Robert STEUCKERS:
Sur l’entourage et l’impact d’Arthur Moeller van den Bruck
Conférence prononcée à la tribune du “Cercle Proudhon”, à Genève, 12 février 2013
Pourquoi
parler ou reparler de Moeller van den Bruck aujourd’hui, 90 ans après
la parution de son livre au titre apparemment fatidique, “Le Troisième
Reich” (= “Das Dritte Reich”)? D’abord parce que l’historiographie
récente s’est penchée sur lui (cf. bibliographie) en Allemagne, d’une
manière beaucoup plus systématique qu’auparavant. Il est l’apôtre raté
d’un “Troisième Règne”, qui n’adviendra pas de son vivant mais dont le
nom sera repris par le mouvement hitlérien, dans une acception bien
différente et à son corps défendant. Il s’agit de savoir, aujourd’hui,
ce que Moeller van den Bruck entendait vraiment par “Drittes Reich”. Il
s’agit aussi de cerner ce qu’il entendait par sa notion de “peuples
jeunes”. Comment il entrevoyait la coopération entre l’Allemagne et la
Russie (devenue l’URSS) dans le cadre de la République de Weimar, dont
il méprisait les principes et le personnel. Arthur Moeller van den Bruck
a participé à la formulation d’un “nationalisme de rupture”, d’un
“néo-nationalisme” qu’Armin Mohler, dans sa célèbre thèse, a classé dans
le phénomène de la “révolution conservatrice”. Une chose est certaine:
Arthur Moeller van den Bruck n’est ni un “libéral” (au sens où
l’entendait la démocratie de la République de Weimar) ni un
pro-occidental, dans la mesure où il entendait détacher l’Allemagne de
l’Occident français, anglais et américain.
L’oeuvre
politique d’Arthur Moeller van den Bruck est toutefois ténue. Il n’a
pas été aussi prolixe qu’Oswald Spengler, dont le célèbre “Déclin de
l’Occident” est fort dense, d’une épaisseur bien plus conséquente que
“Das Dritte Reich”. De plus, la définition, finalement assez ambigüe,
que donne Spengler de l’Occident ne correspond pas à celle que donnera
plus tard Moeller van den Bruck. Sans doute la brièveté de l’oeuvre
politique de Moeller van den Bruck tient-elle au simple fait qu’il est
mort jeune et suicidé, à 49 ans. Son oeuvre littéraire et artistique en
revanche est beaucoup plus vaste. Moeller van den Bruck, en effet, a
écrit sur le théâtre de variétés, sur le théâtre français, sur
l’esthétique italienne, sur la mystique allemande, sur les
personnages-clefs de la culture germanique (ceux qui en font son
essence), sur la littérature moderniste, allemande et européenne, de son
temps. Son oeuvre politique, qui ne prend son envol qu’avec la Grande
Guerre, se résume à un ouvrage sur le “style prussien” (avec un volet
sur l’art néo-classique), à l’ouvrage intitulé “Troisième Reich”, au
livre sur la “révolte des peuples jeunes”, à ses articles parus dans des
revues comme “Gewissen”. Moeller van den Bruck a donc été un
séismographe de son époque, celle d’un extraordinaire foisonnement
d’idées, de styles, d’audaces.
Zeev Sternhell et la “droite révolutionnaire”, Armin Mohler et la “Konservative Revolution”
La
question qu’il convient de poser est donc la suivante: d’où viennent
ses idées? Quel a été son cheminement? Quelles rencontres, apparemment
“apolitiques”, ont-elles contribué à forger, parfois à leur corps
défendant, son “Jungkonservativismus”? Le fait d’être homme, dit-on,
c’est mener une quête, sans jamais s’arrêter. Quelle a donc été la quête
personnelle, unique et inaliénable de Moeller van den Bruck? Il
convient aussi de resituer cette quête dans un cadre historique et
social. Cette démarche interpelle l’historiographie contemporaine: Zeev
Sternhell avait tracé la généalogie du fascisme français depuis 1870
environ, avant de se pencher sur les antécédents de l’Italie fasciste et
du sionisme. Après la parution en France, au “Seuil” à Paris, du
premier ouvrage “généalogique” de Sternhell, intitulé “La droite
révolutionnaire”, Armin Mohler, auteur d’un célèbre ouvrage synoptique
sur la “révolution conservatrice”, lui rendait hommage dans les colonnes
de la revue “Criticon”, en disant que le cadre de sa propre enquête
avait été fixé, par son promoteur Karl Jaspers, à la période 1918-1932,
mais que l’effervescence intellectuelle de la République de Weimar avait
des racines antérieures à 1914, plongeant finalement dans un
bouillonnement culturel plus varié et plus intense, inégalé depuis en
Europe, dont de multiples manifestations sont désormais oubliées, se
sont estompées des mémoires collectives. Et qu’il fallait donc les
ré-exhumer et les explorer. Exactement comme Sternhell avait exploré
l’ascendance idéologique de l’Action Française et des autres mouvements
nationaux des années 20 et 30.
Ascendance et jeunesse
Resituer
un auteur dans son époque implique bien entendu de retracer sa
biographie, de suivre pas à pas la maturation de son oeuvre. Arthur
Moeller van den Bruck est né en 1876 à Solingen, dans une famille
prussienne originaire de Thuringe. Dans cette famille, il y a eu des
pasteurs, des officiers, des fonctionnaires, dont son père, inspecteur
général pour la construction des bâtiments publics. Cette fonction
paternelle induira, plus que probablement, l’intérêt récurrent de son
fils Arthur pour l’architecture (l’architecture de la Ravenne
ostrogothique, le style prussien et l’architecture de Peter Behrens et
du “Deutscher Werkbund”, comme nous allons le voir). L’ascendance
maternelle, la famille van den Bruck, est, comme le nom l’indique,
hollandaise ou flamande, mais compte aussi des ancêtres espagnols. Le
jeune Arthur est un adolescent difficile, en rupture avec le milieu
scolaire. Il ne décroche pas son “Abitur”, équivalent allemand du “bac”,
ce qui lui interdit l’accès à l’université. Il restera, en quelque
sorte, un marginal. Il quitte sa famille et se marie, à 20 ans, avec
Hedda Maase. Nous sommes en 1896, année où survienent deux événements
importants pour l’idéologie allemande de l’époque, qui donnera
ultérieurement un certain lustre à la future “révolution conservatrice”:
la naissance du mouvement de jeunesse “Wandervogel” sous l’impulsion de
Karl Fischer et la création des éditions Eugen Diederichs à Iéna. Le
jeune couple s’installe à Berlin cette année-là et Moeller van den Bruck
vit de l’héritage de son grand-père maternel.
Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Poe...
Les
jeunes époux vont entamer leur quête spirituelle en traduisant de
grands classiques des littératures française et anglaise. D’abord
Baudelaire qui communiquera à coup sûr l’idée du primat de l’artiste et
du poète sur le “philistin” et le “bourgeois”. Ensuite Hedda et Arthur
traduisent les oeuvres de Barbey d’Aurevilly. Cet auteur aura un impact
important dans le rejet par Moeller van den Bruck du libéralisme et du
bourgeoisisme. Barbey d’Aurevilly communique une certaine foi à Arthur,
qui ne la christianisera pas —mais ne l’édulcorera pas pour autant— vu
l’engouement de l’époque toute entière pour Nietzsche. Cette foi
anti-bourgeoise, anti-philistine, se cristallisera surtout plus tard, au
contact de l’oeuvre de Dostoïevski et de la personnalité de
Merejkovski. Barbey d’Aurevilly était issu d’une famille monarchiste.
Jeune, par défi, il se proclame “républicain”. Il lit ensuite Jospeh de
Maistre et redevient monarchiste. Il le restera. En 1846, il se mue en
catholique intransigeant, partisan de l’ultramontanisme. Barbey
d’Aurevilly est aussi une sorte de dandy, haïssant la modernité
bourgeoise, cultivant un style qui se veut esthétisme et rupture: deux
attitudes qui déteindront sur son traducteur allemand. Le couple
Moeller/Maase traduit ensuite le “Germinal” de Zola et quelques oeuvres
de Maupassant. C’est donc, très jeune, à Berlin, que Moeller van den
Bruck connaît sa période française, où le filon de Maistre/Barbey
d’Aurevilly est déterminant, beaucoup plus déterminant que l’idéologie
républicaine, qui donne le ton sous la III° République.
Mais
ses six années berlinoises sont aussi sa période anglaise. Avec son
épouse, il traduit l’ensemble de l’oeuvre de Poe, puis Thomas de
Quincey, Daniel Defoe et Dickens. La période “occidentale”,
franco-anglaise, de Moeller van den Bruck, futur pourfendeur de l’esprit
occidental, occupe donc une place importante dans son itinéraire, entre
20 et 26 ans.
Zum Schwarzen Ferkel
Moeller
van den Bruck fréquente le local branché de la bohème littéraire
berlinoise, “Zum Schwarzen Ferkel” (“Au Noir Porcelet”) puis le
“Schmalzbacke”. Le “Schwarzer Ferkel” est le pointde rencontre
d’intellectuels et de poètes allemands, scandinaves et polonais,
faisceau de diversités européennes qui constitue un “unicum” dans
l’histoire des idées. A côté des poètes, il y a aussi des médecins, des
artistes, des juristes: les débats y sont pluridisciplinaires. Le nom du
local est une invention du Suédois August Strindberg et du poète
allemand Richard Dehmel.
Detlev von Liliencron
Parmi
les personnages qu’y rencontre Moeller, on trouve un poète, aujourd’hui
largement oublié, Detlev von Liliencron. Il est un poète-soldat du
19ème siècle: il a fait les guerres de l’unification allemande, en 1864,
en 1866 et en 1870, contre les Danois, les Autrichiens et les Français.
Son oeuvre majeure est “Adjutantenritte und andere Geschichten” (“Les
chevauchées d’un aide de camp et autres histoires”) qui parait en 1883,
où il narre ses mésaventures militaires. En 1888, dans la même veine, il
publie “Unter flatternden Fahnen” (“Sous les drapeaux qui claquent au
vent”). C’est un aristocrate pauvre du Slesvig-Holstein qui a opté pour
la vie de caserne mais qui s’adonne au jeu avec beaucoup trop de
frénésie, espérant redorer son blason. Le jeu devient chez lui un vice
persistant qui brisera sa carrière militaire. Sur le plan littéraire,
Detlev von Liliencron est une figure de transition: les aspects
néo-romantiques, naturalistes et expressionnistes se succèdent dans ses
oeuvres de prose et de poésie. Il refuse les étiquettes, refuse aussi de
s’encroûter dans un style figé. Simultanément, ce reître rejette la vie
moderne, proposée par la nouvelle société industrielle de l’Allemagne
post-bismarckienne et wilhelminienne. Il entend demeurer un “cavalier
picaresque”, refuse d’abandonner ce statut, plus exaltant qu’une
carrière de rond-de-cuir inculte et étriqué. Il influencera Rilke et von
Hoffmannsthal. Le destin de poète et de prosateur picaresque de Detlev
von Liliencron a un impact sur Moeller van den Bruck (comme il en aura
un aussi, sans doute, sur Ernst Jünger): Moeller, comme von Liliencron,
voudra toujours aller “au-delà du donné conventionnel bourgeois”, d’où
l’idée de “jouvance”, l’utilisation systématique et récurrente du terme
“jeune”: est “jeune” qui veut conserver le fond sans les formes mortes,
dans la mesure où les fonds ne meurent jamais et les formes meurent
toujours. Il y a là sans nul doute un impact du nietzschéisme qui prend
son envol: l’homme supérieur (dont le poète selon Baudelaire) se hisse
très haut au-dessus des ronrons inlassablement répétés des philistins.
Depuis les soirées du “Schwarzer Ferkel” et les rencontres avec von
Liliencron, Moeller s’intéresse aux transitions, entendra favoriser les
transitions, au détriment des fixités mentales ou idéologiques. Etre
actif en ère de transition, aimer cet état de passage, vouloir être
perpétuellement en état de mouvance et de quête, est la tâche sociale et
nationale du littérateur et du séismographe, figure supérieure aux
“encroûtés” de tous acabits, installés dans leurs créneaux étroits, où
ils répétent inlassablement les mêmes gestes ou assument les mêmes
fonctions formelles.
Richard Dehmel
Deuxième
figure importante pour l’itinéraire de Moeller van den Bruck,
rencontrée dans les boîtes de la nouvelle bohème berlinoise: Richard
Dehmel (1863-1920). Cet homme a de solides racines rurales. Son père
était garde forestier et fonctionnaire des eaux et forêts. Contrairement
à Moeller, il a bénéficié d’une bonne scolarité, il détient son
“Abitur” mais n’a pas été l’élève modèle que souhaitent tous les faux
pédagogues abscons: il s’est bagarré physiquement avec le directeur de
son collège. Après son adolescence “contestatrice” au “Gymnasium”, il
étudie le droit des assurances, adhère à une “Burschenschaft” étudiante
puis entame une carrière de juriste auprès d’une compagnie d’assurances.
Simultanément, il commence à publier ses poèmes. Il participe au
journal avant-gardiste “Pan”, organe du “Jugendstil” (“Art Nouveau”),
avec le sculpteur et peintre Franz von Stuck et le concepteur,
architecte et styliste belge Henri van de Velde. Cet organe entend
promouvoir une esthétique nouvelle, fusion du naturalisme et du
symbolisme. Moeller van den Bruck s’y intéresse longuement (entre 1895
et 1900), avant de lui préférer l’architecture ostrogothique de l’Italie
de Théodoric (à partir de 1906) et, pour finir, le classicisme prussien
(entre 1910 et 1915).
Richard
Dehmel est d’abord un féroce naturaliste, qui ose publier en 1896, deux
poèmes, jugés pornographiques à l’époque, “Weib und Welt” (“Féminité et
monde”) et “Venus Consolatrix”. La réaction ne tarde pas: on lui colle
un procès pour “pornographie”. Dans les attendus de sa convocation, on
peut lire la phrase suivante: “Atteinte aux bons sentiments religieux et
moraux”. Il n’est pas condamné mais censuré: le texte peut paraître
mais les termes litigieux doivent être noircis! Dehmel est aussi, avec
Stefan Zweig, le traducteur d’Emile Verhaeren, avec qui il était lié
d’amitié, avant que la première guerre mondiale ne détruisent, quasi
définitivement, les rapports culturels entre la Belgique et l’Allemagne.
Pour Zweig, qui connaissait et Dehmel et Verhaeren, les deux poètes
étaient les “Dioscures d’une poésie vitaliste d’avenir”. Dehmel voyagera
beaucoup, comme Moeller. Lors de ses voyages à travers l’Allemagne,
Dehmel rencontre Detlev von Liliencron à Hambourg. Cette rencontre avec
le vieux reître des guerres d’unification le poussera sans doute à
s’engager comme volontaire de guerre en 1914, à l’âge de 51 ans. Il
restera deux ans sous les drapeaux, dans l’infanterie de première ligne
et non pas dans une planque à l’arrière du front. En 1918, il lance un
appel aux forces allemandes pour qu’elles “tiennent”. Le “pornographe” a
donc été un vibrant patriote. En 1920, il meurt suite à une infection
attrapée pendant la guerre. L’influence de Dehmel sur ses contemporains
est conséquente: Richard Strauss, Hans Pfitzner et Arnold Schönberg
mettent ses poèmes en musique. Par ailleurs, il a contribué à
l’élimination de la pudibonderie littéraire, omniprésente en Europe
avant lui et avant Zola: la sexualité est, pour lui, une force qui va
briser le ronron des conventions, sortir l’humanité européenne de la
cangue des conventions étriquées, d’un moralisme étroit et étouffant, où
la joie n’a plus droit de cité. C’est l’époque d’un
pansexualisme/panthéisme littéraire, avec Camille Lemonnier, le
“Maréchal des lettres belges”, son contemporain (traduit en allemand
chez Diederichs), puis avec David Herbert Lawrence, son élève, quand
celui-ci pourfend le puritanisme de l’ère victorienne en Angleterre. Il
me paraît utile de préciser ici que Dehmel s’est plus que probablement
engagé dans les armées du Kaiser parce que l’effervescence culturelle,
libératrice, de l’Allemagne de la Belle Epoque devait être défendue
contre les forces de l’Entente qui ne représentaient pas, à ses yeux,
une telle beauté esthétique; celle-ci ne pourra jamais se déployer sous
les platitudes de régimes libéraux, de factures française ou anglaise.
Max Dauthendey
Troisième
figure rencontrée dans les cafés littéraires de Berlin, plutôt oubliée
aujourd’hui, elle aussi: Max Dauthendey (1867-1918). Il est le fils d’un
photographe et daguerrotypiste. Il a vécu à Saint-Pétersbourg où il
représentait les affaires de son père. C’était le premier atelier du
genre en Russie tsariste. Le jeune Max est le fils d’un second mariage
et le seul héritier d’un père qu’il déteste, parce qu’il lui
administrait un peu trop souvent la cravache. Ce conflit père/fils va
générer dans l’âme du jeune Max une haine des machines et des
laboratoires, lui rappelant trop l’univers paternel. Il fugue deux fois,
à treize ans puis à dix-sept ans où il se porte volontaire dans un
régiment étranger des armées néerlandaises en partance pour Java. Après
cet intermède militaire en Insulinde, il se réconcilie avec son père et
travaille à l’atelier. En 1891, il s’effondre sur le plan psychique,
séjourne dans un centre spécialisé en neurologie et, avec la bénédiction
paternelle, cette fois, s’adonne définitivement à la poésie, sous la
double influence de Dehmel et du poète polonais Stanislas Przybyszewski
(1868-1927). Il fréquente les cafés littéraires et voyage beaucoup, en
Suède, à Paris, en Sicile (comme Jünger plus tard), au Mexique (comme D.
H. Lawrence), en Grèce et en Italie. Cette existence vagabonde le
plonge finalement dans la misère: il est obligé de vivre aux crochets de
toutes sortes de gens. Il décide toutefois, à peine renfloué, de faire
un tour du monde. Il embarque à Hambourg le 15 avril 1914 et arrive pour
la deuxième fois de sa vie à Java, où il restera quatre ans. Impossible
d’aller plus loin: la guerre le force à l’immobilité. Il meurt de la
malaria en Indonésie en août 1918. Peu apprécié des autorités
nationales-socialistes qui le camperont comme un “exotiste”, son oeuvre
disparaîtra petit à petit des mémoires. Sa femme découvre dans son
appartement de Dresde 300 aquarelles, qui disparaîtront en fumée lors du
bombardement de la ville d’art en février 1945.
