Le
militarisme est, comme on le sait, une des bêtes noires des démocraties
modernes, et la lutte contre le militarisme un de leurs mots d’ordre
préférés, qui va de paire avec un pacifisme hypocrite et la prétention
de légitimer la « guerre juste » sous la seule forme d’une nécessaire
opération internationale de police contre un « agresseur ». Durant la
période qui englobe la Première et la Seconde Guerre mondiale, le «
militarisme prussien » est apparu aux démocraties comme le prototype du
phénomène à conjurer. Nous constatons ici une antithèse caractéristique,
qui concerne moins les relations entre groupes de nations rivales, que
deux conceptions générales de la vie et de l’État, et même deux formes
de civilisation et de société distinctes et irréconciliables. D’un point
de vue historique et concret, il s’agit, d’une part, de la conception
qui s’affirma surtout en Europe Centrale et notamment dans le cadre de
la tradition germano-prussienne, d’autre part de celle qui s’affirma
d’abord en Angleterre, pour passer ensuite en Amérique, et, d’une façon
générale, chez les nations démocratiques, en étroite relation avec la
primauté accordée aux valeurs économiques et mercantiles, et avec leur
développement marqué dans le sens du capitalisme. Quant au prussianisme,
nous avons déjà rappelé qu’il tire son origine d’une organisation
ascétique et guerrière, celle de l’ancien Ordre des Chevaliers
Teutoniques.
Essentiellement,
l’antithèse réside dans la conception du rapport qui doit exister entre
l’élément militaire et l’élément bourgeois, et donc la signification et
la fonction qu’on leur reconnaît respectivement dans l’ensemble de la
société et de l’État. Pour les démocraties modernes – selon une
conception qui, nous l’avons vu, s’est d’abord imposée en Angleterre,
mère-patrie du mercantilisme -, l’élément primordial de la société est
représenté par le bourgeois et la vie bourgeoise du temps de paix,
dominé par des préoccupations de sécurité physique, de bien-être et de
prospérité matérielle, le « développement des lettres et des arts »
servant de cadre ornemental. Selon cette conception, c’est en principe
l’élément « civil » ou, si l’on préfère, « bourgeois » qui doit
gouverner l’État. Ses représentants président à la politique et – selon
l’expression bien connue de Clausewitz – ce n’est que lorsque la
politique, sur le plan international, doit être poursuivie par d’autres
moyens, que l’on a recours aux forces armées. Dans ces conditions,
l’élément militaire et, en général, guerrier, est réduit au rôle
secondaire de simple instrument et ne doit ni s’intégrer ni exercer une
influence quelconque dans la vie collective. Même si l’on reconnaît aux «
militaires » une éthique propre, on ne juge pas souhaitable de la voir
s’appliquer à la vie normale de la nation. Cette conception se relie
étroitement, en effet, à la conviction humanitariste et libérale que la
civilisation vraie n’a rien à voir avec cette triste nécessité et cette «
inutile boucherie » qu’est la guerre ; qu’elle a pour fondement non les
vertus guerrières mais les vertus « civiles » et sociales liées aux «
immortels principes » ; que la « culture » et la « spiritualité »
s’expriment dans le monde de la « pensée », des sciences et des arts,
alors que tout ce qui relève de la guerre et du domaine militaire se
réduit à la simple force, à quelque chose de matérialiste, dépourvu
d’esprit.
Dans
cette perspective, plutôt que d’un élément guerrier et militaire, c’est
de « soldats » que l’on devrait parler, car le mot « soldat » très
proche par le sens de celui de « mercenaire », désignait à l’origine
celui qui exerçait le métier des armes pour recevoir une solde. Il
s’appliquait aux troupes à gages qu’une cité enrôlait et entretenait
pour se défendre ou pour attaquer, puisque les citoyens proprement dits
ne faisaient pas la guerre mais vaquaient, en tant que bourgeois, à
leurs affaires privées. Aux « soldats » compris dans ce sens s’opposait
le guerrier, membre de l’aristocratie féodale qui constituait le noyau
central d’une organisation sociale correspondante et n’était pas au
service d’une classe bourgeoise ; c’est le bourgeois, au contraire, qui
lui était soumis, sa protection impliquant dépendance, et non suprématie
par rapport à celui qui avait droit aux armes.
