente ainsi la
contrepartie du courant de pensée qui, du XVIIIe siècle français à
travers Kant et la Révolution française, débouche dans la dialectique
hégélienne et marxiste ; contrepartie dans la mesure où il déprécie le
pouvoir de la raison, que ce soit en contestant l’objectivité du réel,
que ce soit en réduisant la connaissance intellectuelle à son efficacité
technique, que ce soit en se réclamant d’une saisie mystique de la
réalité « absolue », décrétée irrationnelle dans son essence. La lutte
contre l’abstraction et la raison a des formes aussi variées que les
motivations qui l’engendrent. Elle peut notamment aboutir à faire un
principe de la notion d’absurde qui a surgi chez Schopenhauer et plus
tard chez Cioran.
De Leibniz à Kant et Schopenhauer
À
l’opposé du rationalisme de la pensée occidentale, du principe de
raison suffisante énoncé par Leibniz, du cartésianisme, la revendication
de la vie dont Schopenhauer se fera le principal promoteur, sous-entend
que l’intelligence ou la raison n’est pas à la racine de toute chose,
qu’elle a surgi d’un monde opaque, et que les principes qu’elle
introduit demeurent irrémédiablement à la surface de la réalité,
puisqu’ils lui sont, comme l’intelligence elle-même, surajoutés. Le
corollaire d’une telle conception est que la réalité qui fonde toutes
les existences particulières est elle-même sans fondement, sans raison,
sans cause (générale), que notre manière de raisonner, dès lors, est
valable seulement pour ce qui est des rapports que les êtres et les
choses entretiennent dans l’espace et dans le temps.
Au-delà
d’un impératif absolu de la loi morale de type kantien, qui fonde le
constructivisme de type ontologique et abstrait, Schopenhauer se fait le
chantre d’une sourde impulsion à vivre, antérieure à toute activité
logique, que l’on peut saisir au plus profond de soi-même pour une
appréhension directe avant sa déformation abstraite dans les cadres de
l’espace et du temps, et qui se révèle comme une tendance impulsive et
inconsciente. Schopenhauer, dans sa réflexion, reprend des motifs
hérités du « divin Platon » dans l’allégorie de la caverne qui nous
révèle que le monde que nous percevons est un monde d’images mouvantes.
Schopenhauer et le « Voile de Maya »
D’autre
part, il empruntera à la tradition de l’Inde l’idée que les êtres
humains sont enveloppés dans le « voile de Maya », c’est-à-dire plongés
dans un monde illusoire. Schopenhauer restera persuadé que les
fonctions psychiques ne représentent, par rapport à la réalité
primaire et absolue du vouloir-vivre (Wille zum Leben) qu’un
aspect secondaire, une adjonction, une superstructure abstraite. À la
tentation de l’illusoire, de l’abstrait et de l’absurde, que l’on
menait vers un pessimisme radicale, Schopenhauer proposait le remède de
la négation du vouloir-vivre, une forme supérieure d’ascétisme.
À
l’idée d’humanité, qui lui paraît absurde, il oppose des « modèles »
éternels qu’il empruntera au platonisme. Cet emprunt lui sert à
expliquer les types de phénomènes du vouloir dans l’espace et dans le
temps, phénomènes reproduisant incessamment des modèles, des formes, des
idées éternelles et immuables. Il y a des idées inférieures, ou des
degrés élémentaires, de la manifestation du vouloir : pesanteur,
impénétrabilité, solidité, fluidité, élasticité, magnétisme, chimisme ;
et les idées supérieures qui apparaissent dans le monde organique et
dont la série s’achève dans l’homme concret.
Transformant
la primauté du vouloir-vivre schopenhauerien en primauté de la volonté
de puissance, opposant au renoncement préconisé par Schopenhauer une
affirmation-glorification de la volonté, Nietzsche se fait
l’annonciateur de l’homme vital, de l’homme créateur de valeurs, de
l’homme-instance-suprême, en même temps que de grands bouleversements
qui préfigurèrent le nihilisme européen du XXe siècle. Et cela, au
temps du positivisme abstrait et du constructivisme, c’est-à-dire à un
moment où la prudence l’emporte et où la vie humaine paraît
confortablement ancrée dans des institutions sécurisantes. Sur le chemin
où l’homme européen s’est trouvé engagé jusqu’à présent, déterminé par
l’héritage de l’Antiquité et par l’avènement du christianisme, la
revendication de la vie chez Friedrich Nietzsche qui, par sa critique
radicale et impitoyable de la religion, de la philosophie de la science,
de la morale s’exprime à travers sa phrase lancinante : « Je ne suis
pas un homme, je suis de la dynamite ».