Stanislas Przybyszewski
Quatrième
figure: Stanislas Przybyszewski, un Polonais qui a étudié en allemand à
Thorn en Posnanie. Lui aussi, comme Moeller et Dehmel, a eu une
scolarité difficile: il a multiplié les querelles vigoureuses avec ses
condisciples et son directeur. Cela ne l’empêche pas d’aller ensuite
étudier à l’université la médecine et l’architecture. Il adhère d’abord
au socialisme et fonde la revue “Gazeta Robotnicza” (= “La gazette
ouvrière”). En deuxièmes noces, il épouse une figure haute en couleurs,
Dagny Juel, une aventurière norvégienne, rencontrée lors d’un voyage au
pays des fjords. Elle mourra quelques années plus tard en Géorgie où
elle avait suivi l’un de ses nombreux amants. Lecteur de Nietzsche,
comme beaucoup de ses contemporains, Przybyszewski est amené à réfléchir
sur les notions de “Bien” et de “Mal” et, dans la foulée de ces
réflexions, à s’intéresser au satanisme. Il fonde en 1898 la revue
“Zycie” (= “La Vie”), couplant, Zeitgeist
oblige, l’intérêt pour le mal (inséparable du bien et défini selon des
critères étrangers à toute morale conventionnelle et répétitive),
l’intérêt pour l’oeuvre de Nietzsche et de Strindberg et pour le
vitalisme. Avant que ne se déclenche la première grande conflagration
inter-européenne de 1914, il devient le chef de file du mouvement
artistique, littéraire et culturel des “Jeunes Polonais” (“Mloda
Polska”), fondé par Artur Gorski (1870-1959), quand la Pologne était
encore incluse dans l’Empire du Tsar. La préoccupation majeure de ce
mouvement culturel, partiellement influencé par Maurice Maeterlinck
(1862-1949), est de s’interroger sur le rapport entre puissance
créatrice et vie réelle. En ce sens, la tâche de l’art est de saisir
l’“être originel” des choses et de le présenter sous forme de symboles,
que seul une élite ténue est capable de comprendre (même optique chez
l’architecte Henri van de Velde). Mloda Polska connaît un certain succès
et s’affichera pro-allemand pendant la première guerre mondiale, tout
comme le futur chef incontesté de la nouvelle Pologne, le Maréchal
Pilsudski.
Après
1918, comme Moeller van den Bruck, Przybyszewski s’engage en politique
et travaille à construire le nouvel Etat polonais indépendant, tout en
poursuivant sa quête philosophique et son oeuvre littéraire. Pour
Przybyszewski, comme par ailleurs pour le Moeller van den Bruck du
voyage en Italie (1906), l’art dévoile le fond de l’être: la part ténue
d’humanité émancipée des pesanteurs conventionnelles (bourgeoises)
atteint peut-être le sublime en découvrant ce “fond” mais cette
élévation et cette libération sont simultanément un plongeon dans les
recoins les plus sombres de l’âme et dans le tragique (on songe, mutatis mutandi,
au thème d’“Orange mécanique” d’Anthony Burgess et du film du même nom
de Stanley Kubrik). Les noctambules, les dégénérés et les déraillés,
ainsi que la lutte des sexes (Strindberg, Weininger), intéressent notre
auteur polonais, qui voulait devenir psychiatre au terme de ses études
inachevées de médecine, comme ils avaient intéressé Dostoïevski,
observateur avisé du public des bistrots de Saint-Pétersbourg. En 1897,
leur sort, leurs errements sont l’objet d’un livre qui connaîtra deux
titres “Die Gnosis des Bösen” et “Die Synagoge Satans”.
Figure
plus exubérante que Moeller, Przybyszewski fait la jonction entre
l’univers artistique d’avant 1914 et la nécessité de reconstruire le
politique après 1918. La trajectoire du Polonais a sûrement influencé
les attitudes de l’Allemand. Des parallèles peuvent aisément être tracés
entre leurs deux itinéraires, en dépit de la dissemblance entre leurs
personnalités.
Les cabarets
Parmi
tous les clubs et lieux de rencontre de cette incroyable bohème
littéraire, il y a bien sûr les cabarets, où les animateurs critiquent à
fond les travers de la société wilhelminienne, qui, par son fort
tropisme technicien, oublie le “fonds” au profit de “formes” sans
épaisseur temporelle ni charnelle. A Berlin, c’est le cabaret
“Überbretteln” qui donne le ton. Il s’est délibérément calqué sur son
homologue parisien “Le Chat noir” de Montmartre, créé par Rodolphe
Salis. Sous la dynamique impulsion d’Ernst von Wolzogen, il s’ouvre le
18 janvier 1901. A Munich, le principal cabaret contestataire est “Die
Elf Scharfrichter”, où sévit Frank Wedekind. Celui-ci est maintes fois
condamné pour obscénité ou pour lèse-majesté: il a certes critiqué, de
la façon la plus caustique qui soit, l’Empereur et le militarisme mais,
Wedekind, puis Wolzogen, qui l’épaulera, ne sont pas des figures de
l’anti-patriotisme: ils veulent simplement une “autre nation” et surtout
une autre armée. Leur but est de multiplier les scandales pour forcer
les Allemands à réfléchir, à abandonner toutes postures figées. Dans ce
sens, et pour revenir à Moeller van den Bruck, qui vit au beau milieu de
cette effervescence, inégalée en Europe jusqu’ici, ces cabarets sont
des instances de la “transition”, vers un Reich (ou une Cité) plus
“jeune”, neuf, ouvert en permanence et volontairement à toutes les
innovations ravigorantes.
L’époque
berlinoise de Moeller van den Bruck a duré six ans, de 1896 à 1902.
Dans ces cercles, il circule en affichant le style du dandy, sans doute
inspiré par Barbey d’Aurevilly. Moeller est quasi toujours vêtu d’un
long manteau de cuir, coiffé d’un haut-de-forme gris, l’oeil cerclé par
un monocle. Il parle un langage simple mais châtié, sans doute pour
compenser son absence de formation post-secondaire. Il est un digne et
quiet héritier de Brummell. En 1902, sa femme Hedda est enceinte. La
fortune héritée du grand-père van den Bruck est épuisée. Il abandonne sa
femme, qui se remariera avec un certain Herbert Eulenberg, appartenant à
une famille qui sera radicalement anti-nazie. Elle continuera à
traduire des oeuvres littéraires françaises et anglaises jusqu’en 1936,
quand le pouvoir en place lui interdira toute publication.
Arrivée à Paris
Moeller
van den Bruck quitte donc l’Allemagne pour Paris où il arrive fin 1902.
On dit parfois qu’il a cherché à échapper au service militaire: les
patriotes, en effet, ne sont pas tous militaristes dans l’Allemagne
wilhelminienne et Moeller n’a pas encore vraiment pris conscience de sa
germanité, comme nous allons le voir. Les patriotes non militaristes
reprochent à l’Empereur Guillaume II de fabriquer un “militarisme de
façade”, encadré par des officiers caricaturaux et souvent incompétents,
parce qu’il a fallu recruter des cadres dans des strates de la
population qui n’ont pas la vraie fibre militaire et compensent cette
lacune par un autoritarisme ridicule. C’est ainsi que Wedekind dénonçait
le militarisme wilhelminien sur les planches du cabaret “Die Elf
Scharfrichter”. Son anti-militarisme n’est donc pas un anti-militarisme
de fond mais une volonté de mettre sur pied une armée plus jeune, plus
percutante.
Dès
son arrivée dans la capitale française, une idée le travaille: il l’a
puisée dans sa lecture des oeuvres de Jakob Burckhardt. On ne peut pas
être simultanément une grande culture comme l’Allemagne et peser d’un
grand poids politique sur l’échiquier planétaire comme la
Grande-Bretagne ou la France. Pour Moeller, lecteur de Burckhardt, il y a
contradiction entre élévation culturelle et puissance politique: nous
avons là l’éclosion d’une thématique récurrente dans les débats
germano-allemands sur la germanité et l’essence de l’Allemagne; elle
sera analysée, dans une perspective particulièrement originale par
Christoph Steding en 1934: celui-ci fustigera l’envahissement de la
culture allemande par tout un fatras “impolitique” et esthétisant,
importé de Scandinavie, de Hollande et de Suisse. En ce sens, Steding
dépasse complètement Moeller van den Bruck, encore lié à cette culture
qu’il juge “impolitique”; toutefois, c’est au sein de cette culture
impolitique qu’ont baigné ceux qui, après 1918, ont voulu oeuvrer à la
restauration “impériale”. Le primat du culturel sur le politique sera
également moqué dans un dessin de Paul A. Weber montrant un intellectuel
binoclard, malingre et macrocéphale, jetant avec rage des livres de
philo contre un tank britannique (de type Mk. I) qui défonce un mur et
fait irruption dans sa bibliothèque; le chétif intello “mitteleuropéen”
hurle: “Je vous pulvérise tous par la puissance de mes pensées!”.
Récemment,
en 2010, Peter Watson, journaliste, historien, attaché à l’Université
d’Oxford, campe l’envol vertigineux de la pensée et des sciences
allemandes au 19ème siècle comme une “troisième renaissance” et comme
une “seconde révolution scientifique”, dans un ouvrage qui connaîtra un
formidable succès en Angleterre et aux Etats-Unis, malgré ses 964 pages
en petits caractères (cf. “The German Genius – Europe’s Third
Renaissance, the Second Scientific Revolution and the Twentieth
Century”, Simon & Schuster, London/New York, 2010). Ce gros livre
est destiné à bannir la germanophobie stérile qui a frappé, pendant de
longues décennies, la pensée occidentale; il réhabilite la “Kultur” que
l’on avait méchamment moquée depuis août 1914 mais cherche tout de même,
subrepticement, à maintenir la germanité contemporaine dans un espace
mental impolitique. La culture germanique depuis le début du 19ème,
c’est fantastique, démontre Watson, mais il ne faut pas lui donner une
épaisseur et une vigueur politiques: celles-ci ne peuvent être que de
dangereux ou navrants dérapages. Watson évoque Moeller van den Bruck
(pp. 616-618). L’interrogation de Moeller van den Bruck demeure dont
d’actualité: on tente encore et toujours d’appréhender et de définir les
contradictions existantes entre la grandeur culturelle de l’Allemagne
et son nanisme politique sur l’échiquier européen ou mondial, entre
l’absence de profondeur intellectuelle et de musicalité de la France
républicaine et du monde anglo-saxon et leur puissance politique sur la
planète.
Moeller van den Bruck découvre la pensée russe à Paris
Les
quatre années parisiennes de Moeller van den Bruck ne vont pas
renforcer la part française de sa pensée, acquise à Berlin lors de ses
travaux de traduction réalisés avec le précieux concours d’Hedda Maase. A
Paris —où il retrouve Dauthendey et le peintre norvégien Munch à la
“Closerie des Lilas”— c’est la part russe de son futur univers mental
qu’il va acquérir. Il y rencontre deux soeurs, Lucie et Less Kaerrick,
des Allemandes de la Baltique, sujettes du Tsar. Lucie deviendra
rapidement sa deuxième épouse. Le couple va s’atteler à la traduction de
l’oeuvre entière de Dostoïevski (vingt tomes publiés à Munich chez
Piper entre le séjour parisien et le déclenchement de la première guerre
mondiale). Pour chaque volume, Moeller rédige une introduction, qui
disparaîtra des éditions postérieures à 1950. Ces textes, longtemps peu
accessibles, figurent toutefois tous sur la grande toile et sont
désormais consultables par tout un chacun, permettant de connaître à
fond l’apport russe au futur “Jungkonservativismus”, à la “révolution
conservatrice” et à l’“Ostideologie” des cercles russophiles
nationaux-bolcheviques et prussiens-conservateurs. Moeller est donc
celui qui crée l’engouement pour Dostoïevski en Allemagne. L’immersion
profonde dans l’oeuvre du grand écrivain russe, qu’il s’inflige, fait de
lui un russophile profond qui transmettra sa fascination personnelle à
tout le mouvement conservateur-révolutionnaire, “jungkonservativ”, après
1918.
L’anti-occidentalisme
politique et géopolitique, qui transparaît en toute limpidité dans le
“Journal d’un écrivain” de Dostoïevski, a eu un impact déterminant dans
la formation et la maturation de la pensée de Moeller van den Bruck. En
effet, ce “Journal” récapitule, entre bien d’autres choses,
l’anthropologie de Dostoïevski et énumère les tares des politiques
occidentales. L’anthropologie dostoïevskienne dénonce l’avènement d’un
homme se voulant “nouveau”, un homme sans ancêtres qui se promet
beaucoup d’enfants: un homme qui a coupé le cordon invisible qui le
liait charnellement à sa lignée mais veut se multiplier, se cloner à
l’infini dans le futur. Cet homme, auto-épuré de toutes les
insuffisances qu’il aurait véhiculées depuis toujours par le biais de
son corps créé par Dame Nature, s’enfermera bien vite dans un petit
monde clos, dans des “clôtures” et finira par répéter une sorte de
catéchisme positiviste, pseudo-scientifique, intellectuel, sec,
mécanique, qui n’explique rien. Il ne vivra donc plus de “transitions”,
de périodes où l’on innove sans trahir le fonds, puisqu’il n’y aura plus
de fonds et qu’il n’y aura plus besoin d’innovations, tout ayant été
inventé. Nous avons là l’équivalent russe du dernier homme de Nietzsche,
qui affirme ses platitudes “en clignant de l’oeil”. L’avènement de cet
“homunculus” est déjà, à l’époque de Dostoïevski, bien perceptible dans
le vieil Occident, chez les peuples vieillissants. Et la politique de
ces Etats vieillis empêche la vigoureuse vitalité slave (surtout serbe
et bulgare) de vider “l’homme malade du Bosphore” (c’est-à-dire l’Empire
ottoman) de son lit balkanique, et surtout de la Thrace des Détroits.
L’Occident est resté “neutre” dans le conflit suscité par la révolte
serbe et bulgare (1877-78), trahissant ainsi la “civilisation
chrétienne”, face à son vieil ennemi ottoman, et ne s’est manifesté,
intéressé et avide, que pour s’emparer des meilleures dépouilles
turques, disponibles parce que les peuples jeunes des Balkans avaient
versé leur sang généreux. Phrases qu’on peut considérer comme
prémonitoires quand on les lit après les événements de l’ex-Yougoslavie,
surtout ceux de 1999...
Rencontre avec Dmitri Merejkovski et Zinaïda Hippius
Moeller
refuse donc l’avènement des “homunculi” et apprend, chez Dostoïevski, à
respecter l’effervescence des révoltes de peuples encore jeunes, encore
capables de sortir des “clôtures” où on cherche à les enfermer. Mais un
autre écrivain russe, oublié dans une large mesure mais toujours
accessible aujourd’hui, en langue française, grâce aux efforts de
l’éditeur suisse “L’Age d’Homme”, aura une influence déterminante sur
Moeller van den Bruck: Dmitri Merejkovski. Cet écrivain habitait Paris,
lors du séjour de Moeller van den Bruck dans la capitale française, avec
son épouse Zinaïda Hippius (ou “Gippius”). L’objectif de Merejkovski
était de rénover la pensée orthodoxe tout en maintenant le rôle central
de la religion en Russie: rénover la religion ne signifiait pas pour lui
l’abolir. Merejkovski était lié au mouvement des “chercheurs de Dieu”,
les “Bogoïskateli”. Il éditait une revue, “Novi Pout” (= “La Nouvelle
Voie”), où notre auteur envisageait, conjointement au poète Rozanov, de
réhabiliter totalement la chair, de réconcilier la chair et l’esprit:
idée qui se retrouvait dans l’air du temps avec des auteurs comme
Lemonnier ou Dehmel et, plus tard, D. H. Lawrence. Par sa volonté de
rénovation religieuse, Merejkovski s’opposait au théologien sourcilleux
du Saint-Synode, le “vieillard jaunâtre” Pobedonostsev, intégriste
orthodoxe ne tolérant aucune déviance, aussi minime soit-elle, par
rapport aux canons qu’il avait énoncés dans le but de voir régner une
“paix religieuse” en Russie, une paix hélas figeante, mortifère,
sclérosant totalement les élans de la foi. Comme le faisait en
Allemagne, dans le sillage de tout un éventail d’auteurs en vue,
l’éditeur Eugen Diederichs à Iéna depuis 1896, Merejkovski recherche,
dans le monde russe cette fois, de nouvelles formes religieuses. Il rend
visite à des sectes, ce qui alarme les services de Pobedonostsev, liés à
la police politique tsariste. Son but? Réaliser les prophéties de
l’abbé cistercien calabrais Joachim de Flore (1130-1202). Pour cet
Italien du 12ème siècle, le “Troisième Testament” allait advenir,
inaugurant le règne de l’Esprit Saint dans le monde, après le “Règne du
Père” et le “Règne du Fils”. Cette volonté de participer à l’avènement
du “Troisième Testament” conduit Merejkovski à énoncer une vision
politique, jugée révolutionnaire dans la première décennie du 20ème
siècle: Pierre le Grand, fondateur de la dynastie des Romanov, est une
figure antéchristique car il a ouvert la Russie aux vices de l’Occident,
l’empêchant du même coup d’incarner à terme dans le réel ce “Troisième
Testament”, que sa spiritualité innée était à même de réaliser. En
émettant cette critique hostile à la dynastie, Merejkovski se pose tout à
la fois comme révolutionnaire dans le contexte de 1905 et comme
“archi-conservateur” puisqu’il veut un retour à la Russie d’avant les
Romanov, une contestation qui, aujourd’hui encore, brandit le drapeau
noir-blanc-or des ultra-monarchistes qui considèrent la Russie, même
celle de Poutine avec son drapeau bleu-rouge-blanc, comme une aberration
occidentalisée. En 1905 donc, la Russie qui s’est alignée sur
l’Occident depuis Pierre le Grand subit la punition de Dieu: elle perd
la guerre qui l’oppose au Japon. L’armée, qui tire dans le tas contre
les protestataires emmenés par le Pope Gapone, est donc l’instrument des
forces antéchristiques. Le Tsar étant, dans un tel contexte, lui aussi,
une figure avancée par l’Antéchrist. La monarchie des Romanov est posée
par Merejkovski comme d’essence non chrétienne et non russe. Mais en
cette même année 1905, Merejkovski sort un ouvrage très important,
intitulé “L’advenance de Cham” ou, en français, “L’avènement du
Roi-Mufle”.
