Georges FELTIN-TRACOL
Depuis
trois décennies au moins, la repentance et l’obsession mémorielle
univoque polluent les recherches historiques. Si le phénomène contamine
la guerre d’Algérie après avoir investi la traite négrière et la
colonisation, il remonte à la dénonciation de l’État français du
Maréchal Pétain que les autorités officielles et médiatiques qualifient
de « gouvernement de fait » ou d’« illégal ». Or la réalité n’est jamais
aussi manichéenne; elle est plus complexe et… surprenante.
Alors
que l’Université hexagonale écarte les sujets déplaisants pour la
pensée unique, il faut saluer une historienne, Cécile Desprairies, qui
vient de publier un ouvrage au titre révélateur : L’héritage de Vichy. Ces 100 mesures toujours en vigueur.
Elle démontre en effet que plus de soixante-dix ans après la fin de
cette « période sombre » subsistent diverses mesures prises par ce
régime « illégitime » ! « Quel est le sort des 16 786 lois et décrets
promulgués entre 1940 et 1944 ? Ces mesures sont déclarées pour la
plupart nulles et les textes attentatoires aux libertés publiques et
discriminatoires à l’égard des citoyens envoyés aux poubelles de
l’Histoire. Mais certaines d’entre elles – soixante-huit exactement –
perdurent telles quelles ou légèrement modifiées… (p. 11) » À partir de
cette observation explosive pour le conformisme dominant, Cécile
Desprairies fait une recension assez objective.
L’ouvrage
se veut pédagogique. On examine la persistance de la « Révolution
nationale » à travers huit thèmes principaux, à savoir la vie
quotidienne, l’alimentation, la culture, l’éducation, les métiers, les
pratiques sportives, la santé et les équipements et transports. Le livre
se présente comme un recueil d’exemples souvent structurés en trois
parties : « Un peu d’histoire », « Le sujet traité sous Vichy », « Et
aujourd’hui ? ».
Un quotidien toujours vichyste !
À
partir de cette nomenclature, on découvre ce que la France
contemporaine doit beaucoup à l’État français. « Prenant acte de la
défaite, Pétain s’efforce de construire un ordre nouveau, imprégné d’une
idéologie traditionaliste et réactionnaire, et tempéré par un courant
technocratique (p. 11). » Il en découle des initiatives qui ont franchi
le temps et qui sont maintenant des habitudes sociales bien ancrées.
Signalons par exemple la sirène à Midi de chaque premier mercredi du
mois, l’heure d’été (certes rétablie en 1976, mais elle reprenait un
choix de l’occupant allemand), l’obligation d’afficher à l’entrée du
restaurant un menu à prix fixe, le développement de la future
restauration collective, la création de l’agrégation de géographie
distincte de l’agrégation d’histoire, l’enseignement scolaire du dessin
et de la musique, la mise en place de chorales scolaires, la fondation
de l’Institut des hautes études cinématographiques… C’est à cette époque
que commence l’enseignement à distance. La tendance décentralisatrice
du régime encourage les premiers cours de breton, de provençal et
d’occitan dans le secondaire. « Par l’un de ces retournements dont
l’histoire est coutumière, la promotion des langues régionales est faite
par un ministre jacobin (p. 137). »
Sous
le gouvernement perspicace et technocratique de l’amiral Darlan, les
régions sont conçues dans leurs tracés actuels. Ainsi la
Loire-Inférieure et Nantes sont-ils détachés de la Bretagne. Par
ailleurs, « sous Vichy, l’appellation Île-de-France commence à se
généraliser – et remplace peu à peu celle de Groß Paris – pour
désigner la région parisienne administrative et non plus seulement
géographique (p. 228) ». Desprairies voit dans la nouvelle carte des
futures régions administratives l’influence du géographe allemand,
membre du N.S.D.A.P., Walter Christaller, dont les travaux influenceront
aussi dans la décennie 1960 le Commissariat au Plan en matière
d’Aménagement du territoire (les métropoles d’équilibre). Soucieux à la
fois d’aménager l’espace français et d’améliorer le cadre de vie de la
population parisienne, le régime pétainiste réorganise les transports
parisiennes (ébauche de la R.A.T.P.), construit de nouvelles stations de
métro, élabore la carte hebdomadaire de travail qui deviendra par la
suite la « Carte orange », puis le Pass Navigo. S’esquisse enfin un projet ambitieux de périphérique routier séparant Paris de ses communes voisines…
Avant
que Sarközy place sous la tutelle du ministère de l’Intérieur la police
et la gendarmerie, Vichy l’avait déjà fait. Il étatise aussi dès 1941
les polices municipales et fonde une police nationale dont les recrues
sont formées dans les premières écoles de police. Quant à la carte
nationale d’identité, elle est étendue à l’ensemble de la population et
rendue obligatoire. La présence allemande contraint à remplacer les
panneaux écrits de signalisation par des panneaux pictographiques que le
code de la route entérinera ensuite, et favorise les activités
sportives avec les débuts du ski en haute montagne, de l’alpinisme, de
l’éducation physique enseignée et du handball, un sport d’origine
allemande.