Nietzsche : vitalisme et tragique
Le vitalisme de Nietzsche se révélera tout d’abord dans son œuvre La naissance de la tragédie,
puis à travers la dichotomie qu’il institue entre l’esprit apollinien,
créateur d’images de beauté et d’harmonie, et l’état dionysiaque, sorte
d’ivresse où l’homme brise et dépasse les limites de son individualité.
Apollon, symbole de l’instinct plastique, dieu du jour, de la clarté,
de la mesure, force plastique du rêve créateur ; Dionysos, dieu de la
nuit, du chaos démesuré, de l’informe, est pour Nietzsche le grand élan
de la vie qui répugne à tous les calculs et à tous les décrets de la
raison. Les deux figures archétypales sont pour Nietzsche la révélation
de la nature véritable de la réalité suprême, l’antidote contre les
structures existentielles et psychologiques abstraites et sclérosées.
C’est dans cette optique que Nietzsche condamnera la révolution
rationnelle de Socrate, dont il pense qu’elle a tué l’esprit tragique au
profit de la raison, de l’homme abstrait et théorique.
Pour
Nietzsche, être forcé de lutter contre les instincts, c’est la formule
de la décadence : tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct
sont identiques. Avec Socrate et, après lui, le christianisme venant
aggraver le processus, l’existence s’est, selon Nietzsche, banalisée sur
la base d’un immense malentendu qui réside dans la morale chrétienne
de perfectionnement, ce que Deleuze nommera plus tard la morale des
dettes et des récompenses.
Ce
que Nietzsche veut dévoiler, c’est la toute-puissance de l’instinct,
qu’il tient pour fondamental : celui qui tend à élargir la vie, instinct
plus fort que l’instinct de conservation tendant au repos, que la
crainte alimente et qui dirige les facultés intellectuelles abstraites.
La volonté créatrice chez l’individu est ce par quoi il se dépasse et
va au-delà de lui-même ; il s’agit de se transcender et de s’éprouver
comme un passage ou comme un pont. Le vitalisme de type héroïque
conduira Nietzsche à dénoncer le nihilisme européen en y contribuant
par sa philosophie « à coups de marteau » à se faire, à coups d’extases,
l’annonciateur du surhomme et de l’Éternel retour face à l’homme
abstrait et théorique et au mythe progressiste de l’humanité.
C’est
ce qui fera dire à l’écrivain grec Nikos Kazantzaki qui appellera
Nietzsche le « grand martyr », parce que Nietzsche lui a appris à se
défier de toute théorie optimiste et abstraite.
Freud, apologiste des instincts vitaux
Avec
Freud, nous pouvons quitter le domaine de la philosophie puisqu’il
s’agit d’un médecin spécialisé en neuro-psychiatrie, dont toutes les
théories en appellent à son expérience clinique. Mais il convient
d’observer que les deux plans, celui de la réflexion philosophique et
celui des sciences humaines ne peuvent être séparée abstraitement. Freud
forgera, pour qualifier l’élargissement de ses théories, le terme de
métapsychologie, en estimant que la réalité qu’il désigne est celle
des processus inconscients de la vie psychique, qui permet de
dévoiler ceux qui déterminent, par projection, les constructions
métaphysiques. Freud, irrationaliste au sens ontologique du terme et
apologiste des instincts vitaux du subconscient humain restera
néanmoins un pessimiste biologique.
C’est
ainsi qu’au regard des deux grands dissidents de la psychanalyse qu’il
a créée, son pessimisme diffèrera de la confiance d’Adler dans la force
ascensionnelle de la vie, comme de la vague nostalgie d’un paradis
perdu qui imprègnera la pensée de Jung. Pour Adler, le besoin de
s’affirmer chez l’être humain reste prédéterminant dans sa pensée, la
vie est une lutte dans laquelle il faut nécessairement triompher ou
succomber. Face aux abstractions de la raison qui nous menacent, la
poussée vitale, ne peut être valablement appréhendée que d’une manière
dynamique sous la forme de tendances, d’impulsions, de développement.