L’advenance de Cham
Cham
est le fils de Noé (Noah) qui s’est moqué de son père (de son ancêtre
direct); à ce titre, il est une figure négative de la Bible, le symbole
d’une humanité déchue en canaille, qui rompt délibérément le pacte
intergénérationnel, brise la continuité qu’instaure la filiation. C’est
cette figure négative, comparable à l’“homme sans ancêtres” de
l’anthropologie dostoïevskienne, qui adviendra dans le futur, qui
triomphera. Le Cham de Merejkovski est un cousin, un frère, une figure
parallèle à cet “homunculus” de Dostoïevski. Dans “L’advenance de Cham”,
Merejkovski développe une vision apocalyptique de l’histoire, articulée
en trois volets. Il y a eu un passé déterminé par une église orthodoxe
figée, celle de Pobedonostsev qui a abruti les hommes, en les enfermant
dans des corsets confessionnels trop étriqués, jugulant les élans
créateurs et bousculants de la foi et, eux seuls, peuvent réaliser le
“Troisième Testament”. Il y a un présent où se déploie une bureaucratie
d’Etat, dévoyant la fonction monarchique, la rendant imparfaite et lui
inoculant des miasmes délétères, tout en conservant comme des reliques
dévitalisées et le Saint-Synode et la monarchie. Il y aura un futur, où
ce bureaucratisme se figera et donnera lieu à la révolte de la lie de la
société, qui imposera par la violence la “tyrannie de Cham”, véritable
cacocratie, difficile à combattre tant elle aura installé des “clôtures”
dans le cerveau même des hommes. Merejkovski se veut alors prophète:
quand Cham aura triomphé, l’Eglise sera détruite, la monarchie aussi et
l’Etat, système abstrait et contraignant, se sera consolidé, devenant un
appareil inamovible, lourd, inébranlable. Et l’âme russe dans ce
processus? Merejkovski laisse la question ouverte: constituera-t-elle un
môle de résistance? Sera-t-elle noyée dans le processus? Interrogations
que Soljénitsyne reprendra à son compte pendant son long exil
américain.
Itinéraire de Merejkovski
En
1914, Merejkovski se déclare pacifiste, sans doute ne veut-il ni faire
alliance avec les vieilles nations occidentales, ennemies de la Russie
au 19ème siècle et qui se servent désormais de la chair à canon russe
pour broyer leur concurrent allemand, ni avec une Allemagne
wilhelminienne qui, elle aussi, ne correspond plus à aucun critère
traditionnel d’excellence politique. En 1917, quand éclate la révolution
à Saint-Pétersbourg, Merejkovski se proclame immédiatement
anti-communiste: les soulèvements menchevik et bolchevique sont pour lui
les signes de l’avènement de Cham. Ils créeront le “narod-zver”, le
peuple-Bête, serviteur de la Bête de l’Apocalypse. Ces révolutions,
ajoute-t-il, “feront disparaître les visages”, uniformiseront les
expressions faciales; le peuple ne sera plus que de la “viande
chinoise”, le terme “chinois” désignant dans la littérature russe de
1890 à 1920 l’état de dépersonnalisation totale, auquel on aboutit sous
la férule d’une bureaucratie omni-contrôlante, d’un mandarinat à la
chinoise et d’un despotisme fonctionnarisé, étranger aux tréfonds de
l’âme européenne et du personnalisme inhérent au message chrétien (dans
l’aire culturelle germanophone, le processus de “dé-facialisation” de
l’humanité sera dénoncé et décrit par Rudolf Kassner, sur base
d’éléments préalablement trouvés dans l’oeuvre du “sioniste nietzschéen”
Max Nordau). En 1920, Merejkovski appelle les Russes anti-communistes à
se joindre à l’armée polonaise pour lutter contre les armées de Trotski
et de Boudiénny. Fin juin 1941, il prononce un discours à la radio
allemande pour appeler les Russes blancs à libérer leur patrie en
compagnie des armées du Reich. Il meurt à Paris avant l’arrivée des
armées anglo-saxonnes, échappant ainsi à l’épuration. Son épouse,
éplorée, entame, nuit et jour, la rédaction d’une biographie
intellectuelle de son mari: elle meurt épuisée en 1946 avant de l’avoir
achevée. Ce travail demeure néanmoins la principale source pour
connaître l’itinéraire exceptionnel de Merejkovski.
Traduction
de l’oeuvre entière de Dostoïevski, fréquentation de Dmitri
Merejkovski: voilà l’essentiel des années parisiennes de Moeller van den
Bruck. Les années berlinoises (1896-1902) avaient été essentiellement
littéraires et artistiques. Moeller recherchait des formes nouvelles, un
“art nouveau” (qui n’était pas nécessairement le “Jugendstil”), adapté à
l’ère de la production industrielle, exprimant l’effervescence vitale
des “villes tentaculaires” (Verhaeren). De même, il s’était profondément
intéressé aux formes nouvelles qu’adoptait la littérature de la Belle
Epoque. A Paris, il prend conscience de sa germanité, tout en devenant
russophile et anti-occidentaliste. Il constate que les Français sont un
peuple tendu vers la politique, tandis que les Allemands n’ont pas de
projet commun et pensent les matières politiques dans la dispersion la
plus complète. Les Français sont tous mobilisés par l’idée de revanche,
de récupérer deux provinces constitutives du défunt “Saint-Empire”, qui,
depuis Louis XIV, servent de glacis à leurs armées pour contrôler tout
le cours du Rhin et tenir ainsi tout l’ensemble territorial germanique à
leur merci. Barrès, pourtant frotté de culture germanique et
wagnérienne, incarne dans son oeuvre, ses discours et ses injonctions,
cette tension vers la ligne bleue des Vosges et vers le Rhin. Rien de
pareil en Allemagne, où, sur le plan politique, ne règne que le désordre
dans les têtes. Les premiers soubresauts de la crise marocaine (de 1905
à 1911) confirment, eux aussi, la politisation virulente des Français
et l’insouciance géopolitique des Allemands.
“Die Deutschen”: huit volumes
Moeller
tente de pallier cette lacune dangereuse qu’il repère dans l’esprit
allemand de son époque. En plusieurs volumes, il campe des portraits
d’Allemands (“Die Deutschen”) qui, à ses yeux, ont donné de la cohérence
et de l’épaisseur à la germanité. De chacun de ces portraits se dégage
une idée directrice, qu’il convient de ramener à la surface, à une
époque de dispersion et de confusion politiques. L’ouvrage “Die
Deutschen”, en huit volumes, parait de 1904 à 1910. Il constitue
l’entrée progressive de Moeller van den Bruck dans l’univers de la
“germanité germanisante” et du nationalisme, qu’il n’avait quasi pas
connu auparavant —von Liliencron et Dehmel ayant eu, malgré leur
nationalisme diffus, des préoccupations bien différentes de celles de la
politique. Ce nationalisme nouveau, esquissé par Moeller en filigrane
dans “Die Deutschen”, ne dérive nullement des formes diverses de ce
pré-nationalisme officiel et dominant de l’ère wilhelminienne dont les
ingrédients majeurs sont, sur fond du pouvoir personnalisé de l’Empereur
Guillaume II, la politique navale, le mouvement agrarien radical
(souvent particulariste et régional), l’antisémitisme naissant, etc. Le
mouvement populaire agrarien oscillait —l’ “oscillation” chère à
Jean-Pierre Faye, auteur du gros ouvrage “Les langages totalitaires”—
entre le Zentrum catholique, la sociale-démocratie, la gauche plus
radicale ou le parti national-libéral d’inspiration bismarckienne. Les
expressions diverses du nationalisme (agrarien ou autre) de l’ère
wilhelminienne n’avaient pas de lieu fixe et spécifique dans le spectre
politique: ils “voyageaient” transversalement, pérégrinaient dans toutes
les familles politiques, si bien que chacune d’elles avait son propre
“nationalisme”, opposé à celui des autres, sa propre vision d’un futur
optimal de la nation.
Les
transformations rapides de la société allemande sous les effets de
l’industrialisation généralisée entraînent la mobilisation politique de
strates autrefois quiètes, dépolitisées, notamment les petits paysans
indépendants ou inféodés à de gros propriétaires terriens (en Prusse):
ils se rassemblent au sein du “Bund der Landwirte”, qui oscille surtout
entre les nationaux-libéraux prussiens et le Zentrum (dans les régions
catholiques). Cette mobilisation de l’élément paysan de base, populaire
et révolutionnaire, fait éclater le vieux conservatisme et ses
structures politiques, traditionnellement centrées autour des vieux
pouvoirs réels ou diffus de l’aristocratie terrienne. Le vieux
conservatisme, pour survivre politiquement, se mue en d’autres choses
que la simple “conservation” d’acquis anciens, que la simple défense des
intérêts des grands propriétaires aristocratiques, et fusionne
lentement, dans un bouillonnement confus et contradictoire s’étalant sur
deux bonnes décennies avant 1914, avec des éléments divers qui
donneront, après 1918, les nouvelles et diverses formes de nationalisme
plus militant, s’exprimant cette fois sans le moindre détour. Le but
est, comme dans d’autres pays, d’obtenir, en bout de course, une
harmonie sociale nouvelle et régénérante, au nom de théories organiques
et “intégrationnistes”. Cette tendance générale —cette pratique moderne
et populaire d’agitation— doit faire appel à la mobilisation des masses,
critère démocratique par excellence puisqu’il présuppose la
généralisation du suffrage universel. C’est donc ce dernier qui fait
éclore le nationalisme de masse, qui, de ce fait, est bien —du moins au
départ— de nature démocratique, démocratie ne signifiant a priori ni
libéralisme ni permissivité libérale et festiviste.
Bouillonnement socio-politique
Moeller
van den Bruck demeure éloigné de cette agitation politique —il critique
tous les engagements politiques, dans quelque parti que ce soit et ne
ménage pas ses sarcasmes sur les pompes ridicules de l’Empereur, “homme
sans goût”— mais n’en est pas moins un homme de cette transition
générale et désordonnée, encore peu étudiée dans les innombrables
avatars qu’elle a produits pendant les deux décennies qui ont précédé
1914. Ce n’est pas dans les comités revendicateurs de la population
rurale —ou de la population anciennement rurale entassée dans les
nouveaux quartiers insalubres des villes surpeuplées— que Moeller opère
sa transition personnelle mais dans le monde culturel, littéraire: il
est bien un “Literatentyp”, un “littérateur”, apparemment éloigné de
tout pragmatisme politique. Mais le bouillonnement socio-politique, où
tentaient de fusionner éléments de gauche et de droite, cherchait un
ensemble de thématiques “intégrantes”: il les trouvera dans les
multiples définitions qui ont été données de l’“Allemand”, du “Germain”,
entre 1880 et 1914. De l’idée mobilisatrice de communisme primitif,
germanique ou celtique, évoquée par Engels à l’exaltation de la
fraternité inter-allemande dans le combat contre les deux Napoléon (en
1813 et en 1870), il y a un dénominateur commun: un “germanisme” qui se
diffuse dans tout le spectre politique; c’est le germanisme des
théoriciens politiques (marxistes compris), des philologues et des
poètes qui réclament un retour à des structures sociales jugées plus
justes et plus équitables, plus conformes à l’essence d’une germanité,
que l’on définit avec exaltation en disant sans cesse qu’elle a été
oblitérée, occultée, refoulée. Moeller van den Bruck, avec “Die
Deutschen”, va tenter une sorte de retour à ce refoulé, de retrouver des
modèles, des pistes, des attitudes intérieures qu’il faudra raviver
pour façonner un futur européen radieux et dominé par une culture
allemande libertaire et non autoritaire, telle qu’elle se manifestait
dans un local comme “Zum schwarzen Ferkel”. Toutefois, Moeller
soulignera aussi les échecs à éviter dans l’avenir, ceux des “verirrten
Deutschen”, des “Allemands égarés”, pour lesquels il garde tout de même
un faible, parce qu’ils sont des littérateurs comme lui, tout en
démontrant qu’ils ont failli malgré la beauté poignante de leurs
oeuvres, qu’ils n’ont pu surmonter le désordre intrinsèque d’une
certaine âme allemande et qu’ils ne pourront donc transmettre à l’homme
nouveau des “villes tentaculaires” —détaché de tous liens fécondants—
cette unité intérieure, cette force liante qui s’estompent sous les
coups de l’économisme, de la bureaucratie et de la modernité
industrielle, camouflés gauchement par les pompes impériales (le
parallèle avec la sociologie de Georg Simmel et avec certains aspects de
la pensée de Max Weber est évident ici).
Le voyage en Italie
Après
ses quatre années parisiennes, Moeller quitte la France pour l’Italie,
où il rencontre le poète Theodor Däubler et lui trouve un éditeur pour
son poème de 30.000 vers, “Nordlicht” qui fascinera Carl Schmitt. Il se
lie aussi au sculpteur expressionniste Ernst Barlach, qui s’était
inspiré du paysannat russe pour parfaire ses oeuvres. Ce sculpteur sera
boycotté plus tard par les nationaux-socialistes, en dépit de
thématiques “folcistes” qui n’auraient pas dû les effaroucher. Ces deux
rencontres lors du voyage en Italie méritent à elles seules une étude.
Bornons-nous, ici, à commenter l’impact de ce voyage sur la pensée
politique et métapolitique de Moeller van den Bruck. Dans un ouvrage,
qui paraîtra à Munich, rehaussé d’illustrations superbes, et qui aura
pour titre “Die italienische Schönheit”, Moeller brosse une histoire de
l’art italien depuis les Etrusques jusqu’à la Renaissance. Ce n’est ni
l’art de Rome ni les critères de Vitruve qui emballent Moeller lors de
son séjour en Italie mais l’architecture spécifique de la Ravenne de
Théodoric, le roi ostrogoth. Cette architecture, assez “dorienne” dans
ses aspects extérieurs, est, pour Moeller, l’“expression vitale d’un
peuple”, le “reflet d’un espace particulier”, soit les deux piliers —la
populité et la spatialité— sur lesquels doit reposer un art réussi. Plus
tard, en réhabilitant le classicisme prussien, Moeller renouera avec un
certain art romain, vitruvien dans l’interprétation très classique des
Gilly, Schinckel, etc. En 1908, il retourne en Allemagne et se présente
au “conseil de révision” pour se faire incorporer dans l’armée. Il
effectuera un bref service à Küstrin mais sera rapidement exempté, vu sa
santé fragile. Il se fixe ensuite à Berlin mais multiplie les voyages
jusqu’en 1914: Londres, Paris, l’Italie (dont plusieurs mois en Sicile),
Vienne, les Pays Baltes, la Russie et la Finlande. En 1914, avant que
n’éclate la guerre, il est au Danemark et en Suède.
Style prussien et “Deutscher Werkbund”
Quand
la Grande Guerre se déclenche, Moeller est en train de rédiger “Der
preussische Stil”, retour à l’architecture des Gilly, Schinckel et von
Klenze mais aussi réflexions générales sur la germanité qui, pour
trouver cette unité intérieure recherchée tout au long des huit volumes
de “Die Deutschen”, doit opérer un retour à l’austérité dorienne du
classicisme prussien et abandonner certaines fantaisies ou ornements
prisés lors des décennies précédentes: même constat chez l’ensemble des
architectes, qui abandonnent la luxuriance du Jugendstil pour une
“Sachlichkeit” plus sobre. La réhabilitation du “style prussien”
implique aussi l’abandon de ses anciennes postures de dandy, une
exaltation des vertus familiales prussiennes, de la sobriété, de la
“Kargheit”, etc. Le livre “Der preussische Stil” sera achevé pendant la
guerre, sous l’uniforme. Il s’inscrit dans la volonté de promouvoir des
formes nouvelles, tout en gardant un certain style et un certain
classicisme, bref de lancer l’idée d’un modernisme anti-moderne (Volker
Weiss). Moeller s’intéresse dès lors aux travaux d’architecture et
d’urbanisme de Peter Behrens (1868-1940; photo), un homme de sa
génération. Behrens est le précurseur de la “sachliche Architektur”, de
l’architecture objective, réaliste. Il est aussi, pour une large part,
le père du “design” moderne. Pas un objet contemporain n’échappe à son
influence. Behrens donne un style épuré et sobre aux objets nouveaux,
exigeant des formes nouvelles, qui meublent désormais les habitations
dans les sociétés hautement industrialisées, y compris celles des foyers
les plus modestes, auparavant sourds à toute esthétique (cf. H. van de
Velde).
Le
style préconisé par Behrens, pour les objets nouveaux, n’est pas
chargé, floral ou végétal, comme le voulait l’Art Nouveau (Jugendstil)
mais très dénué d’ornements, un peu à la manière futuriste, le groupe
futuriste italien autour de Marinetti ayant appelé, avec virulence, à
rejeter toutes les ornementations inutiles prisées par l’académisme
dominant. On trouve encore dans nos magasins, aujourd’hui, bon nombre de
théières, de couverts, de téléphones, d’horloges ou de pièces de
vaisselle qui proviennent en droite ligne des ateliers de Behrens, avec
très peu de changements. Le mouvement d’art et de design, lancé par
Behrens, s’organise au sein du “Deutscher Werkbund”, où oeuvrent
également des célébrités comme Walter Gropius, Ludwig Mies van der Rohe
ou Le Corbusier. Le “Werkbund” travaille pour l’AEG (“Allgemeine
Elektrische Gesellschaft”), qui produit des lampes, des appareils
électro-ménagers à diffuser dans un public de plus en plus vaste. Le
“Werkbund” préconise par ailleurs une architecture monumentale, dont les
fleurons seront des usines, des écoles, des ministères et l’ambassade
allemande à Saint-Pétersbourg. Pour Moeller, Behrens trouve le style qui
convient à l’époque: le lien est encore évident avec le classicisme
prussien, il n’y a pas rupture traumatisante, mais le résultat final est
“autre chose”, ce n’est pas une répétition pure et simple.