Affirmation de l’appareil bureaucratique
Fidèle
à sa tradition paternaliste, corporatiste et sociale-chrétienne, «
Vichy représente un moment privilégié du développement de l’État social :
allocation de salaire unique, retraite aux vieux travailleurs salariés,
supplément familial de traitement pour les fonctionnaires… datent de
cette période (p. 12) ». Citons d’autres mesures comme le « Noël du
Maréchal » qui deviendra le « Noël des entreprises », la « Journée
nationale des Mères » qui sera bientôt la « Fête des Mères »,
l’accouchement sous X, la fonction de président – directeur général, et
la mise en place des comités sociaux d’entreprises et des comités de
sécurité bientôt respectivement renommés « comités d’établissement » et «
comités d’hygiène et de sécurité dans les conditions de travail ».
L’État français légifère sur le salaire minimum, les accidents du
travail, la charge de médecin – inspecteur du travail et impose le
numéro de sécurité sociale encore en vigueur.
La
récompense de « meilleur ouvrier de France » vient, elle aussi, de ces «
Années noires ». Par cette politique sociale ambitieuse, « le régime de
Vichy avait tenté de mettre en place une “ société d’ordres ”, selon le
mot de l’historien François-Georges Dreyfus. En cela, il a réussi (p.
155) ». Sont ainsi créés les ordres professionnels des médecins, des
architectes et des experts-comptables. Mais ce versant néo-corporatiste
est contrebalancé par des initiatives modernisatrices telles la
reconnaissance du travail féminin. La loi du 22 septembre 1942 «
institue […] un régime de liberté d’exercice du travail par la femme
mariée (p. 140) ». Il en résulte une nette étatisation comme le souligne
l’historien immigrationniste Gérard Noiriel : « La révolution nationale
entraîne une accélération brutale du processus d’étatisation de la
société française, illustrée par l’argumentation spectaculaire du nombre
des fonctionnaires (qui progresse de 26 % en cinq ans) (1). »
Une
attention particulière est portée à la santé avec l’apparition des
hôpitaux publics, des carnets de santé et de vaccination, l’extension
des allocations familiales et la lutte accrue contre l’alcoolisme avec
la fin du droit de bouilleurs de cru. La qualité et le terroir sont
exaltés grâce aux A.O.C. (appellations d’origine contrôlée). Cet intérêt
social n’est pas une simple caution théorique. « L’idée que l’État doit
s’efforcer de résoudre les malheurs du peuple est devenue une évidence
pour tous les hommes politiques, y compris pour les partisans de la
Révolution nationale, écrit Noiriel. Certes le nouveau régime rejette la
démocratie et le suffrage universel. Néanmoins, à aucun moment Pétain
et ses collaborateurs n’ont soutenu l’idée qu’il fallait en revenir à un
système politique fondé sur l’exclusion des
classes
populaires. À ma connaissance, on ne trouve dans aucun texte officiel
l’idée que les pouvoirs publics ne devraient pas se préoccuper du sort
du peuple. Bien au contraire, tout le projet politique de Vichy vise à
convaincre l’opinion que le nouveau pouvoir peut résoudre ces problèmes
mieux que la IIIe République (2). »
Sur
les influences inavouées et méconnues entre les deux régimes, Cécile
Desprairies ne cache pas que « sur un certain nombre de points, le
gouvernement [de Vichy] parachève sans les nommer les initiatives du
Front populaire que la IVe République entérinera (p. 12) ». En réalité, la IIIe République dans ses dernières années, l’État français, la France libre et les IVe et Ve
Républiques poursuivent les mêmes objectifs. Par exemple, la protection
de l’enfant délinquant si chère à Robert Badinter et aux chantres de
l’excuse permanente revient au garde des Sceaux du Maréchal Raphaël
Alibert… Quant au délit de non-assistance à personne en danger, on
apprend que c’est à l’origine une loi de circonstance qui répond aux
attentats anti-allemands. Ces quelques cas mis en exergue font écrire à
l’auteur que « Vichy a été un régime autoritaire et répressif mais au
sein de son œuvre législative, nous devons reconnaître la part
d’héritage qu’on lui doit. Certaines lois et pratiques […] ont été
constructives, même si pour beaucoup d’entre elles leur application a dû
attendre la IVe République pour être efficace (p. 13) ».