L’essentiel pour comprendre l’être humain, ce n’est pas la libido et
ses transformations, c’est la volonté de puissance sous ses formes
diverses : auto-affirmation, amour-propre, besoin d’affirmer son moi,
besoin de se mettre en valeur.
L’idée de communauté chez Adler
Adler
identifie au sentiment social la force originelle qui a présidé à la
formation de buts religieux régulateurs, en parvenant à lier d’une
certaine manière entre eux les êtres humains. Le sentiment représente
avant tout pour lui une tendance vers une forme de collectivité qu’il
convient d’imaginer éternelle. Quand Adler parle de la communauté, il
ne s’agit jamais pour lui d’une collectivité abstraite de type
sociétaire actuel, ni d’une forme politique ou religieuse déterminée. Il
faut entendre le terme au sens d’une communauté organique idéale qui
serait comme l’ultime réalisation de l’évolution chez Carl Gustav Jung ;
le pouvoir des archétypes n’est que la projection de l’affirmation de
la vie face à la superstructure psychologique conditionnée par les
contingences externes et abstraites.
Jung : l’inconscient originaire, source de vie
Jung
dispose d’une véritable « vision du monde » à partir de données
intrapsychiques et qui sont à la base de sa métapsychologie, ainsi que
de sa psychologie analytique. Jung insiste sur l’origine même de la
conscience, émergence dont il pense qu’elle s’est lentement développée
par retrait des projections, ainsi que sur l’autonomie créatrice d’un
inconscient impénétrable par un outillage biologique. Toutes ses
élucidations sont inscrites dans la perspective d’un inconscient
originaire, source de « vie », d’une ampleur incommensurable, et d’où
surgit quelque chose de vrai. Pour lui, aucune théorie ne peut vraiment
expliquer les rêves, dont certains plongent dans les profondeurs de
l’inconscient. Il faut les prendre tels qu’ils sont : produits
spontanés, naturels et objectifs de la psyché qui est elle-même la mère
et la condition du conscient.
La doctrine de Jung postule l’existence de l’inconscient collectif,
source des archétypes qui manifestent des images et des symboles
indépendants du temps et de l’espace. Pour Jung, le psychisme
individuel baigne dans l’inconscient collectif, source primaire de
l’énergie psychique à l’instar de l’élan vital de Bergson. Selon Jung,
l’homme moderne qui se trouve plongé dans des virtualités abstraites, a
eu le tort de se couper de l’inconscient collectif, réalité vitale et
objective, ce qui aurait creusé un hiatus entre savoir et croire.
Animisme, instinctivisme, symbolique ontologique
La
sagesse jungienne débouche sur un anti-modernisme dont la condition de
validité est que le monde eût été meilleur dans les époques à mentalité
magique, qui privilégiait l’animisme, l’instinctivisme et le symbolisme
ontologique par rapport au rationalisme abstrait et empirique des
temps modernes. Avant d’aborder une succincte présentation de la
philosophie à proprement parler existentielle, il convient de faire un
détour sur une certaine forme d’irrationalisme philosophique que l’on
peut qualifier d’existentialisme ou d’humanisme crispé et dont la
figure de proue reste Jean-Paul Sartre.
La
raison dialectique, issue de la Révolution française, de Hegel à Marx,
implique une critique de la raison classique, plus spécifiquement de la
manière dont celle-ci concevait les principes d’identité et de
non-contradiction ; et sa visée n’est plus de se détacher de la réalité
historique et sociale pour la penser en dehors du temps, mais, au
contraire, d’exprimer l’orientation même de cette réalité. C’est
ainsi que Karl Marx décrétait, dans ses fameuses thèses sur Feuerbach,
qu’il ne s’agit plus d’interpréter le monde, mais de le transformer.