Henry van de Velde
Après
1918, la recherche d’un style bien particulier, d’une architecture
majestueuse, monumentale et prestigieuse n’est, hélas, plus de mise: il
faut bâtir moins cher et plus vite, l’art spécifique du “Deutscher
Werkbund” glisse rapidement vers la “Neue Sachlichkeit”, où excelleront
des architectes comme Gropius et Mies van der Rohe. L’évolution de
l’architecture allemande est typique de cette époque qui part de l’Art
Nouveau (Jugendstil), avec ses ornements et ses courbes, pour évoluer
vers un abandon progressif de ces ornements et se rapprocher de
l’austérité vitruvienne du classicisme prussien du début du 19ème, sans
toutefois aller aussi loin que la “neue Sachlichkeit” des années 20 dans
le rejet de toute ornementation. L’architecte Paul Schulze-Naumburg ,
qui adhèrera au national-socialisme, polémique contre la “Neue
Sachlichkeit” en l’accusant de verser dans la “Formlosigkeit”, dans
l’absence de toute forme. Dans cette effervescence, on retrouve l’oeuvre
de Henry van de Velde (1863-1957), partie, elle aussi, du
pré-raphaëlisme anglais, des idées de John Ruskin (dont Hedda Maase
avait traduit les livres), de William Morris, etc. Fortement influencé
par sa lecture de Nietzsche, van de Velde tente de traduire la volonté
esthétisante et rénovatrice du penseur de Sils-Maria en participant aux
travaux du Werkbund, notamment dans les ateliers de “design” et dans la
“colonie des artistes” de Darmstadt, avant 1914. Revenu en Belgique peu
avant la seconde guerre mondiale, il accepte de travailler au sein d’une
commission pour la restauration du patrimoine architectural bruxellois
pendant les années de la deuxième occupation allemande: il tombe en
disgrâce suite aux cabales de collègues jaloux et médiocres qui
saccageront la ville dans les années 50 et 60, tant et si bien qu’on
parlera de “bruxellisation” dans le jargon des architectes pour désigner
la destruction inconsidérée d’un patrimoine urbanistique. Le procès
concocté contre lui n’aboutit à rien, mais van de Velde, meurtri et
furieux, quitte le pays définitivement, se retire en Suisse où il meurt
en 1957.
Les
figures de Peter Behrens, Henry van de Velde et Paul Schulze-Naumburg
méritent d’être évoquées, et situées dans le contexte de leur époque,
pour montrer que les thèmes de l’architecture, de l’urbanisme et des
formes du “design” participent, chez Moeller van den Bruck, à
l’élaboration du “style” jungkonservativ qu’il contribuera à forger. Ce
style n’est pas marginal, n’est pas l’invention de quelques individus
isolés ou de petites phalanges virulentes et réduites mais constitue bel
et bien une synthèse concise des innovations les plus insignes des
trois premières décennies du 20ème siècle. La quête de Moeller van den
Bruck est une quête de formes et de style, de forme pour un peuple enfin
devenu conscient de sa force politique potentielle, équivalente en
grandeur à ses capacités culturelles, pour un peuple devenu enfin
capable de bâtir un “Troisième Règne” de l’esprit, au sens où
l’entendait le filon philosophique, théologique et téléologique partant
de Joachim de Flore pour aboutir à Dmitri Merejkovski.
La guerre au “Département de propagande”
Pendant
que Moeller rédigeait la première partie de “Der preussische Stil”,
l’Allemagne et l’Europe s’enfoncent dans la guerre immobile des
tranchées. Le réserviste Moeller est mobilisé dans le “Landsturm”, à 38
ans, vu sa santé fragile, la réserve n’accueillant les hommes pleinement
valides qu’à partir de 39 ans. Il est affecté au Ministère de la
guerre, dans le département de la propagande et de l’information,
l’“Auslandsabteilung”, ou le “MAA” (“Militärische Stelle des Auswärtigen
Amtes”), tous deux chargés de contrer la propagande alliée. En ce
domaine, les Allemands se débrouillent d’ailleurs très mal: ils publient
à l’intention des neutres, Néerlandais, Suisses et Scandinaves, de gros
pavés bien charpentés sur le plan intellectuel mais illisibles pour le
commun des mortels: à l’ère des masses, cela s’appelle tout bonnement
rater le coche. Cette propagande n’a donc aucun impact. Dans ce
département, Moeller rencontre Max Hildebert Boehm, Waldemar Bonsels,
Herbert Eulenberg (le nouveau mari de sa première femme), Hans Grimm,
Friedrich Gundolf et Börries von Münchhausen. Tous ces hommes
constitueront la base active qui militera après guerre, dans une
Allemagne vaincue, celle de la République de Weimar, pour restaurer
l’autonomie du politique et la souveraineté du pays.
Dans
le double cadre de l’“Auslandsabteilung” et du MAA, Moeller rédige
“Belgier und Balten” (= “Des Belges et des Baltes”), un appel aux
habitants de Belgique et des Pays Baltes à se joindre à une vaste
communauté économique et culturelle, dont le centre géographique serait
l’Allemagne. Il amorce aussi la rédaction de “Das Recht der jungen
Völker” (= “Le droit des peuples jeunes”), qui ne paraîtra qu’après
l’armistice de novembre 1918. Le terme “jeune” désigne ici la force
vitale, dont bénéficient encore ces peuples, et la “proximité du chaos”,
un chaos originel encore récent dans leur histoire, un chaos
bouillonnant qui sous-tend leur identité et duquel ils puisent une
énergie dont ne disposent plus les peuples vieillis et éloignés de ce
chaos. Pour Moeller, ces peuples jeunes sont les Japonais, les Allemands
(à condition qu’ils soient “prussianisés”), les Russes, les Italiens,
les Bulgares, les Finlandais et les Américains. “Das Recht der jungen
Völker” se voulait le pendant allemand des Quatorze Points du président
américain Woodrow Wilson. Le programme de ce dernier est arrivé avant la
réponse de Moeller qui, du coup, n’apparait que comme une réponse
tardive, et même tard-venue, aux Quatorze Points. Moeller prend Wilson
au mot: ce dernier prétend n’avoir rien contre l’Allemagne, rien contre
aucun peuple en tant que peuple, n’énoncer qu’un programme de paix
durable mais tolère —contradiction!— la mutilation du territoire
allemand (et de la partie germanique de l’empire austro-hongrois). Les
Allemands d’Alsace, de Lorraine thioise, des Sudètes et de l’Egerland,
de la Haute-Silésie et des cantons d’Eupen-Malmédy n’ont plus le droit,
pourtant préconisé par Wilson, de vivre dans un Etat ne comprenant que
des citoyens de même nationalité qu’eux, et doivent accepter une
existence aléatoire de minoritaires au sein d’Etats quantitativement
tchèque, français, polonais ou belge. Ensuite, Wilson, champion des
“droits de l’homme” ante litteram,
ne souffle mot sur le blocus que la marine britannique impose à
l’Allemagne, provoquant la mort de près d’un million d’enfants dans les
deux ou trois années qui ont suivi la guerre.
La transition “jungkonservative”
L’engagement
politique “jeune-conservateur” est donc la continuation du travail
patriotique et nationaliste amorcé pendant la guerre, en service
commandé. Pour Moeller, cette donne nouvelle constitue une rupture avec
le monde purement littéraire qu’il avait fréquenté jusqu’alors.
Cependant l’attitude “jungkonservative”, dans ce qu’elle a de
spécifique, dans ce qu’elle a de “jeune”, donc de dynamique et de
vectrice de “transition”, est incompréhensible si l’on ne prend pas acte
des étapes antérieures de son itinéraire de “littérateur” et de
l’ambiance prospective de ces bohèmes littéraires berlinoises,
munichoises ou parisiennes d’avant 1914. Le “Jungkonservativismus”
politisé est un avatar épuré de la grande volonté de transformation qui a
animé la Belle Epoque. Et cette grande volonté de transformation
n’était nullement “autoritaire” (au sens où l’Ecole de Francfort entend
ce terme depuis 1945), passéiste ou anti-démocratique. Ces accusations
récurrentes, véritables ritournelles de la pensée dominante, ne
proviennent pas d’une analyse factuelle de la situation mais découlent
en droite ligne des “vérités de propagande” façonnées dans les officines
françaises, anglaises ou américaines pendant la première guerre
mondiale. L’Allemagne wilhelminienne, au contraire, était plus
socialiste et plus avant-gardiste que les puissances occidentales, qui
prétendent encore et toujours incarner seules la “démocratie” (depuis le
paléolithique supérieur!). Les mésaventures judiciaires du cabaretier
Wedekind, et la mansuétude relative des tribunaux chargés de le juger,
pour crime de lèse-majesté ou pour offense aux bonnes moeurs, indique un
degré de tolérance bien plus élevé que celui qui règnait aileurs en
Europe à l’époque et que celui que nous connaissons aujourd’hui, où la
liberté d’opinion est de plus en plus bafouée. Mieux, le sort des
homosexuels, qui préoccupe tant certains de nos contemporains, était
enviable dans l’Allemagne wilhelminienne, qui, contrairement à la
plupart des “démocraties” occidentales, ne pratiquait, à leur égard,
aucune forme d’intolérance. Cet état de choses explique notamment le
tropisme germanophile d’un écrivain flamand (et homosexuel) de langue
française, Georges Eeckoud, par ailleurs pourfendeur de la mentalité
marchande d’Anvers, baptisée la “nouvelle Carthage”, pour les besoins de
la polémique.
“Montagstische”, “Der Ring”
Les
anciens du MAA et des autres bureaux de (mauvaise) contre-propagande
allemande se réunissent, après novembre 1918, lors des “Montagstische”,
des “tables du lundi”, rencontres informelles qui se systématiseront au
sein d’un groupe nommé “Der Ring” (= “L’Anneau”), où l’on remarquait
surtout la présence de Hans Grimm, futur auteur d’un livre à grand
succès “Volk ohne Raum” (“Peuple sans espace”). Les initiatives post bellum
vont se multiplier. Elles ont connu un précédent politique, la
“Vereinigung für nationale und soziale Solidarität” (= “Association pour
la solidarité nationale et sociale”), émanation des syndicats
solidaristes chrétiens (surtout catholiques) plus ou moins inféodés au
Zentrum. Le chef de file de ces “Solidarier” (“solidaristes”) est le
Baron Heinrich von Gleichen-Russwurm (1882-1959), personnalité assez
modérée à cette époque-là, qui souhaitait d’abord un modus vivendi avec
les puissances occidentales, désir qui n’a pu se concrétiser, vu le
blocus des ports de la Mer du Nord qu’ont imposé les Britanniques,
pendant de longs mois après la cessation des hostilités. Heinrich von
Gleichen-Russwurm réunit, au sein du “Ring”, une vingtaine de membres,
tous éminents et désireux de sauver l’Allemagne du naufrage consécutif
de la défaite militaire. Parmi eux, l’Alsacien Eduard Stadtler et le
géopolitologue Adolf Grabowski (qui restera actif longtemps, même après
la seconde guerre mondiale).
Eduard Stadtler
L’objectif
est de penser un “nouvel Etat”, une “nouvelle économie” et une
“nouvelle communauté des peuples”, où le terme “nouveau” est équivalent à
celui de “jeune”, proposé par Moeller. Ce cercle attire les
révolutionnaires anti-bolchéviques, anti-libéraux et
anti-parlementaires. D’autres associations proposent les mêmes buts mais
c’est incontestablement le “Ring” qui exerce la plus grande influence
sur l’opinion publique à ce moment précis. Sous l’impulsion d’Eduard
Stadtler (1886-1945, disparu en captivité en Russie), se crée, en marge
du “Ring”, la “Ligue anti-bolchevique”. Natif de Hagenau en Alsace,
Eduard Stadtler est, au départ, un militant catholique du Zentrum. Il
est, comme beaucoup d’Alsaciens, de double culture, française et
allemande. Il est détenteur du “bac” français mais combat, pendant la
Grande Guerre, dans les rangs de l’armée allemande, en tant que citoyen
allemand. En 1917 et en 1918, il est prisonnier en Russie. Après la paix
séparée de Brest-Litovsk, signée entre les Bolcheviques et le
gouvernement impérial allemand, Stadtler dirige le bureau de presse du
consulat allemand de Moscou. Il assiste à la bolchévisation de la
Russie, expérience qui le conduit à honnir l’idéologie léniniste et ses
pratiques. Revenu en Allemagne, il fonde la “Ligue anti-bolchevique” en
décembre 1918 puis rompt début 1919 avec le Zentrum de Matthias
Erzberger, qui sera assassiné plus tard par les Corps Francs. Il est un
de ceux qui ordonnent l’exécution des deux leaders communistes
allemands, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. La “Ligue” est financée
par des industriels et la Banque Mankiewitz et reçoit l’appui du très
influent diplomate Karl Helfferich (1872-1924), l’ennemi intime de
Walther Rathenau. Stadtler est un orateur flamboyant, usant d’une langue
suggestive et colorée, idéale pour véhiculer un discours démagogique.
Entre 1919 et 1925, il participe activement au journal hebdomadaire des
“Jungkonservativen”, “Das Gewissen” (= “Conscience”), auquel Moeller
s’identifiera. Après 1925, la République de Weimar se consolide: le
danger des extrémismes virulents s’estompe et la “Ligue
anti-bolchevique” n’a plus vraiment raison d’être. Stadtler en tirera le
bilan: “Les chefs [de cette ligue] n’étaient pas vraiment animés par un
“daimon” et n’ont pu hisser de force l’esprit populaire, le tirer des
torpeurs consécutives à l’effondrement allemand, pour l’amener au niveau
incandescant de leurs propres volontés”. Stadtler rejoindra plus tard
le Stahlhelm, fondera l’association “Langemarck” (structure
paramilitaire destinée aux étudiants), sera membre de la DNVP
conservatrice puis de la NSDAP; il participera aux activités de la
maison d’édition Ullstein, après le départ de Koestler, quand celle-ci
s’alignera sur le “renouveau national” mais Stadtler se heurtera, dans
ce cadre, à la personnalité de Joseph Goebbels. Stadtler reste chrétien,
fidèle à son engagement premier dans le Zentrum, fidèle aussi à son
ancrage semi-rural alsacien, mais son christianisme est
social-darwiniste, mâtiné par une lecture conjointe de Houston Stewart
Chamberlain et des ouvrages du géopolitologue suédois Rudolf Kjellén,
figure de proue des cercles germanophiles à Stockholm, et créateur de la
géopolitique proprement dite, dont s’inspirera Karl Haushofer.
Du “Jungkonservativismus” au national-bolchevisme
Après
le ressac de la “Ligue anti-bolchevique”, les “Jungkonservativen” se
réunissent au sein du “Juni-Klub”. Dans le paysage politique allemand,
le Zentrum est devenu un parti modéré (c’est pour cela que Stadtler le
quitte en dénonçant le “modérantisme” délétère d’Erzberger). La gauche
libérale et nationale de Naumann, théoricien de l’union économique
“mitteleuropéenne” pendant la première guerre mondiale, ne se profile
pas comme anti-parlementaire. Naumann veut des partis disciplinés sinon
on aboutit, écrit-il à ses amis, à l’anarchie totale. Les
“Jungkonservativen”, une fois le danger intérieur bolchevique éliminé en
Allemagne, optent pour un “national-bolchevisme”, surtout après
l’occupation de la Ruhr par les Français et l’exécution d’Albert-Leo
Schlageter, coupable d’avoir commis des attentats en zone occupée. Le
martyr de Schlageter provoque l’union nationale en Allemagne:
nationalistes et communistes (avec Karl Radek) exaltent le sacrifice de
l’officier et fustigent la “France criminelle”. Les “Jungkonservativen”
glissent donc vers le “national-bolchevisme” et se rassemblent dans le
cadre du “Juni-Klub”. Ce club est composé d’anciens “Solidarier” et de
militants de diverses associations patriotiques et étudiantes, de
fédérations d’anciens combattants. Max Hildebert Boehm y amène des
Allemands des Pays Baltes, qui seront fort nombreux et y joueront un
rôle de premier plan. Arthur Moeller van den Bruck y amène, lui, ses
amis Conrad Ansorge, Franz Evers, Paul Fechter, Rudolf Pechel et Carl
Ludwig Schleich. L’organisateur principal du club est von Gleichen. Le
nom de l’association, “Juin”, vient du mois de juin 1919, quand le
Traité de Versailles est signé. A partir de ce mois de juin 1919, les
membres du club jurent de lutter contre tous les effets du Traité, du
“Diktat”. Ils s’opposent au “November-Klub” des socialistes, qui se
réfèrent au mois de la capitulation et de la proclamation de la
république en 1918. Ce “Juni-Klub” n’a jamais publié de statuts ou
énoncé des principes. Il a toujours gardé un caractère informel. Ses
activités se bornaient, dans un premier temps, à des conversations à
bâtons rompus.
Dictionnaire politique et revue “Gewissen”
La
première initiative du “Juni-Klub” a été de publier un dictionnaire
politique, tiré à 125.000 exemplaires. Les membres du club participent à
la rédaction de l’hebdomadaire “Gewissen”, fondé le 9 avril 1919 par
Werner Wirth, ancien officier combattant. Après la prise en charge de
l’hebdomadaire par Eduard Stadtler, le tirage est de 30.000 exemplaires
déclarés en 1922 (on pense qu’en réalité, il n’atteignait que les 4000
exemplaires vendus). La promotion de cette publication était assurée par
la “Société des Amis de Gewissen”. Moeller van den Bruck, homme
silencieux, piètre orateur et timide, prend sur ses épaules tout le
travail de rédaction; la tâche est écrasante. Une équipe d’orateurs
circule dans les cercles d’amis; parmi eux: Max Hildebert Boehm, le
scientifique Albert Dietrich, le syndicaliste Emil Kloth, Hans Roeseler,
Joachim Tiburtius et l’ancien communiste devenu membre du “Juni-Klub”,
Fritz Weth. Le public qui assiste à ces conférences est vaste et
élitaire mais provient de tous les horizons politiques de l’Allemagne de
la défaite, socialistes compris. Un tel aréopage serait impossible à
reconstituer aujourd’hui, vu l’intolérance instaurée partout par le
“politiquement correct”. Reste une stratégie possible dans le contexte
actuel: juxtaposer des textes venus d’horizons divers pour mettre en
exergue les points communs entre personnalités appartenant à des groupes
politiques différents et antagonistes mais dont les réflexions
constituent toutes des critiques de fond du nouveau système globalitaire
et du nouvel agencement du monde et de l’Europe, voulu par les Bush
(père et fils), par Clinton et Obama, comme le nouvel ordre de la
victoire avait été voulu en 1919 par Wilson et Clémenceau.