L’accouchement méconnu de la France contemporaine
On
oublie par ailleurs que de nombreux fonctionnaires commencèrent leur
carrière au service du vainqueur de Verdun et que les novations du
régime les marquèrent durablement. « Les technocrates qui travaillent à
l’œuvre de modernisation suivront après 1942 des voies très différentes,
certains s’engageant dans la résistance ou rejoignant Alger, d’autres
choisissant le parti de la collaboration. Certains feront parler d’eux
après 1945 : Pierre de Calan, Claude Gruson, Maurice Couve de Murville…
Michel Debré est à Alger, auprès du général Weygand. Bon nombre de ces
futurs hauts fonctionnaires de la IVe ou de la Ve
République (Paul Delouvrier, Simon Nora… mais aussi des
non-fonctionnaires comme Hubert Beuve-Méry ou Jean-Marie Domenach) se
retrouvent à l’École nationale des cadres d’Uriage, créé au lendemain de
la défaite par Pierre Dunoyer de Segonzac (3). »
Cette
continuité se retrouve dans le domaine juridique peu traitée, il est
vrai, par Cécile Desprairies. La législation actuelle contient encore
bon nombre de décisions prises par l’État français. Le remembrement
agricole, base de la « révolution silencieuse » des années 1950 – 1960,
procède de la loi du 9 mars 1941 et du décret du 7 janvier 1942 validés
ensuite par une ordonnance du 7 juillet 1945. Mieux, la loi du 25
novembre 1941 réduit à neuf le nombre de jurés en cours d’assises et
autorise les trois magistrats professionnels à assister aux
délibérations du jury et à y participer. Le décret du 22 mars 1942
consacré au délit d’entrave à la circulation ferroviaire s’applique
toujours en dépit de l’abrogation de plusieurs articles. Une de ces
dispositions punit encore d’une amende de quatrième catégorie d’un
montant de 135 € toute « violation de l’interdiction de cracher dans une
dépendance d’un service public »…
Dénié
avec force par certains gaullistes, l’État français de Vichy appartient
en fait à une variante autoritaire de la République et n’est pas un
accident institutionnel. En analysant l’esquisse constitutionnelle du
Maréchal, Jacques Godechot relève que « ce projet, qui ne vit pas le
jour, est cependant intéressant, car plusieurs de ses articles passeront
dans les constitutions et lois ultérieures (4) ». La Révolution
nationale s’inscrit dans une tradition française alternative aux modèles
républicain et royal qui a donné le Consulat, le Premier Empire (sous
réserve de périodisation précise) et le Second Empire non libéral. À
l’heure où le Conseil constitutionnel a pris une dimension nouvelle non
négligeable alors que son mode de désignation demeure déficient et
partial, il serait bon de s’inspirer du projet de 1942 qui envisageait
une Cour suprême de justice dont le recrutement mériterait un examen attentif de la part de nos « gouvernants ».
L’aura
constitutionnel de Vichy s’étendit jusqu’au Général de Gaulle comme le
rapporte Michel Debré lors de la rédaction de la Constitution de 1958. «
Une fin d’après-midi de juillet, le Général me demande de proposer au
comité du soir un article qui eût sanctionné officiellement le titre de “
Chef de l’État ”. Ce que je fais d’autant plus aisément que ce titre
consacrait le Droit, tel que nous l’élaborions. Mais par ma proposition,
je provoque un tollé. Guy Mollet évoque Vichy et le titre conféré au
Maréchal Pétain. Les autres ministres et Cassin lui-même opinent dans le
même sens. Je fais observer que c’est une grande querelle pour une
voyelle et une consonne. Le Président de la République est “ Chef d’État
”. Est-ce vraiment si dangereux de le dire “ Chef de l’État ” ? Oui,
apparemment. L’histoire impose des souvenirs. Le Général reste
silencieux. Je n’insiste pas et passe à un autre projet d’article (5). »
Une fine analyse du texte initial de la Ve
République montrerait que les idées constitutionnelles de Vichy s’y
retrouvent, en particulier concernant la fonction et le titre de «
Premier ministre ». Par conséquent, les Français devraient accepter,
l’esprit tranquille, l’héritage polymorphe de l’État français et mieux
comprendre cette période plus cruciale qu’ils ne le croient pour la
seconde moitié du XXe siècle.
Georges Feltin-Tracol
Notes
1 : Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Hachette – Littérature, Paris, 1999, p. 163.
2 : Idem, pp. 57 – 58.
3 : Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan, Darlan,
Fayard, Paris, 1989, p. 486. Les auteurs rappellent que Maurice Couve
de Murville, futur Premier ministre de De Gaulle entre 1968 et 1969, se
mit « à la disposition du haut-commissariat (p. 676) » dirigé depuis
Alger par l’amiral Darlan ainsi que le futur responsable gaulliste
Olivier Guichard.
4 : Les constitutions de la France depuis 1789, présentation de Jacques Godechot, G.F. – Flammarion, Paris, 1979, p. 342.
5 : Michel Debré, Trois républiques pour une France. Mémoires, tome II – Agir 1946 – 1958, Albin Michel, Paris, 1988, p. 374.
• Cécile Desprairies, L’héritage de Vichy. Ces 100 mesures toujours en vigueur, préface d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Armand Colin, Paris, 2012, 255 p., 27,50 €.