Sartre et la totale liberté de l’homme
Ces
remarques visent à situer l’attitude de Jean-Paul Sartre, philosophe
existentialiste de l’engagement et de la liberté, hostile à tout retrait
hors de la réalité historique et sociale. Promoteur au départ d’une
conception irrationaliste de la liberté, il a voulu, à partir d’elle,
exercer une action politique et sociale révolutionnaire, ce qui l’a
forcément conduit à se rapprocher du courant de pensée communiste. Dans
L’Être et le Néant, Sartre entreprend de démonter la totale
liberté de l’homme. Il veut prouver que la liberté humaine surgit dans
un monde « d’existants bruts » et « absurdes ». La liberté, c’est
l’homme lui-même et les choses au milieu desquelles elle apparaît :
lieu, époque, etc., constituant la situation. Lorsque Sartre nous dit
que l’homme est condamné à la vie et à la liberté, il faut entendre
que celle-ci n’est pas facultative, qu’il faut choisir incessamment,
que la liberté est la réalité même de l’existence humaine.
Quant
aux choses abstraites dans lesquelles cette liberté se manifeste,
elles sont contingentes au sens d’être là, tout simplement, sans
raison, sans nécessité. Il y a donc pour Sartre, sur le plan
ontologique, une dualité radicale entre la liberté (le pour-soi) et le monde (l’en-soi).
Il n’en demeure pas moins que l’engagement marxiste-léniniste de
Sartre dénote chez lui une certaine intégration dans les circuits
abstraits d’une idéologie contestatrice pour ses débuts ; et
réactionnaire dans l’après-68.
Chez
Sartre, l’existentialisme consistait à intégrer dans le souci
d’exercer une action politique et sociale et de la justifier, l’apport
du courant hégélo-marxiste à une théorie ayant d’abord consacré le
primat de la vie immédiate comme liberté absolue au sein d’une réalité
parfaitement opaque ; effort qui confère à son humanisme une
singulière crispation et le conduit irrémédiablement dans les méandres
de l’abstraction idéologique.
À
l’instar de cet existentialisme de type sartrien, la « philosophie de
la vie » qui se développera du XIXe au XXe siècle en Allemagne et en
France privilégie les notions de vitalisme, de personnalisme,
d’irréversibilité, d’irrationnel par rapport au statisme, à la
logique, à l’abstrait, à la généralité et au schématisme. C’est dans
ce courant de pensée que s’inscrit Henri Bergson, promoteur de l’idée
d’élan vital, qui s’oppose au mécanicisme, au matérialisme et au déterminisme.
L’Être
est conçu comme une force vitale qui s’inscrit dans son propre rythme,
dans une donnée ontologique spécifique. L’intuition reste l’impératif
pour tout être humain pour appréhender l’intériorité et la totalité. La
vie reste et transcende la matière, la conscience et la mémoire et
appelle l’élan d’amour qui seul est à même de valoriser l’intériorité,
la liberté et la volonté créatrice.
Le vitalisme de Maurice Blondel
Le
vitalisme de Maurice Blondel réside dans l’affirmation et la
suprématie de l’action qui est la véritable force motrice de toute
pensée. On peut déceler dans les conditions existentielles de l’action
l’interaction d’une pensée cosmique, et Blondel proclamera que la vie «
est encore plus que la vie ». Parallèlement à ce courant de pensée
français s’insérant dans la philosophie de la vie, se développera une philosophie de la Vie
purement allemande, de type scientifico-spirituel, qui appréhendera
le phénomène de la vie dans ses formes historiques, spirituelles et
constituant une véritable école d’interprétation des phénomènes
spirituels dans le cadre de la philosophie, de la pédagogie, de
l’histoire et de la littérature.
Wilhelm Dilthey assimilera le phénomène de la vie sans a priori métaphysique au concept de la « compréhension » (Verstehen),
avec des prolongements structuralistes et typologiques. Dans le sillage
de son école se distingueront des penseurs tels que G. Mische, B.