Diverses initiatives
Les
années 1919 et 1920 ont été les plus fécondes pour le “Juni-Klub” et
pour “Gewissen”. Dans la foulée de leurs activités, se crée ensuite le
“Politisches Kolleg” (= “Collège politique”), dont le modèle était
français, celui de l’“Ecole libre des sciences politiques”, fondé à
Paris en 1872, après la défaite de 1871. Le but de cette “Ecole libre”
était de faire émerger une élite revencharde pour la France. En 1919,
les Allemands, vaincus à leur tour, recourent au même procédé. L’idée
vient de Stadtler, qui connait bien la France, et de son professeur, le
catholique, issu du Zentrum comme lui, Martin Spahn (1875-1945), fils
d’une des figures fondatrices du Zentrum, Peter Spahn (1846-1925). Le
national-libéral Friedrich Naumann fonde de son côté la
“Staatsbürgerschule” (= “L’école citoyenne”), tandis qu’Ernst Jäkh, qui
fut également propagandiste pendant la première guerre mondiale et
spécialisé dans les relations germano-turques, crée la “Hochschule für
Politik” (= “Haute Ecole de Politique”). Les passerelles sont nombreuses
entre toutes ces initiatives. Le 1 novembre 1920 nait, sous la
présidence de Martin Spahn, le “Politisches Kolleg für
nationalpolitische Schulungs- und Bildungsarbeit” (= “Collège politique
pour l’écolage et la formation nationales-politiques”). Les secrétaires
sont von Gleichen et von Broecker. Mais c’est Moeller van den Bruck, une
fois de plus, qui est la cheville ouvrière de l’ensemble: il garde la
cohérence du “Juni-Klub”, du “Politisches Kolleg” et du “Ring”, qui tous
prennent de l’extension et nécessitent un financement accru. Ecrasé
sous le travail, Moeller s’effondre, tombe gravement malade. Du coup,
les liens entre membres et entre structures similaires se disloquent. En
décembre 1924, le “Juni-Klub” se transforme en “Herren-Klub”,
glissement que Moeller juge “réactionnaire”, contraire aux principes
fondamentaux du “Jungkonservativismus” et à la stratégie
“nationale-bolchevique”. La maladie, la déception, l’épuisement physique
et moral, la mort de son fils Wolfgang souffrant de tuberculose (il
était né de son premier mariage avec Hedda Maase) sont autant de coups
durs qui l’amènent à se suicider le 30 mai 1925.
Immédiatement
après la mort de Moeller van den Bruck, Max Hildebert Boehm quitte le
“Politisches Kolleg” et fonde une organisation nouvelle, l’“Institut für
Grenz- und Auslandsstudien” (= “Institut pour les études des frontières
et de l’étranger”). L’ensemble des structures supervisées par Moeller
van den Bruck se disloque. Une partie des membres se tourne vers la
“Hochschule für Politik” d’Ernst Jäkh. Le corporatiste moderne issu du
Zentrum Heinz Brauweiler et l’Alsacien Eduard Stadtler rejoignent tous
deux le Stahlhelm, puis la DNVP.
“Altkonservativismus” et “Jungkonservativismus”
Quelles
ont été les idées de cette nébuleuse patronnée par Moeller van den
Bruck? Comment se sont articulées ces idées? Quelle est la teneur du
“Jungkonservativismus”, parfois appelé “nouvelle droite” ou “jeune
droite”? Sa qualité de “jung”, de “jeune”, le distingue forcément du
“Konservativismus” tout court, ou de l’“Altkonservativismus” (le
“vieux-conservatisme”). On peut définir le “Konservativismus” comme
l’ensemble des réactions politiques à la révolution française et/ou aux
effets de cette révolution au cours du 19ème siècle. Comme l’a un jour
souligné dans les colonnes de “Criticon” et de “Vouloir” le polémologue
suisse Jean-Jacques Langendorf, la contre-révolution est un véritable
kaléidoscope d’idées diverses, hétérogènes. On y trouve évidemment la
critique de l’Anglais Edmund Burke qui déplore la rupture de continuité
provoquée par la révolution mais, comme le signalait naguère, à son
propos, le Prof. Claude Polin à Izegem lors d’un colloque de la
“nouvelle droite” flamande, si les forces qui ont provoqué la rupture
parviennent à assurer une continuité nouvelle, cette continuité, parce
qu’elle est continuité, mérite à son tour d’être conservée, puisqu’elle
devient “légitime”, tout simplement parce qu’elle a duré quelques
décennies. Pour Polin, cette sacralisation d’idées révolutionnaires,
tout simplement parce qu’elles ont duré, prouve qu’il n’y a pas
véritablement de “conservatisme” britannique et burkéen: nous avons
alors affaire à une justification du “révolutionarisme
institutionalisé”, ce que confirme le folklore de la république
française actuelle et l’usage immodéré des termes “République”,
“républicain”, “idéal républicain”, “valeurs républicaines”, etc. que
l’on juxtapose à ceux de “laïcisme” et de “laïcité”. Cet usage est
inexportable et ne permet pas de forger une “Leitkultur” acceptée de
tous, surtout de la majorité autochtone, tandis que les communautés
immigrées musulmanes rejettent également ce fatras laïciste, dégoûtées
par l’écoeurante platitude de ce discours, partagé par toutes les
gauches, mêmes les plus intéressantes, comme celles de Régis Debray ou
Elizabeth Lévy (cf. le mensuel “Le Causeur”).
Dans
le kaléidoscope de la contre-révolution, il y a ensuite l’organicisme,
propre du romantisme post-révolutionnaire, incarné notamment par Madame
de Staël, et étudié à fond par le philosophe strasbourgeois Georges
Gusdorf. Cet organicisme génère parfois un néo-médiévisme, comme celui
chanté par le poète Novalis. Qui dit médiévisme, dit retour du religieux
et de l’irrationnel de la foi, force liante, au contraire du
“laïcisme”, vociféré par le “révolutionarisme institutionalisé”. Cette
revalorisation de l’irrationnel n’est pas nécessairement absolue ou
hystérique: cela veut parfois tout simplement dire qu’on ne considère
pas le rationalisme comme une panacée capable de résoudre tous les
problèmes. Ensuite, le vieux-conservatisme rejette l’idée d’un droit
naturel mais non pas celle d’un ordre naturel, dit “chrétien” mais qui
dérive en fait de l’aristotélisme antique, via l’interprétation
médiévale de Thomas d’Aquin. Ce mélange de thomisme, de médiévisme et de
romantisme connaîtra un certain succès dans les provinces catholiques
d’Allemagne et dans la zone dite “baroque” de la Flandre à l’Italie du
Nord et à la Croatie.
“Fluidifier les concepts”
Tels
sont donc les ingrédients divers de la “vieille droite” allemande, de
l’Altkonservativismus. Pour Moeller, ces ingrédients ne doivent pas être
rejetés a priori: il faut plutôt les présenter sous d’autres habits, en
les dynamisant par la volonté (soit par l’idée post-nietzschéenne
d’“assaut” chez Heidegger, formulée bien après après le suicide de
Moeller, qui la devinait, chez qui elle était en germe). L’objectif
philosophique fondamental, diffus, des courants de pensée, dans lesquels
Moeller a été plongé depuis son arrivée à Berlin, à l’âge de vingt ans,
est, comme le dira Heidegger plus tard, de “fluidifier les concepts”,
de leur ôter toute rigidité inopérante. Le propre d’un
“jeune-conservatisme” est donc, en fait, de briser les fixismes et de
rendre un tonus offensif à des concepts que le 19ème siècle avait
contribué à rendre désespérément statiques. Cette volonté de
“fluidifier” les concepts ne se retrouvait pas qu’à droite de
l’échiquier politique, à gauche aussi, on tentait de redynamiser un
marxisme ou un socialisme que les notables et les oligarques partisans
avaient rigidifié (cf. les critiques pertinentes de Roberto Michels). La
politique est un espace de perpétuelles transitions: les vrais hommes
politiques sont donc ceux qui parviennent à demeurer eux-mêmes, fidèles à
des traditions —à une “Leitkultur” dirait-on aujourd’hui— mais sans
figer ces traditions, en les maintenant en état de dynamisme constant,
bref, répétons-le une fois de plus, l’état de dynamisme d’une
anti-modernité moderniste.
De
même, le regard que doivent poser les hommes politiques
“jeunes-conservateurs” sur les peuples voisins de l’Allemagne est un
regard captateur de dynamiques et non un regard atone, habitué à ne voir
qu’un éventail figé de données et à le croire immuable. Pour Moeller,
l’homme politique “jeune-conservateur” cherche en permanence à
comprendre l’existence, les dimensions existentielles (et pas seulement
les “essences” réelles ou imaginaires) des peuples et des nations ainsi
que des personnalités marquantes de leur histoire politique, tout cela
au départ d’un donné historique précis (localisé dans un espace donné
qui n’est pas l’espace voisin ou l’espace éloigné ou l’espace du globe
tout entier, comme le souhaiteraient les cosmopolites).
L’ordre naturel n’est pas immuable
Le
“Jungkonservativismus” se démarque de l’“Altkonservativismus” en ne
considérant pas l’ordre naturel comme immuable. Une telle vision de
l’ordre naturel est jugée fausse par les “jeunes-conservateurs”, qui
n’entendent pas retenir son caractère “immuable”, l’observation des
faits de monde dans la longue période de transition que furent les
années 1880-1920 n’autorisant pas, bien entendu, un tel postulat. De
plus, la physique de la deuxième révolution thermodynamique ne retient
plus la notion d’un donné physique, géographique, naturel, biologique
stable. Au contraire, toutes les réalités, fussent-elles en apparence
stables dans la durée, sont désormais considérées comme mouvantes.
L’attitude qui consiste à se lamenter face à la fluidification des
concepts, à déplorer la disparition de stabilités qu’on avait cru
immuables, est inepte. Vouloir arrêter ou ralentir le flux du réel est
donc une position inféconde pour les “jeunes-conservateurs”. Arthur
Moeller van den Bruck exprime le sentiment de son “Jungkonservativismus”
en écrivant que “les conservateurs ont voulu arrêter la révolution,
alors qu’ils auraient dû en prendre la tête”. Il ne s’agit plus de
construire des barrages, d’évoquer un passé révolu, de faire du
médiévisme religieux ou, pour s’exprimer comme les futuristes dans la
ligne de Marinetti, de se complaire dans le “passatisme”, dans
l’académisme répétitif. Moeller ajoute que le piétisme des protestants
prussiens est également une posture devenue intenable.
Troisième Voie
Vers
1870, les premiers éléments de nationalisme s’infiltrent dans la pensée
conservatrice, alors que les vieux-conservateurs considéraient que
toute forme de nationalisme était “révolutionnaire”, située à gauche de
l’échiquier politique. Le nationalisme était effectivement une force de
gauche en 1848, organisé qu’il était non en partis mais en associations
culturelles ou, surtout, en ligues de gymnastique, en souvenir de
“Turnvater Jahn”, l’hébertiste allemand anti-napoléonien. Les
“vieux-conservateurs” considéraient ce nationalisme virulent et
quarante-huitard comme trop dynamique et trop “bousculant” face aux
institutions établies, qui n’avaient évidemment pas prévu les
bouleversements de la société européenne dans la seconde moitié du 19ème
siècle. Arthur Moeller van den Bruck propose une “troisième voie”: la
répétition des ordres metternichien, bismarckien et wilhelminien est
devenue impossible. Les “Jungkonservativen” doivent dès lors adopter une
position qui rejette tout à la fois la réaction, car elle conduit à
l’immobilisme, et la révolution, parce qu’elle mène au chaos (au “Règne
de Cham” selon Merejkovski). Cette “troisième voie” (“Dritter Weg”)
rejette le libéralisme en tant que réduction des activités politiques à
la seule économie et en tant que force généralisant l’abstraction dans
la société (en multipliant des facteurs nouveaux et inutiles,
dissolvants et rigidifiants, comme les banques, les compagnies
d’assurance, la bureaucratie, les artifices soi-disant “rationnels”,
etc., dénoncés par la sociologie de Georges Simmel); le libéralisme est
aussi le terreau sur lequel s’est développé ce que l’on appelait à
l’époque le “philistinisme”. Carlyle, Matthew Arnold et les
Pré-Raphaëlites anglais autour de Ruskin et de Morris avaient dénoncé
l’effondrement de toute culture vraie, de toute communauté humaine
saine, sous les coups de la “cash flow society”, de l’utilitarisme, du
mercantilisme, etc. dans l’Angleterre du 19ème, première puissance
libérale et industrielle du monde moderne. Comme l’avait envisagé Burke,
ce libéral-utilitarisme était devenu une “continuité” et, à ce titre,
une “légitimité”, justifiant plus tard l’alliance des libéraux (ou des
“vieux-libéraux”) avec le vieux conservatisme. Les “Jungkonservativen”
allemands d’après 1918 ne veulent pas d’une telle alliance, qui ne
défend finalement rien de fondamental, uniquement des intérêts matériels
et passagers, au détriment de tout principe (éternel). Pour défendre
ces principes éternels, battus en brèche par le libéralisme, il faut
recourir à des réflexes nationalistes et/ou socialistes, lesquels
bousculent les concepts impassables du conservatisme sans les nier et en
les dynamisant.
Critique du libéralisme
Le
libéralisme, dans l’optique “jungkonservative”, repose sur l’idée d’un
progrès qui serait un cheminement inéluctable vers du “meilleur”, du
moins un “meilleur” quantitatif et matériel, en aucun cas vers une
amélioration générale du sort de l’humanité sur un plan qualitatif et
spirituel. L’idée de progrès, purement quantitative, dévalorise
automatiquement le passé, les acquis, les valeurs héritées, tout comme
l’idéal marchand, l’idéal spéculateur, du libéralisme dévalorise les
valeurs éthiques et esthétiques, qui seules donnent sel au monde. Pour
Moeller van den Bruck, c’est là la position la plus inacceptable des
libéraux. Ignorer délibérément le passé, dans ce qu’il a de positif
comme dans ce qu’il a de négatif, est une posture à rejetter à tout
prix. Le libéral veut donc que l’on ignore obligatoirement tous les
acquis du passé: son triomphe dans les premières années de la République
de Weimar fait craindre une éradication totale et définitive des
mémoires collectives, de l’identité allemande. Face à cette attitude, le
“Jungkonservativismus” doit devenir le gardien des formes vivantes, des
matrices qui donnent vie aux valeurs, pour ensuite les conduire jusqu’à
leur accomplissement, leur paroxysme; il doit appeler à la révolte
contre les forces politiques qui veulent que ces formes et matrices
soient définitivement oubliées et ignorées; il doit également dépasser
ceux qui entendent garder uniquement des formes mortes, relayant de la
sorte le message des avant-gardes naturalistes, symbolistes,
expressionnistes et futuristes. Ce recours implicite aux audaces des
avant-gardes fait que le “Jungkonservativismus” n’est pas un “cabinet
des raretés” (“eine Raritätenkammer”), un musée exposant des reliques
mortes, mais un atelier (“ein Werkstatt”), où l’on bâtit l’avenir, n’est
pas un réceptacle de quiétisme mais une forge bouillonnante où l’on
travaille à construire une Cité plus conforme au “Règne de l’Esprit”.
Pour les “jeunes-conservateurs”, les formes politiques sont des moyens,
non des fins car si elles sont de simples fins, elles butent vite, à
très court terme, contre leur finitude, et deviennent stériles et
répétitives (comme à l’ère du wilhelminisme). Il faut alors trouver de
nouvelles formes politiques pour lutter contre celles qui ont figé les
polities, après avoir été, le temps de trouver leur “fin”, facteurs
éphémères de fluidification des concepts.
Monarchiste ou républicain?
Alors,
dans le contexte des années 1919-1925, le “Jungkonservativismus” est-il
monarchiste ou républicain? Peu importe! L’idéal dynamique du
“Jungkonservativismus” peut s’incarner dans n’importe quelle forme
d’Etat. Comment cette perspective s’articule-t-elle chez Moeller van den
Bruck? Son “Troisième Reich” pourra être monarchiste mais non pas
wilhelminien, non pas nécessairement lié aux Hohenzollern. Il pourra
viser l’avènement d’un “Volkskaiser”, issu d’une autre lignée
aristocratique ou issu directement du peuple: cette idée est un héritage
des écrits révolutionnaires de Wagner à l’époque des soulèvements de
1848. L’Etat est alors, dans une telle perspective, de forme
républicaine mais il a, à sa tête, un monarque plébiscité. En dépit de
son anti-wilhelminisme, Moeller envisage un Volkskaiser ou un
“Jugendkaiser”, un empereur de la jeunesse, idée séduisante pour les
jeunes du Wandervogel et de ses nombreux avatars et pour bon nombre de
sociaux-démocrates, frottés de nietzschéisme. Contrairement à ce que
voulaient les révolutionnaires français les plus radicaux à la fin du
18ème siècle, en introduisant leur calendrier révolutionnaire,
l’histoire, pour Moeller, ne présente pas de nouveaux commencements:
elle est toujours la continuité d’elle-même; les communautés politiques,
les nations, sont immergées dans ce flot, et ne peuvent s’y soustraire.
Il paraît par ailleurs préférable de parler de “continuité” plutôt que
d’ “identité”, dans un tel contexte: les “jungkonservativen” sont bel et
bien des “continuitaires”, en lutte contre ceux qui figent et qui
détruisent en rigidifiant. Moeller van den Bruck préconise donc une
sorte d’archéofuturisme (le néo-droitiste Guillaume Faye, à ce titre,
s’inscrit dans sa postérité): les forces du passé allemand et européen
sont mobilisées en des formes nouvelles pour établir un avenir non figé,
en perpétuelle effervescence constructive. Moeller mobilise les
“Urkräfte”, les forces originelles, qu’il appelle parfois, avec un
lyrisme typique de l’époque, les “Urkräfte” barbares ou les “Urkräfte”
de sang, destinées à briser les résistances “passatistes” (Marinetti).