Malgré
la conscription obligatoire et la création des armées permanentes, le
rôle reconnu au militaire dans les démocraties modernes demeure plus ou
moins celui du « soldat ». Pour elles, répétons-le, les vertus
militaires sont une chose, les vertus civiles une autre ; on met
l’accent sur les secondes, ce sont elles auxquelles on se réfère,
essentiellement, pour modeler l’existence. Selon la formulation la plus
récente de l’idéologie qui nous occupe, les armées n’auraient d’autre
rôle que celui d’une police internationale destinée à défendre la « paix
», c’est-à-dire, dans le meilleur des cas, la vie paisible des nations
les plus riches. Dans les autres cas, on voit se répéter, derrière la
façade, ce qui se passa déjà pour la Compagnie des Indes et des
entreprises analogues : les forces armées servent à imposer et à
maintenir une hégémonie économique, à s’assurer des marchés et des
matières premières et à créer des débouchés aux capitaux en quête de
placements et de profits. On ne parle plus de mercenaires, on prononce
de belles et nobles paroles, qui font appel aux idées de patrie, de
civilisation et de progrès, mais, en fait, la situation n’a guère changé
: on retrouve toujours le « soldat » au service du « bourgeois » dans
sa fonction spécifique de « marchand », le « marchand », pris dans son
acception la plus vaste, étant le type social, la caste qui trône au
premier rang de la civilisation capitaliste.
En
particulier, la conception démocratique n’admet pas que la classe
politique ait un caractère et une structure militaires ; ce serait, à
ses yeux, le pire des maux : une manifestation de « militarisme ». Ce
sont des bourgeois qui doivent, en tant que politiciens et représentants
d’une majorité, gouverner la chose publique, et chacun sait combien
souvent cette classe dirigeante, à son tour, se trouve pratiquement au
service des intérêts et des groupes économiques, financiers, syndicaux
ou industriels.
À
tout cela s’oppose la vérité de ceux qui reconnaissent les droits
supérieurs d’une conception guerrière de la vie, avec la spiritualité,
les valeurs et l’éthique qui lui sont propres. Cette conception
s’exprime en particulier, dans tout ce qui concerne la guerre et le
métier des armes, mais ne se limite pas à ce cadre ; elle est
susceptible de se manifester aussi sous d’autres formes et dans d’autres
domaines, au point de donner le ton à un type sui generis
d’organisation politico-sociale. Ici les valeurs « militaires » se
rapprochent des valeurs proprement guerrières ; on estime souhaitable
qu’elle s’unissent aux valeurs éthiques et politiques pour constituer la
base solide de l’État. La conception bourgeoise, antipolitique, de l’ «
esprit » est ici repoussée, ainsi que l’idéal humanitaire et bourgeois
de la « culture » et du « progrès ». On veut au contraire fixer une
limite à la bourgeoisie et à l’esprit bourgeois dans les hiérarchies et
l’ordre général de l’État. Cela ne signifie pas, bien entendu, que les
militaires proprement dits doivent diriger la chose publique – en dehors
de cas exceptionnels, un « régime de généraux » serait, dans les
conditions actuelles, fâcheux – mais qu’on reconnaît aux vertus, aux
exigences et aux sentiments militaires, une dignité supérieure. Il ne
s’agit pas non plus d’un « idéal de caserne », d’une « casernisation »
de l’existence (ce qui est une des caractéristiques du totalitarisme),
synonyme de raideur et de discipline mécanique et sans âme. Le goût de
la hiérarchie, des rapports de commandement et d’obéissance, le courage,
les sentiments d’honneur et de fidélité, certaines formes
d’impersonnalité active pouvant aller jusqu’au sacrifice anonyme, des
relations claires et ouvertes d’homme à homme, de camarade à camarade,
de chef à subordonné, telles sont les valeurs caractéristiques vivantes
de ce que nous avons appelé la « société d’hommes ». Ce qui appartient
au seul domaine de l’armée et de la guerre, ne représente, répétons-le,
qu’un aspect particulier de ce système de valeurs.
Julius Evola,
Chapitre IX de "Les hommes au milieu des ruines"