Groethuysen, Ed. Spranger, Hans Leisegang, A. Dempf. Dans cette
continuité, Georg Simmel concluera que la vie, qui est par essence
informe, ne peut devenir un phénomène que lorsqu’elle adopte une forme,
ce qui suppose qu’elle doit elle-même se transcender pour être
au-dessus de la vie. Dans le cadre de l’école structuraliste de la
philosophie de la vie allemande, s’illustreront Oswald Spengler, qui
décrivit le déclin de l’Occident comme une morphologie de l’histoire de
l’humanité, et surtout Ludwig Klages, qui prophétisera la ruine du
monde au nom de la suprématie de l’esprit, car l’esprit étant l’ennemi
de la vie anéantit la croissance et l’épanouissement de la nature
innocente et originelle.
De Chateaubriand à Berdiaeff
Chateaubriand disait, dans Les Mémoires d’Outre-tombe
: « La mode est aujourd’hui d’accueillir la liberté d’un rire
sardonique, de la regarder comme une vieillerie tombée en désuétude avec
l’honneur. Je ne suis point à la mode, je pense que, sans la liberté,
il n’y a rien dans le monde ; elle donne du prix à la vie ; dussé-je
rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits
». Nul autre penseur et écrivain que Nicolas Berdiaeff,
le mystique aristocrate russe du XXe siècle ne donnera autant de
résonance à ces paroles en insistant constamment sur l’étroite
correspondance entre la liberté et l’impératif de la vie face aux
diverses séductions des strucures abstraites de la pensée, de la
psychologie, de l’idéologie qui engendrent diverses formes
d’esclavagisme. L’homme est tour à tour esclave de l’être, de Dieu, de
la nature, de la société, de la civilisation, de l’individualisme, de
la guerre, du nationalisme, de la propriété et de l’argent, de la
révolution, du collectivisme, du sexe, de l’esthétique, etc.
Les
mobiles internes de la philosophie de Berdiaeff restent constants
depuis le début : primauté de la liberté sur l’être, de l’esprit sur la
nature, du sujet sur l’objet, de la personne sur le général et
l’universel, de la création sur l’évolution, du dualisme sur le
monisme, de l’amour sur la loi. La principale source de l’esclavage de
l’homme et du processus engendré par l’abstraction et l’illusion
constructiviste réside dans l’objectivation et la socialisation à
outrance de l’Être, dans l’atomisation sociétaire et individualiste qui
détruit les formes organiques de la communauté ; cette dernière est
fondée sur l’affirmation de l’idée personnaliste et authentiquement
aristocratique, donc différencialiste ; l’affirmation de la qualité en
opposition avec la quantité, la reconnaissance de la primauté de la
personne impliquant bien celle d’une inégalité métaphysique, d’une
diversité, celle des distinctions, la désapprobation de tout mélange.
Berdiaeff,
en dénonçant toute forme de statolâtrie, a considéré que la plus grande
séduction de l’histoire humaine est celle de l’État dont la force
assimilante est telle qu’on lui résiste malaisément. L’État n’est pas
une personne, ni un être, ni un organisme, ni une essentia ; il
n’a pas son existence propre, car il n’existe que dans et par les
hommes dont il se compose et qui représentent, eux, de vrais centres
existentiels. L’État n’est qu’une projection, une extériorisation, une
objectivation des états propres aux hommes eux-mêmes. L’État qui fait
reposer sa grandeur et sa puissance sur les instincts les plus bas peut
être considéré comme le produit d’une objectivation comportant une
perte complète de la personnalité, de la liberté et de la
ressemblance humaine. C’est l’expression extrême de la chute. La base
métaphysique de l’anti-étatisme chez Berdiaeff est constituée par le
primat de la vie et de la liberté de l’être, de la personne, sur la
société.
Miguel de Unamuno et l’homme concret
Dans le prolongement de Berdiaeff, et pour conclure, Miguel de Unamuno, dans son œuvre Le sentiment tragique de la vie, proclamera la suprématie de la concrétude de la personne face à l’humanité abstraite par cette phrase : « Nullum hominem a me alienum puto
». Pour lui, rien ne vaut, ni l’humain ni l’humanité, ni l’adjectif
simple ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l’homme.
L’homme concret, en chair et en os, qui doit être à la base de toute
philosophie vraie, qui se préoccupe du sentimental, du volitionnel, de
la projection dans l’infini intérieur de l’homme donc de la vie et d’un
certain sentiment tragique de la vie qui sous-entend le problème de
notre destinée individuelle et personnelle et de l’immortalité de
l’âme.