De Novalis au wagnérisme
Les
positions “bousculantes” du “Jungkonservativismus” interpellent aussi
le rapport au christianisme. La révolution française avait appelé à
lutter contre les “superstitions” de la religion traditionnelle de
l’ancien régime: les réactions des révolutionnaires déçus par la
violence jacobine et des contre-révolutionnaires, à l’époque romantique
du début du 19ème siècle, vont provoquer un retour à la religion. Le
romantisme était au départ en faveur de la révolution mais les
débordements et les sauvageries des révolutionnaires français vont
décevoir, ce qui amènera plus d’un ex-révolutionnaire romantique à
retourner au catholicisme, à se convertir à l’idée d’une Europe
d’essence chrétienne (Novalis). Dans une troisième étape, les
ex-révolutionnaires et certains de leurs nouveaux alliés
contre-révolutionnaires vont parfois remplacer Dieu et l’Eglise par le
peuple et la nation: ce sera le romantisme nationalitaire,
révolutionnaire non pas au sens de 1789 mais de 1848, celui de Wagner,
qui, plus tard, abandonnera toutes références au révolutionarisme pour
parier sur l’univers mythologique et “folciste” de ses opéras, censés
révéler au peuple les fondemets mêmes de son identité, la matrice de la
continuité dans laquelle il vit et devra inéluctablement continuer à
vivre, sinon il court le risque d’une disparition définitive en tant que
peuple. La fusion d’une volonté de jeter bas le régime metternichien du
début du 19ème siècle et du recours aux racines germaniques les plus
anciennes est le legs du wagnérisme.
Déchristianisation et nietzschéanisation
Après
1918, après les horreurs de la guerre des tranchées à l’Ouest, on
assiste à un abandon généralisé du christianisme: peuples protestants et
catholiques abandonnent les références religieuses piétistes ou
sulpiciennes, impropres désormais à apaiser les âmes ensauvagées par une
guerre atroce. Ou ne retiennent plus du christianisme que la virulence
de certains polémistes comme Léon Bloy ou Jules Barbey d’Aurevilly,
comme ce sera le cas dans les filons pré-rexistes en Belgique
francophone ou chez les adeptes conservateurs-révolutionnaires du prêtre
Wouter Lutkie aux Pays-Bas. Sans nul doute parce que la fougue de Bloy
et de Barbey d’Aurevilly marche au vitriol, qui dissout les certitudes
des “figés”. La déchristianisation d’après 1918 est tributaire, bien
évidemment, de l’influence, de plus en plus grande, de Nietzsche. Le
processus de sécularisation et de nietzschéanisation s’infiltre
profondément dans les rangs “conservateurs”, les muant en
“conservateurs-révolutionnaires”. On en vient à rejeter la promesse
chrétienne d’un monde meilleur, “quiet” (dépourvu d’inquiétude incitant à
l’action) et “bonheurisant”. Cette promesse est, aux yeux des
nietzschéens, la consolation des faibles (cf. les thèses de Nietzsche
dans “L’Antéchrist” et “La généalogie de la morale”). Moeller n’a pas
une position aussi tranchée que les nietzschéens les plus virulents. Il
demeure le lecteur le plus attentif de Dostoïevski, qui ne partageait
pas l’anti-christianisme farouche de Nietzsche. Il garde sans doute
aussi en mémoire les positions de Barbey d’Aurevilly, qu’il a traduit
avec Hedda Maase à Berlin entre 1896 et 1902. Pour Moeller la culture
allemande (et européenne) est le produit d’une fusion: celle de
l’antiquité hellénique et romaine et du christianisme. Pour lui, il
n’est ni pensable ni souhaitable que nous ne soyons plus l’incarnation
de cette synthèse. L’objectif de la germanité innovante qu’il a toujours
appelé de ses voeux est de forger une “Wirklichkeitsreligion”, une
“religion du réel”, comme le suggéraient par ailleurs bon nombre
d’ouvrages parus chez l’éditeur Eugen Diederichs à Iéna.
Cependant
le christianisme n’est pas “national”, c’est-à-dire ne cherche pas à
s’ancrer dans un humus précis, inscrit dans des limites
spatio-temporelles repérables. Il est même anti-national sauf quand
certaines forces de l’Eglise cherchent à protéger des catholiques vivant
sous un statut de minorité opprimée ou marginalisée comme les Irlandais
au Royaume-Uni, les Croates dans le nouveau royaume de Yougoslavie à
dominante serbe ou les Flamands dans la Flandre des “petits vicaires” en
rébellion contre leur hiérarchie francophile (Mercier), face aussi à un
Etat à dominante non catholique ou trop prompt à négocier des compromis
avec la part laïque, voire maçonnique, de l’établissement belge. Même
scénario dans la sphère orthodoxe: les églises auto-céphales s’épaulent
contre les offensives catholiques ou musulmanes. Mais une chose était
désormais certaine, entre 1918 et 1925: depuis la révolution française,
le christianisme a échoué à donner forme au cosmopolitisme dominant, qui
est de facture libérale et laïque ou révolutionnaire et communiste
(trotskiste). Le christianisme ne peut se sauver du naufrage que s’il
adopte des contenus nationaux: c’est à quoi s’était employé le programme
des éditions Eugen Diederichs, en rappelant que la conversion des
Germains d’Europe centrale ne s’était pas faite par l’Evangile tel qu’on
nous le lit encore lors des offices religieux mais par une version
aujourd’hui oubliée, l’Heliand, le Sauveur, figure issue de la
religiosité iranienne-sarmate importée en Europe par les cavaliers
recrutés par Rome dans les steppes est-européennes et dont l’archéologie
contemporaine révèle le rôle crucial dans l’émergence de l’Europe
médiévale, non seulement autour du mythe arthurien mais aussi dans la
geste des Francs et des Sicambres. Le Christ y est effectivement un
homme à cheval qui pérégrine, armé et flanqué d’une douzaine de
compagnons bien bâtis.
Ensuite,
la conversion d’une vaste zone aujourd’hui catholique, de
Luxueil-les-Bains au Tyrol autrichien, a été l’oeuvre de moines
irlandais, dont le christianisme était quelque peu différent de celui de
Rome. Le christianisme doit donc se “nationaliser”, comme il s’était
germanisé (sarmatisé?) aux temps de la conversion, pour être en
adéquation avec la spécificité “racique” des nouvelles ouailles
nord-européennes ou issues de la cavalerie des Légions de l’Urbs. De
même, le socialisme, lui aussi, doit puiser ses forces bousculantes dans
un corpus national, religieux ou politique voire esthétique (avec
impulsion nietzschéenne). L’apport “belge” (flamand comme wallon) est
important à ce niveau: Eugen Diederichs avait fait traduire De Coster,
Maeterlinck, De Man, Verhaeren et bien d’autres parce qu’ils apportaient
un supplément de tonus à la littérature, à la religiosité “réalitaire”
et à un socialisme débarrassé de ses oeillères matérialistes donc de ses
cangues aussi pesantes que les bigoteries sulpiciennes de la religion
conventionnelle, celle des puritains anglais ou suédois, fustigés par
Lawrence et Strindberg, celle de Pobedonostsev, fustigée par Merejkovski
et Rozanov.
Théologie et politique en Europe occidentale de 1919 aux années 60
Parce
que les “Jungkonservativen” abandonnent les formes mortes du
protestantisme et du catholicisme du 19ème siècle, les
“Altkonservativen” subsistants ne les considèrent plus comme des
“Konservativen” et s’insurgent contre l’audace jugée iconoclaste de
leurs affirmations. Moeller van den Bruck rétorque: “Si le conservatisme
ne signifie plus le maintien du statu quo à tout prix mais la fusion
évolutionnaire du neuf avec la tradition vivante et, de même, induit le
don de sens à cette fusion, alors il faut poser la question: un
conservatisme occidental est-il possible sans qu’il ne soit orienté vers
le christianisme?”. Moeller répond évidemment: “Oui”. Il avait d’abord
voulu créer un mythe national, avec les huit volumes de “Die Deutschen”,
incluant des éléments chrétiens, surtout luthériens. C’était le mythe
de l’Allemand en perpétuelle rébellion contre les pesanteurs d’une
époque, de son époque, dominée politiquement ou intellectuellement par
l’étranger roman, celui-ci étant, alors, par déduction arbitraire, le
vecteur de toutes les pesanteurs, de toutes les lourdeurs qui
emprisonnent l’âme ou l’esprit, comme l’Asiatique, pour les Russes,
était vecteur d’“enchinoisement”. Après la mort de Moeller, et dans le
sillage des livres prônant un renouveau religieux réalitaire et
enraciné, une théologie germanisée ou “aryanisée” fera florès sous le
national-socialisme, une théologie que l’on analyse à nouveau
aujourd’hui en la dépouillant, bien entendu, de toutes les tirades
simplificatrices rappelant lourdement la vulgate du régime hitlérien.
L’objectif des théologiens contemporains qui se penchent sur les oeuvres
de leurs homologues allemands alignés sur le nouveau régime des années
30 vont au fond de cette théologie, ne se contentent pas de critiquer ou
de répéter le vocabulaire de surface de ces théologies “aryanisées” ou
germanisées, qui peut choquer aujourd’hui, mais veulent examiner comment
on a voulu donner une substance incarnée à cette théologie (au nom du
mythe chrétien de l’incarnation); il s’agit donc là d’une théologie qui
réclame l’ancrage du religieux dans le réel politique, ethnique,
linguistique et l’abandon de toute posture déréalisante, “séraphique”
serait-on tenté de dire.
Après
1945, les discours officiels des églises protestantes et catholique
s’alignent sur l’“humanisme” ou du moins sur ce qu’il est convenu de
définir comme tel depuis les réflexions et les “aggiornamenti” de
Jacques Maritain. Cet humanisme a été l’idéologie officielle des partis
démocrates-chrétiens en Europe après 1945: on avait espéré, de cet
humanisme, aligné sur Gabriel Marcel ou Jacques Merleau-Ponty, qu’il
soit un barrage contre l’envahissement de nos polities par tous les
matérialismes privilégiant l’avoir sur l’être. L’offensive néo-libérale,
depuis la fin des années 70 du 20ème siècle, a balayé définitivement
ces espoirs. L’“humanisme” des démocrates-chrétiens a été pure
phraséologie, pure logorrhée de jongleurs politiciens, ne les a
certainement pas empêchés de se vautrer dans les pires des corruptions, à
l’instar de leurs adversaires (?) socialistes. Ils n’ont pas été
capables de donner une réponse au néo-libéralisme ou, pire, les quelques
voix qui se sont insurgées, même depuis les hautes sphères du Vatican,
se sont perdues dans le tumulte cacophonique des médias: l’analyse de
Moeller van den Bruck est donc la bonne, le libéralisme dissout tout,
liens communautaires entre les hommes comme réflexes religieux.
Le jugement d’Armin Mohler
Armin
Mohler, ancien secrétaire d’Ernst Jünger et auteur du manuel de
référence incontournable, “Die konservative Revolution in Deutschland
1918-1932”, dresse le bilan de la déchristianisation graduelle et
irréversible de la sphère politique, y compris en milieux
“conservateurs”, toutes tendances confondues. Pour Mohler, le
christianisme s’est effiloché et ne se maintient que par la “Trägheit
der Wirklichkeit”, par la lenteur et la pesanteur du réel. Mohler: “Le
christianisme, dans l’espace où tombent les décisions, a perdu sa
position jadis englobante et, depuis lors, il n’est plus qu’une force
parmi d’autres, y compris sous les oripeaux de ses traditions les plus
fortes ou de ses ‘revivals’, tels le néo-thomisme ou la théologie
dialectique”. Pire: “Ce processus [d’effilochement] s’est encore
accéléré par l’effondrement de l’héritage antique, qui avait aidé le
christianisme au fil des siècles à se donner forme. Les éléments de
jadis sont donc encore là mais isolés, sans centre fédérateur, et
virevoltent littéralement de manière fort désordonnée dans l’espace
(politique/idéologique). Le vieux cadre de l’Occident comme unité
nourrie par la migration des peuples [germaniques] en tant qu’éléments
neufs dans l’histoire, est détruite et il n’y a pas encore de nouvelle
unité en vue”. Mohler annonçait, par ces constats, la rupture entre la
“nouvelle droite” et l’espace théologico-politique chrétien. Eugen
Diederichs et Moeller van den Bruck ont également eu raison de dire que
le christianisme devait être étoffé d’éléments réalitaires, comme a
tenté de le faire à sa manière et sans générer d’“hérésie”, le Prof.
Julien Ries, à l’Université de Louvain, notamment dans “Les chemins du
sacré dans l’histoire” (Aubier, 1985): dans cet ouvrage, comme dans
d’autres, il cherchait à cerner la notion de sacré dans le monde
indo-européen suite aux travaux de Mircea Eliade. La mise en exergue de
ces multiples manières indo-européennes d’appréhender le sacré,
permetterait d’incarner celui-ci dans les polities et les “Leitkulturen”
réelles et de les innerver sans les meurtrir ou les déraciner, barrant
ainsi la route à l’envahissement de ces “laïcismes” sans substance ni
profondeur temporelle qui se veulent philosophèmes de base du
“révolutionarisme institutionalisé”.
Premier, Deuxième et Troisième Reich
Vu
l’“effilochement” du christianisme, dès la fin du 19ème siècle, vu son
ressac encore plus net après les boucheries de 1914-1918, les forces
nouvelles dans la nouvelle Allemagne républicaine devaient créer un
“cadre nouveau”, qui ne devait plus nécessairement être innervé
d’apports chrétiens, du moins visibles, car, il ne faut pas l’oublier,
toute idée politique possède un modèle théologique qu’elle laïcise,
consciemment ou inconsciemment, comme le constatait Carl Schmitt. Pour
Moeller van den Bruck, ce sera, à son corps défendant comme nous le
verrons, un “Troisième Reich”; pour Mohler —désobéissant sur ce plan à
Ernst Jünger, résigné et conscient qu’aucune politique féconde n’était
encore suggérable à l’ère atomique, à partir de 1960, année où paraît
son livre “L’Etat universel”— il fallait, dès la fin des années 50 du
20ème siècle, instaurer une Europe nouvelle, capable de décision,
centrée autour du binôme franco-allemand du tandem De Gaulle-Adenauer,
qui devait chercher systématiquement à s’allier aux Etats que les
Etats-Unis décrétaient “infréquentables” (Chine, monde arabe,...). Au
temps de Moeller van den Bruck, les cercles qu’il animaient font dès
lors recours au mythe du “Reich” dans l’histoire germanique et
lotharingienne. Dans cet espace germano-lotharingien, défini par les
cartographes français contemporains, Jean et André Sellier comme étant
l’addition des héritages de Lothaire et de Louis le Germanique lors du
Traité de Verdun de 843, il y a eu un Premier Reich, celui d’Othon I qui
va survivre vaille que vaille jusqu’à sa dissolution en 1806. Le
Deuxième Reich est le Reich petit-allemand de Bismarck et de Guillaume
II, qui ne comprend pas l’espace autrichien ni les anciens Pays-Bas ni
la forteresse alpine qu’est la Suisse. Ce Reich, très incomplet par
rapport à celui, par exemple, de Conrad II au 11ème siècle, n’englobe
pas tous les Allemands d’Europe, ceux-ci sont disséminés partout et une
émigration de grande ampleur conduit des masses d’Allemands à
s’installer aux Etats-Unis (où leurs descendants constituent à peu près
un quart de la population actuelle et occupent plus de la moitié des
terres en zones non urbaines). Ce “Deuxième Reich” s’effondre en 1918,
perdant encore des terres à l’Est comme à l’Ouest, créant de nouvelles
minorités allemandes au sein d’Etats slaves ou romans. Un “Troisième
Reich” doit prendre dès lors la relève mais il serait hasardeux et
fallacieux de dire que les projets, formulés entre 1918 et 1925, aient
tous anticipé le “Troisième Reich” de Hitler.
Origine théologienne des concepts politiques
Le
“Premier Reich” est la promesse d’un Empire terrestre de mille ans, qui
prend le relais d’un Empire romain, de l’Ordo Romanus, désormais assumé
par les Francs (Charles Martel, Pépin de Herstal, Pépin le Bref,
Charlemagne) puis par l’ensemble des peuples germaniques (Othon I et ses
successeurs). Il est dès lors un “Saint-Empire” christianisé et porté
par la nation germanique, un “Sacrum Imperium Romanum Nationis
Germaniae”, un “Saint-Empire romain de la nation germanique”. Le concept
d’Empire, de “Reich”, revêt une double signification: il est la
structure politique impériale factuelle que l’on a connue à partir
d’Othon I puis à partir de Bismarck. Il est aussi le “Regnum”, le
“Règne” religieux, défini par la théologie depuis Augustin. Comme
Moeller van den Bruck a fréquenté de très près Dmitri Merejkovski, il
est évident que la notion de “Reich” qu’il utilise dans ses écrits est
plus proche de la notion théologique de “Règne” que de la notion
politique, mise en oeuvre par Bismarck d’abord, par Hitler ensuite (qui
sont des imitateurs de Napoléon plutôt que des disciples d’Augustin).
Moeller n’a donc pas de discours religieux en apparence mais est
subrepticement tributaire de la théologie sollicitée par Merejkovski.
Dans son étude patronnée par Karl Jaspers, Armin Mohler —schmittien
conscient de l’origine théologienne de tous les concepts politiques
modernes— rappelle justement l’origine théologienne des notions
d’“Empire de l’Esprit Saint” et de “Troisième Règne”. Il rappelle la
vision de Montanus, chef d’une secte chrétienne de Hierapolis en Phrygie
au 2ème siècle après J. C., dont le prophétisme s’était rapidement
répandu dans le bassin méditerranéen, y compris à Rome où deux écoles
“montanistes” cohabitaient, dont celle de Proclos, qui influencera
Tertullien. Ce dernier prendra fait et cause pour le prophétisme
montaniste, qu’il défendra contre les accusations d’un certain Praxeas.
Le montanisme et les autres formes de prophétisme, décrétées hérétiques,
puisent leurs inspirations dans l’Evangile de Jean. Toute une
littérature johannite marque le christianisme jusqu’au moyen âge
européen. Elle a pour dénominateur commun d’évoquer trois visions du
monde qui se succéderont dans le temps. La troisième de ces visions sera
entièrement spiritualisée. Ce sera le “Règne de l’Esprit”.
Joachim de Flore
Joachim
de Flore développe une sorte de “mythe trinitaire”, où le “Règne du
Père” constitue la “vieille alliance”, le “Règne du Fils”, la “nouvelle
alliance” et le “Règne” à venir, celui de l’esprit saint. La “vieille
alliance”, procédant de la transmission de la “Loi” à Moïse, débouche
involontairement, par “hétérotélie”, sur un esclavage des hommes sous la
férule d’une Loi, devenue trop rigide au fil du temps; le “Règne du
Fils” vient délivrer les hommes de cet esclavage. Mais entre les divers
“Règnes”, il y a des périodes de transition, d’incubation. Chaque
“Règne” a deux commencements: celui, initial, où ses principes se
mettent progressivement en place, tandis que le “Règne” précédent
atteint sa maturité et amorce son déclin, et celui où il commence
vraiment, par la “fructification”, dit Joachim de Flore, le précédent
ayant alors terminé son cycle. Il existe donc des périodes de
transition, où les “Règnes” se chevauchent. Celui du Fils commence avec
l’arrivée du Christ et se terminera par le retour d’Elie, qui amorcera
le “Règne de l’Esprit Saint”, celui-ci hissera alors, après la défaite
des Mahométans, l’humanité au niveau supérieur, celui de l’amour pur de
l’esprit saint, message de l’Evangile éternel, bref, le “Troisième
Règne” ou le “Troisième Reich”, les termes français “Règne” et “Empire”
se traduisant tous deux par “Reich” en allemand. De Joachim de Flore à
Merejkovski, le filon prophétique et johannite est évident: Moeller van
den Bruck le laïcise, le camoufle derrière un langage “moderne” et
a-religieux, avec un certain succès dû au fait que le terme était prisé
par une littérature subalterne, ou une para-littérature, qui, entre 1885
et 1914, présente des utopies ou des Etats idéaux de science-fiction
qui évoquent souvent un “Troisième Reich”, société parfaite, débarrassée
de toutes les tares du présent (wilhelminien); parmi ces ouvrages, le
plus pertinent étant sans doute celui de Gerhard von Mutius, “Die drei
Reiche” (1916).
Quand paraît “Das Dritte Reich”...
En
1923, quand son manuscrit est prêt à l’impression, Moeller ne choisit
pas pour titre “Das Dritte Reich” mais “Die dritte Partei” (= “Le
tiers-parti”), formation politique appelée à se débarrasser des
insuffisances révolutionnaires, libérales et vieilles-conservatrices. On
suggère à Moeller de changer de titre, d’opter par exemple pour “Der
dritte Standpunkt” (= “La troisième position”). Finalement, pour des
raisons publicitaires, on opte pour “Das Dritte Reich”, car cela a des
connotations émotives et eschatologiques. Cela rappelle quantité
d’oeuvres utopiques appréciées des contemporains. Du vivant de Moeller,
le livre est un vrai “flop” éditorial. Ce n’est qu’après sa mort que ce
petit volume programmatique connaîtra le succès, par ouï-dire et par le
lancement d’une édition bon marché auprès de la “Hanseatische
Verlagsanstalt”. L’idée de “Reich” n’apparaît d’ailleurs que dans le
dernier chapitre, ajouté ultérieurement! Les cercles et salons
fréquentés et animés par Moeller ne doivent donc pas être considérés
comme les anti-chambres du national-socialisme, même si des
personnalités importantes comme Stadtler ont fini par y adhérer, après
le suicide du traducteur de Baudelaire et de Dostoïevski. Grâce à un
travail minutieux et exhaustif du Prof. Wolfgang Martynkiewicz (“Salon
Deutschland – Geist und Macht 1900-1945”, Aufbau Verlag, 2011), on sait
désormais que c’est plutôt le salon des époux Hugo et Elsa Bruckmann,
éditeurs à Munich et animateurs d’un espace de débats très fréquenté,
qui donnera une caution pleine et entière au national-socialisme en
marche dès la fin des années 20, alors que ce salon avait attiré les
plus brillants esprits allemands (dont Thomas Mann et Ludwig Klages),
conservateurs, certes, mais aussi avant-gardistes, libéraux, socialistes
et autres, inclassables selon l’étiquettage usuel des politistes
“normalisés” d’aujourd’hui, notamment les “anti-fascistes”
auto-proclamés.
Un état de tension militante permanente
Pour
Moeller van den Bruck, préfacé en France par Thierry Maulnier,
post-maurrassien et non-conformiste des années 30 (cf. Etienne de
Montety, “Thierry Maulnier”, Perrin-Tempus, 2013), l’idée de “Reich”,
c’est-à-dire, selon son mentor Merejkovski, l’idée d’un “Règne de
l’Esprit Saint”, est aussi et surtout —avant d’être un état stable
idéal, empreint de quiétude— un état de tension militante permanente. Ce
“Troisième Empire”, qui n’est évoqué que dans le dernier chapitre du
livre du même nom, et constitue d’ailleurs un addendum absent de la
première édition, n’adviendra pas nécessairement dans le réel puisqu’il
est essentiellement une tension permanente qu’il s’agit de ne jamais
relâcher: les élites, ou les “élus”, ceux qui ont compris l’essence de
la bonne politique, qui n’est ni le fixisme déduit de l’idée d’un ordre
naturel immuable ni le chaos du révolutionnarisme constant, doivent sans
cesse infléchir les institutions politiques dans le sens de ce
“Troisième Règne” de l’Esprit, même s’ils savent que ces institutions
s’usent, s’enlisent dans l’immobilité; il y a donc quelque chose du
travail de Sisyphe dans l’oeuvre des élites politiques constantes.
Dans
les écrits antérieurs de Moeller van den Bruck, on peut repérer des
phrases ou des paragraphes qui abondent déjà dans ce sens; ainsi en
1906, il avait écrit: “L’Empire de la troisième réconciliation va
combler le fossé qu’il y a entre la civilisation moderne et l’art
moderne”. Dans les années 1906-1907, Moeller évoque la
“Sendungsgedanke”, l’idée de mission, religieuse et forcément
a-rationnelle, dont les racines sont évidemment chrétiennes mais aussi
révolutionnaires: le christianisme a apporté l’idée d’une mission
“perfectibilisante” (mais c’est aussi un héritage du mithraïsme et de
ses traductions christianisées, archangéliques et michaëliennes); quant
aux révolutionnaires français, par exemple, ils font, eux aussi, montre
d’une tension militante dans leur volonté de promouvoir partout l’idéal
des droits de l’homme. Pour parvenir à réaliser cette “Sendungsgedanke”,
il faut créer des communautés pour les porteurs de l’idée, afin que la
dynamique puisse partir d’en haut et non de la base, laquelle est
plongée dans la confusion; ces communautés doivent se développer au-delà
des Etats existants, que ceux-ci soient les Etats allemands (Prusse,
Bavière, Baden-Würtemberg) ou soient les pays autrichiens ou les
nouveaux Etats construits sur les débris de l’Empire austro-hongrois, où
vivent des minorités allemandes, ou soient des Etats quelconques dans
le reste de l’Europe où vivent désormais des populations allemandes
résiduaires ou très minoritaires. Les porteurs de l’idée peuvent aussi
appartenir à des peuples proches de la culture germanique (Baltes,
Flamands, Hollandais, Scandinaves, etc.). Ces communautés de
personnalités chosies, conscientes des enjeux, formeront le “parti de la
continuité” (Kontinuität), celui qui poursuivra donc dans la continuité
l’itinéraire, la trajectoire, de l’histoire allemande ou germanique. Ce
parti rassemblera des Allemands mais aussi tous ceux qui,
indépendamment de leur ethnicité non germanique, partageront les mêmes
valeurs (ce qui permet de laver Moeller de tout soupçon d’antisémitisme
et, forcément, d’antislavisme).
De Moeller à la postmodernité
Nous
constatons donc que, dans le sillage de Dostoïevski et Merejkovski,
Moeller van den Bruck parie résolument sur le primat de l’esprit, des
valeurs. Ces communautés et ce futur parti constituent dès lors, à eux
tous, une “Wertungsgemeinschaft” (une communauté de valeurs), Moeller
étant le seul à avoir utilisé cette expression dans ses écrits à
l’époque. Autre aspect qui mérite d’être souligné: Moeller anticipe en
quelque sorte les bons filons aujourd’hui galvaudés de la postmodernité;
c’est en ce sens qu’Armin Mohler —qui avait la volonté de perpétuer la
“révolution conservatrice”— avait voulu embrayer sur le discours
postmoderne à la fin des années 80 du 20ème siècle; en effet, Moeller
avait écrit: “Wir müssen die Kraft haben, in Gegensätzen zu leben”,
“Nous devons avoir la force de vivre au beau milieu des contradictions
(du monde)”. Moeller avait vécu très intensément l’effervescence
culturelle de la Belle Epoque, avant l’emprise sur les âmes des
totalitarismes d’après 1917, magnifiquement mise en scène dans les
romans noirs de Zamiatine et Mikhaïl Boulgakov. L’oeuvre de Moeller van
den Bruck est le résultat de cette immersion. La Belle Epoque acceptait
ses contradictions, les confrontait dans la convivialité et la
courtoisie. Les totalitarismes ne les accepteront plus. Après
l’effondrement du “grand récit” communiste (hégélo-marxiste), suite à la
perestroïka et la glasnost de Gorbatchev, le monde semble à nouveau
prêt à accepter de vivre avec ses contradictions, d’où la pensée
“polythéiste” d’un Jean-François Lyotard ou d’un Richard Rorty. Mais
l’espoir d’un renouveau tout à la fois postmoderne et
révolutionnaire-conservateur, que nous avions cultivé avec Mohler,
s’effondrera dès le moment où le néo-libéralisme niveleur et le
bellicisme néo-conservateur américain, flanqués des “idiots utiles” de
la “nouvelle philosophie parisienne” (avec Bernard-Henri Lévy), auront
imposé une “political correctness”, bien plus homogénéisante, bien plus
arasante que ne l’avait été le communisme car elle a laissé la bride sur
le cou, non seulement à l’engeance des spéculateurs, mais aussi à tout
un fatras médiatique festiviste et à un “junk thought” ubiquitaire, qui
empêche les masses d’avoir un minimum de sens critique et qui noie les
rationalités du “zoon politikon” dans un néant de variétés sans
fondements et de distractions frivoles.
Le peuple portera l’idée de “Reich”
En
termes politiques, l’acceptation moellerienne des contradictions du
monde le conduit à esquisser la nature du “Reich” à venir: celui-ci ne
pourra pas être centralisé car toute centralisation excessive et inutile
conduit à un égalitarisme araseur, qui brise les continuités positives.
Le “Troisième Reich” de Moeller entend conserver les diverses
dynamiques, convergentes ou contradictoires, qui ont été à l’oeuvre dans
l’histoire allemande (et européenne) et la nouvelle élite
“jungkonservativ” doit veiller à maintenir une “coïncidentia
oppositorum”, capable de rassembler dans l’harmonie des forces au départ
hétérogènes, à l’oeuvre depuis toujours dans la “continuité” allemande.
C’est le peuple, le Volk, qui doit porter cette idée de “Reich”, dans
le même esprit, finalement, que le “populus romanus” portait les “res
publicae” romaines puis, en théorie, l’Empire à partir d’Auguste. Ou du
moins l’élite consciente de la continuité qui représente le peuple, une
continuité qui ne peut se perpétuer que si ce peuple demeure, en
évitant, si possible, toute “translatio imperii” au bénéfice d’une
tierce communauté populaire, dont le moment historique viendra
ultérieurement. Le Sénat romain —l’assemblée des “senes”, homme plus
âgés et dotés, par la force de l’âge, d’une mémoire plus profonde que
les “adulescentes” (hommes de 15 à 35 ans) ou même que les “viri” (de 35
à 50 ans)— était le gardien de cet esprit de continuité, qu’il ne
fallait pas rompre —en oubliant les rituels— afin de préserver pour
l’éternité le “mos majorum”, d’où l’expression “Senatus PopulusQue
Romanus” (SPQR), la longue mémoire étant ainsi accolée à la source vive,
vitale, de la populité romaine. La Belle Epoque subit, elle, de plein
fouet une remise en question générale de l’ordre, qui ne peut plus être
perçu comme figé: avec des personnalités comme Moeller, elle parie pour
les “adulescentes” et les “viri”, à condition qu’ils fassent éclore des
formes nouvelles, pour remplacer les formes figées, qui exprimeront
mieux le “mos majorum”, germanique cette fois, car le germanisme d’avant
1914 était, selon l’étude magistrale et copieuse de Peter Watson (cf.
supra), une “troisième renaissance” dans l’histoire culturelle
européenne, après la renaissance carolingienne et la renaissance
italienne. Toute renaissance étant expression de jouvence, d’où l’usage
licite des termes “jung” et “Jungkonservativismus”, si l’on veut agir et
oeuvrer dans le sens de cette “troisième renaissance” qui n’a pas
encore déployé toutes ses potentialités.
Moeller
parle donc d’un Empire porté par le peuple et par la jeunesse du
peuple, instances vitales, et non par l’Etat puisque la machine étatique
wilhelminienne a figé, donc tué, l’énergie vitale que nécessité la
mission impériale de la jeunesse, en multipliant les formes abstraites,
en oblitérant le vivant populaire par toute sorte d’instances figeantes,
appelées à devenir tentaculaires: dénoncer cette emprise croissante des
rationalités figées sera la leçon du sociologue Georg Simmel et de sa
longue postérité (jusqu’à nos jours), ce sera aussi le message angoissé
et pessimiste du “Château” de Franz Kafka. Parmi les instances
figeantes, il faut compter les partis qui, comme le soulignait un
socialiste engagé puis déçu tel Roberto Michels, finissaient par ne plus
représenter le peuple des électeurs mais seulement des oligarchies
détachées de celui-ci. La démocratie nécessaire au bon fonctionnement du
nouveau “Reich” ne doit pas représenter la base par des partis mais,
explique Moeller van den Bruck, par des corporations (expressions de
métiers réels), des ordres professionnels, des conseils ou des soviets
ouvriers, des syndicats. Indirectement, peut-être via Thierry Maulnier,
préfacier du “Troisième Reich” de Moeller et chroniqueur du “Figaro”
après 1945, ces idées de Moeller (mais aussi de Heinz Brauweiler) auront
un impact sur les idées gaulliennes des années 60, celles de la
participation et de l’intéressement, celle aussi du Sénat des Régions et
des Professions. Le rôle des “non-conformistes” français des années 30
et des néo-socialistes autour de Marcel Déat, lui-même inspiré par Henri
De Man, a sans nul doute été primordial dans cette transmission, malgré
tout incomplète. Le Sénat, envisagé par les gaullistes après la rupture
avec l’OTAN, était appelé, s’il avait été instituté, à représenter un
tissu social réel et performant au détriment de politiciens
professionnels qui ne produisent que de la mauvaise jactance et
finissent par se détacher de toute concrétude.
“Ostideologie”
Ces
spéculations sur le “Troisième Règne” à venir, sur le “Règne de
l’Esprit” débarrassé des pesanteurs anciennes, s’accompagnaient, dans
l’Allemagne des premières années de la République de Weimar, par une
volonté de lier le destin du pays à la Russie, fût-elle devenue
soviétique. Lénine était d’ailleurs revenu de Suisse dans un wagon
plombé avec la bénédiction du Kaiser et de l’état-major général des
armées allemandes. Sans cette bénédiction, on n’aurait sans doute jamais
entendu parler d’une Russie bolchevisée, tout au plus d’une pauvre
Russie qui aurait sombré dans le chaos de la pusillanimité menchevik
(cf. Soljénitsyne) ou serait revenue à un tsarisme affaibli, après la
victoire des armées blanches, soutenues par l’Occident. Cette volonté de
lier l’Allemagne vaincue à la nouvelle puissance de l’Est s’appelle,
dans le langage des historiens et des politologues, l’“Ostideologie” ou
le national-bolchevisme. L’Ostideologie n’est ni une idée neuve en
Allemagne, et en particulier en Prusse, ni une idée dépassée
aujourd’hui, les liens économiques de l’Allemagne de Schröder et de
Merkel avec la Russie de Poutine attestant la pérennité de cette option,
apparemment indéracinable. La permanence de cette volonté d’alliance
prusso-russe depuis Frédéric II et depuis les accords de Tauroggen
contre Napoléon I explique le succès que le “national-bolchevisme” a
connu au début des années 20, y compris dans des cercles peu propices à
applaudir à l’idéologie communiste. Depuis la Guerre de Sept Ans au
18ème siècle, depuis le retournement de la Prusse après le désastre
napoléonien de la Bérézina, nous avons eu plus de 150 ans d’Ostpolitik:
Willy Brandt, ancien des Brigades Internationales lors de la Guerre
d’Espagne, la relance sur l’échiquier politique européen dès la fin des
années 60, dès la fin de l’ère Adenauer et de la Doctrine Hallstein.
Elle se poursuivra par les tandems Kohl/Gorbatchev et Schröder/Poutine,
visant surtout des accords énergétiques, gaziers. La chute de Bismarck a
mis un terme provisoire à l’alliance implicite entre l’Allemagne et la
Russie tsariste, colonisée par les capitaux français. En 1917, la
révolution russe reçoit le soutien de l’état-major allemand, puisqu’elle
épargne à l’Allemagne une guerre sur deux fronts, tout en lui procurant
un apport de matières premières russes. Seule l’intervention américaine
a sauvé les Français et les Britanniques d’une défaite calamiteuse.
L’option pro-soviétique
En
novembre 1918, les Soviets proposent d’envoyer deux trains de céréales
pour rompre le blocus anglais qui affame les grandes villes allemandes.
Les sociaux-démocrates, vieux ennemis de la Russie tsariste d’avant
1914, contre laquelle ils avaient voté les crédits de guerre, refusent
cette proposition car, même après novembre 1918, ils demeurent toujours,
envers et contre tout, des ennemis de la Russie, malgré qu’elle soit
devenue bolchevique . Ils avancent pour argument que les Etats-Unis ont
promis du blé pour tenir une année entière. Ce refus est un des faits
les plus marquants qui ont suscité les clivages des premières années de
Weimar: la gauche sociale-démocrate au pouvoir reste anti-russe et
devient donc, dans un esprit de continuité et par le poids des
habitudes, anti-bolchevique, tandis que la droite, divisée en plusieurs
formations partisanes, adopte des positions favorables à la nouvelle
Russie soviétique, sans pour autant soutenir les communistes allemands
sur le plan intérieur. Lloyd George perçoit immédiatement le danger: la
sociale-démocratie risque de perdre sa base électorale et la droite
musclée risque bel et bien de concrétiser ses projets d’alliance avec
les Soviets. Il demande à Clémenceau de modérer ses exigences et écrit:
“The greatest danger that I see in the present situation, is that
Germany may throw her lot with Bolshevism and place her resources, her
brains, her vast organizing power at the disposal of the revolutionary
fanatics whose dreams it is to conquer the world for Bolshevism by force
of arms”. En dépit de cet appel britannique à la modération,
Versailles, en juin 1919, consacre le triomphe de Clémenceau. D’où
l’option pro-soviétique demeure le seul moyen de s’en sortir pour
l’Allemagne vaincue.
Hugo
Stinnes, pour le cartel industriel, les généraux von Seeckt et von
Schleicher pour l’état-major, joueront cette carte. D’une part, les
Britanniques avaient imposé un blocus de longue durée à l’Allemagne,
provoquant une famine désastreuse et des centaines de milliers de morts.
Après avoir infligé ce sort à l’Allemagne, les deux puissances
occidentales de l’Entente l’appliquent ensuite à la Russie soviétique.
Sous l’impulsion des élites industrielles et militaires, désormais
russophiles, l’Allemage refuse de participer au blocus anti-soviétique.
En juillet 1920, l’armée rouge entre en Pologne: les Allemands restent
neutres et refusent qu’armes et appuis logistiques transitent par leur
territoire. Les ouvriers du port de Dantzig se mettent en grève, privant
la Pologne de tous approvisionnements. C’est à ce moment-là que l’on
commence aussi à parler de “Dritte Kraft”, de “Troisième Force”: il ne
s’agit alors nullement du KPD communiste ou d’éléments précurseurs de la
NSDAP mais de la KAPD, une dissidence communiste et nationale, née à
Hambourg en avril 1920 et dirigée par Lauffenberg et Wolfheim. Ce parti,
somme toute groupusculaire, fera long feu mais sa courte existence
donne naissance au vocable “national-bolchevisme”, vu qu’il avait essayé
d’harmoniser en son sein éléments nationalistes et éléments communistes
radicaux. Le “Solidarier” et membre du “Ring” Ernst Troeltsch, dans un
article du 12 novembre 1920, résume la situation: “La pression de
l’Entente détruit toutes les conditions de vie et radicalise les masses
affamées; le succès du bolchevisme en Allemagne encourage l’Entente à
cultiver d’autres projets de destruction, tant et si bien que les
croisements idéologiques les plus étonnants verront le jour: une partie
du monde ouvrier va devenir radicalement nationaliste et une partie de
la bourgeoisie se fera bolchevique; quant aux adversaires les plus
rabiques de l’Entente, ils se placeront aux côtés du capitalisme de
l’Entente pour se sauver du bolchevisme et les adversaires les plus
radicaux de la classe ouvrière se convertiront à une sorte de
bolchevisme du désarroi”. Les repères habituels sont dès lors brouillés
et les extrêmes se rejoignent, en dépit de ce qui les a différenciées
(cf. Jean-Pierre Faye, qui a démontré qu’en de tels moments, “les
extrémités du fer à cheval idéologico-politique se touchent”).
Rapallo
Le
résultat le plus tangible de ce national-bolchevisme diffus, partagé
par les ouvriers de Hambourg comme par les généraux de l’état-major ou
les dirigeants des gros cartels industriels de l’Allemagne, est le
Traité de Rapallo (1922) signé entre Rathenau et Tchitchérine,
inaugurant ainsi la phase évolutionnaire et non plus révolutionnaire du
national-bolchevisme.
Les
milieux déplomatiques le reprennent à leur compte sous la houlette du
Comte Ulrich von Brockdorff-Rantzau, ancien ministre des affaires
étrangères de la République de Weimar (cabinet Scheidemann),
démissionnaire pour ne pas avoir à signer le Traité de Versailles, puis
ambassadeur allemand à Moscou (en 1922). Avec deux autres diplomates,
Rudolf Nadolny et Richard von Kühlmann, il avait mis au point la
stratégie de “révolutionner” la Russie en 1917, pour que le Reich n’ait
plus à lutter sur deux fronts. Les trois diplomates s’étaient assuré le
concours du banquier Alexander Parvus, artisan financier de la
révolution bolchevique (cf. Gerd Koenen, v. bibliographie). Malgré son
passé d’artisan majeur de la prise du pouvoir par Lénine en Russie, von
Brockdorff-Rantzau, aristocrate favorable à un régime populaire et
démocratique, favorable aussi à des liens limités avec l’URSS,
n’acceptera pas les clauses du Traité de Rapallo, jugé trop bénéfique
aux Soviétiques. Il sera en revanche l’artisan du Traité de Berlin (cf.
infra). De même, le principal soutien de Stadtler et de sa “Ligue
anti-bolchevique”, Karl Helfferich, intriguera contre le Traité de
Rapallo et contre Walther Rathenau, qui finira assassiné par des
éléments issus des Corps Francs, dont l’écrivain Ernst von Salomon.
Débat: Radek, Moeller, Reventlow
En
cessation de paiement, la République de Weimar doit accepter en 1923
l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises et belges qui se
paieront en nature pour honorer les réparations imposées à l’Allemagne
par le Traité de Versailles. Les communistes s’insurgent contre cette
occupation. Karl Radek prononce un discours contre les occupants, suite à
l’exécution, par les Français, de l’officier nationaliste Albrecht Leo
Schlageter, qui avait organisé des opérations de sabotage pour entraver
la logistique des troupes d’occupation ou pour éliminer les séparatistes
rhénans, stipendiés par Paris. Radek pose Schlageter comme une “victime
des capitalistes de l’Entente”. Le Comte Ernst zu Reventlow,
nationaliste, rédige même un article en faveur de Schlageter dans le
journal communiste “Die Rote Fahne”. Pour répondre directement aux
questions que lui avait posées Radek dans les colonnes de “Die Rote
Fahne”, Moeller entre, à son tour, dans le débat, où nationalistes et
communistes conjugueront leurs efforts pour mettre fin à l’occupation de
la Ruhr. Il rédige trois articles dans “Gewissen”, en réponse à Radek.
Il précise que sur le plan de la “politique spatiale”, de la
“Raumpolitik”, les destins de l’Allemagne et de la Russie sont unis,
inexorablement unis, mais il réfute le centralisme bolchevique et
s’oppose à toute politique communiste visant à tout centraliser autour
du PCUS.
Pour
Arthur Moeller van den Bruck, l’URSS doit renoncer à son agitation en
Allemagne, ne plus faire du communisme un instrument de subversion et
laisser éclore et se développer un “socialisme allemand”, qui serait son
allié et non son “clone”, se défaire d’un radicalisme inopérant sur le
long terme (Gorbatchev!) et développer un socialisme véritablement
démocratique. Moeller précise aussi que le prolétariat allemand peut
certes être l’instrument d’une révolution aussi bien communiste que
nationaliste, d’une révolution libératrice; toutefois, ce prolétariat,
rappelle le Prof. Louis Dupeux en citant Moeller, forme bien sûr la
“majorité arithmétique” de la nation mais il “n’est pas capable
d’administrer la très complexe économie allemande”, bien différente et
bien plus ancienne et diversifiée que l’économie russe. Pour Moeller,
uniquement les “travailleurs intellectuels” peuvent remédier aux lacunes
et aux insuffisances politiques du prolétariat parce qu’ils sont
conscients des enjeux: les entrepreneurs allemands ne sont pas des
capitalistes mais d’autres “travailleurs intellectuels” —différents des
littérateurs et des philosophes aux regards plus perçants et
dépositaires de la “longue mémoire”— car, contrairement à leurs
homologues occidentaux, ils créent des valeurs (matérielles et
exportables), ne sont pas des spéculateurs mais les administrateurs du
génie productif des ingénieurs innovateurs, eux aussi expression du
génie populaire. Géopolitiquement, l’Allemagne et la Russie, devenue
bolchévique, sont liées par un “destin tellurique” —elles se procurent
mutuellement une liberté de mouvement en politique étrangère— mais
l’alliance potentielle et indéfectible entre les deux puissances ne peut
se faire sous le signe du seul bolchevisme léniniste car celui-ci
conduira au blocage de l’économie russe. Seulement aux conditions
énoncées par Moeller dans “Gewissen” en réponse à Radek, une coopération
entière et permanente est possible. Moeller garde donc une vision
particulière, non bolchévique et véritablement “jungkonservativ” de la
Russie, héritage direct de son mariage avec Lucie Kaerrick, de son
travail de traducteur avec Less Kaerrick et de son amitié pour
Merejkovski. Reste à constater que Moeller est prophète: la perestroïka
de Gorbatchev et les accords Poutine/Schröder et Poutine/Merkel, bien
analysés par le diplomate contemporain Alexander Rahr, sont autant de
faits politiques et géopolitiques contemporains qui démontrent que le
dialogue germano-russe est possible et fécond mais sans bolchevisme
pétrifiant, avec toutefois un système russe plus dirigiste, non
occidental, non influencé par le manchestérisme et la spéculation
financière, et un système allemand, fidèle à ce que l’économiste
français Michel Albert appelait le “capitalisme patrimonial rhénan”.
Jouvence russe et allemande
L’immersion
profonde de Moeller dans l’univers romanesque de Dostoïevski le conduit
à croire que la spiritualité russe est un ingrédient nécessaire à la
renaissance allemande, idée partagée aussi par Eugen Diederichs qui
avait fait traduire de nombreux auteurs russes et slaves. Cette
spiritualité russe et dostoïevskienne, ainsi que l’apport de
Merejkovski, est appelée à faire contre-poids à l’influence occidentale,
qui distille dans l’Allemagne les idées délétères de la révolution
française et du manchestérisme anglais. Cette spiritualité est aussi
perçue comme un élément d’éternelle jouvence, comme un barrage sûr
contre la sénescence à laquelle l’occidentalisme conduit les peuples
(idée réactualisée par Edouard Limonov qui décrit l’Occident
contemporain comme un “Grand Hospice”). Les Slaves —avec les idéologues
panslavistes, qui se font les véhicules des idées lancées par Nikolaï
Danilevski au 19ème siècle— se considèrent comme des peuples jeunes,
parce qu’ils sont plus spiritualisés que les Occidentaux laïcisés et
trop rationalisés, parce qu’ils ont une démographie plus prolifique.
Immédiatement après la première guerre mondiale, Moeller van den Bruck
mobilise l’idée de “peuple jeune” dans une polémique anti-française: la
France est alors campée comme une “vieille nation”, à la démographie
défaillante depuis plusieurs décennies, qui n’a pu vaincre l’Allemagne
que parce qu’elle s’était alliée à deux peuples jeunes, les Américains
et les Russes. Si l’Allemagne avait été alliée à la Russie, elle aurait
incarné un principe de “plus grande jouvence” et les soldats allemands
et russes, portés par l’élan putatif de leur jeunesse intrinsèque, se
seraient promenés sur les Champs Elysées et sur la Canebière; un facteur
de sénescence particulièrement dangereux pour l’Europe aurait été
éliminé, pensaient Moeller van den Bruck et son entourage. Pour faire
charnière entre l’idée russe d’une jouvence slave et l’injection (ou la
ré-injection) d’idéologèmes de jouvence dans l’espace politique
allemand, il faut raviver le “mythe prussien”, pense Moeller. La Prusse
est effectivement un mélange d’ingrédients germaniques, vénètes
(“wendisch”), slaves et baltes. Ce cocktail interethnique, réussi selon
Moeller van den Bruck, doit devenir l’élément de base, l’élément
essentiel, du futur Reich, et le territoire sur lequel il s’est
constitué devenir son centre de gravitation historique, situé plus à
l’Est, dans une région non soumise aux influences françaises et
anglaises. L’esthétique visibilisée, l’urbanisme nouveau et
l’architecture de prestige de l’Etat seront alors les signes de cette
prussianisation de l’Allemagne: ils seront autant de réactualisations de
l’esprit de l’architecture du classicisme prussien, des
réactualisations à peine modifiées des oeuvres de Gilly, Schinckel,etc.
Dans
le “Dictionnaire politique”, édité par le “Juni-Klub”, Max Hildebert
Boehm écrivait: “La jeunesse de gauche et de droite trouve un terrain
d’entente quand il s’agit de rejeter l’occidentalisme bourgeois et
perçoit dans la contamination morale qu’irradie l’Occident vieillissant,
surtout par le biais de l’américanisation, le pire des dangers pour la
germanité. Contre les miasmes empoisonnés qui nous viennent de
l’Occident, il nous faut constituer un front intellectuel contre
l’Ouest...”. On notera ici que Boehm considère l’Amérique comme facteur
de sénescence ou de contamination morale, alors que Moeller la
considérait comme un élément de jouvence.
Nous
avons surtout insisté, dans ce bref essai, sur trois aspects du livre
le plus célèbre de Moeller van den Bruck, à défaut d’être le plus
original et le plus profond: la définition du “Jungkonservativismus”
(incompréhensible sans dresser le bilan des années littéraires de
Moeller), le mythe du “Reich” (avec ses racines religieuses
prophétiques) et l’“Ostideologie” (tributaire de Merejkovski et
Dostoïevski).
En 1925, le Traité de Locarno instaure un modus vivendi
avec l’Ouest: un certain rapprochement franco-allemand devient
possible, sous la double impulsion de Briand et Stresemann. En 1926, le
Traité de Berlin, signé entre la République de Weimar et l’URSS,
reconduit bon nombre de clauses du Traité de Rapallo, cette fois flanqué
d’un apaisement à l’Ouest par le truchement du Traité de Locarno. Le
Traité de Berlin signale au monde que l’Allemagne entend encore et
toujours coopérer avec l’Union Soviétique, sur les plans économique et
militaire, en dépit d’un rapprochement avec l’Ouest et la SdN, que
l’URSS avait voulu éviter à tout prix au début des années 20. Les
Allemands, dans les clauses de ce Traité de Berlin, déclarent qu’ils
resteront neutres —et non belligérants actifs aux côtés des Soviétiques—
en cas de conflit entre l’URSS et une tierce puissance, en l’occurrence
la Pologne, rendant de la sorte impossible toute intervention française
dans le conflit en faveur de Varsovie. Simultanément, l’Allemagne des
nationalistes espérait affaiblir la Pologne, allié de revers de la
France. Quant à Stresemann, l’homme de Locarno avec Briand, il entendait
plutôt “modérer” l’URSS, l’Allemagne, aux yeux de ce social-démocrate,
devant servir d’interface entre l’Ouest et l’URSS, dans le but d’assurer
paix et stabilité sur le continent européen. Le Traité de Berlin devait
rester en vigueur pendant cinq ans: le gouvernement Brüning le
prolongera pour cinq nouvelles années en 1931 mais l’URSS ne le
ratifiera qu’en mai 1933, cinq mois après la prise de pouvoir par la
NSDAP d’Hitler!
Modus vivendi en Europe
Les
traités de Locarno et de Berlin instaurent de ce fait un modus vivendi
en Europe, où plus aucune révolution régénérante —poussant les peuples,
et le peuple allemand en particulier, vers un “Règne de l’Esprit”— n’est
envisageable: le vieux monde est sauvé. Pour les activistes les plus
audacieux, c’est la déception. Pour Moeller, en effet, la défaite de
novembre 1918 avait été une aubaine: une victoire de l’Allemagne
wilhelminienne ou une paix de compromis, comme le projet de “partie
nulle” soutenu par le Pape Benoit XV, aurait maintenu le Reich dans une
misère intellectuelle similaire à celle du wilhelminisme que
brocardaient les “cabaretistes” autour de Wedekind et Wolzogen. La
révolution esthétique et politique, rêvée par Moeller, n’était plus
possible. La défaite et le marasme, dans lequel l’Allemagne avait été
plongée depuis la défaite et Versailles, rendaient plausible la
perspective d’un grand bouleversement salutaire, capable de faire
advenir le “Troisième Règne de l’Esprit”. Rien d’aussi glorieux n’était
plus envisageable sous les clauses des nouveaux traités et, pire, sous
les conditions du Plan Dawes de refinancer l’Allemagne par des capitaux
américains. L’ère des masses sans conscience s’annonçait, obligeant les
“nationaux-révolutionnaires”, qui avaient tous espéré le déchaînement
proche d’une révolution purificatrice, à quitter la scène politique, à
abandonner tout espoir en l’utilité révolutionnaire des petites
phalanges ultra-politisées de “cerveaux hardis”: le retrait d’Ernst
Jünger étant, après la mort de Moeller, le plus emblématique; surtout,
Ernst Jünger et son frère Friedrich-Georg Jünger sont ceux qui nous
laissent les témoignagnes littéraires les plus complets de cette époque
où l’on attendait une révolution régénérante. Pour Jünger, dorénavant,
l’écriture est la seule forme possible de résistance contre l’avancée
arasante de la modernité. Le Règne de Cham pouvait alors commencer, sous
des formes multiples, utilisant les élans de l’âme à mauvais escient,
étouffant cette “Glut”, signe de jouvence évoqué maintes fois par
Moeller, soit cette incandescence des âmes fortes, des âmes qui brûlent.
Cham nous a menés tout droit à l’étouffoir dans lequel nous survivons
péniblement aujourd’hui. Voilà pourquoi, pour vivre au milieu des
ruines, il faut se rappeler l’itinéraire si riche d’Arthur Moeller van
den Bruck et raviver sans cesse les flammèches allumées jadis par les
auteurs et les activistes qu’il a côtoyés, afin de ne pas se laisser
submerger par les fadaises de notre époque, la plus triviale que
l’histoire européenne ait jamais connue, celle d’une “Smuta”, dont on ne
perçoit pas encore la fin, afin aussi d’être les premiers lorsque
prendra fin cette ère de déclin.
Robert STEUCKERS.
Fait à Forest-Flotzenberg, Fessevillers et Genève, de février à septembre 2013.
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