Gianfranco de Turris
Quel effet aurait eu Le recours aux
forêts d'Ernst Jünger s'il avait été traduit vingt ans plus tôt, soit en 1970
plutôt qu'en 1990, avec son titre actuel, Traité du Rebelle? On l'aurait sans
doute vendu à des dizaines de milliers d'exemplaires et serait devenu l'un des livres de
chevet des contestataires, et puis sans doute aussi des terroristes italiens des ³années
de plomb², les rouges comme les noirs. Et aujourd'hui, nous verrions sans doute un jeune
essayiste ou un fonctionnaire besogneux des services secrets se pencher et théoriser le
rapport direct, encore que non mécanique, entre les thèses exposées par Jünger dans
ces quelque cent trente pages d'une lecture peu facile, et la lutte armée des Brigades
Rouges ou des NAR...
Pas de doute là-dessus. En fait, le petit
volume de Jünger, publié en 1951, s'adresse explicitement à ses compatriotes, mais
aussi à tous ceux qui se trouve dans une situation identique, celle de la soumission
physique et spirituelle à des puissances étrangères. Dans cet ouvrage, Jünger fait
aussi directement et indirectement référence à la situation mondiale de 1951: division
de la planète en deux blocs antagonistes, guerre de Corée, course aux armements, danger
d'un conflit nucléaire. Mais en même temps, il nous donne des principes qui valent
encore aujourd'hui et qui auraient été intéressants pour les années 70. Enfin, ce
livre nous donne également une leçon intéressante sur les plans symboliques et
métaphysiques, sans oublier le plan concret (que faire?). En conséquence, le lecteur non
informé du contexte court le danger de ne pas comprendre les arguments du livre, vu son
ambiguité voulue (je crois que Jünger a voulu effectivement cette ambiguité, à cause
du contexte idéologique et international dans lequel il écrivait alors). L'éditeur
Adelphi s'est bien gardé d'éclairer la lanterne du lecteur. Il a réduit ses
commentaires et ses explications aux quelques lignes de la quatrième de couverture. Les
multiples références de Jünger aux faits, événements et personnalités des années 50
restent donc sans explications dans l'édition italienne récente de cet ouvrage
important. Dans l'éditorial, on ne trouve pas d'explication sur ce qu'est la figure de l'Arbeiter,
à laquelle Jünger se réfère et trace un parallèle. Adelphi a traduit Arbeiter
par Lavoratore et non pas Operaio qui est le terme italien que les
jüngeriens ont choisi pour désigner plus spécifiquement l'Arbeiter dans son
¦uvre. Même chose pour le Waldgänger que l'on traduit simplement par Ribelle.
Sua habent fata libelli. Le
destin de ce petit livre fait qu'il n'a été traduit en italien qu'en 1990, ce qui n'a
suscité aucun écho ou presque. Il a été pratiquement ignoré. Pourtant, si l'on scrute
bien entre les lignes, si l'on extrait correctement le noyau de la pensée jüngerienne
au-delà de toutes digressions philosophiques, éthiques, historiques et finalement toutes
les chroniques qui émaillent ce livre, on repèrera aisément une ³consonance² entre Der
Waldgang (1951) et certains ouvrages d'Evola, comme Orientations (1950), Les
hommes au milieu des ruines (1953) et Chevaucher le tigre (1961). On
constatera que c'est le passage des années 40 aux années 50 qui conduisent les deux
penseurs à proposer des solutions assez similaires. Certes, on sait que les deux hommes
avaient beaucoup d'affinités mais que leurs chemins ne se sont séparés sur le plan des
idées seulement quand Jünger s'est rapproché de la religion et du christianisme et
s'est éloigné de certaines de ses positions des années 30. Tous deux ont développé un
regard sur le futur en traînant sur le dos un passé identique (la défaite) qui a
rapproché leurs destins personnels et celui de leurs patries respectives, l'Allemagne et
l'Italie.
Pour commencer, nous avons soit l'Anarque,
soit celui qui entre dans la forêt, deux figures de Jünger qui possèdent plusieurs
traits communs avec l'apolitieia évolienne. Cette apolitieia ne
signifie pas se retirer de la politique, mais y participer sans en être contaminé et
sans devenir sot. Il faut donc rester intimement libre comme celui qui se retire dans une
³cellule monacale² ou dans la ³forêt² intérieure et symbolique. Il faut rester
intimement libre, ne rien concéder au nouveau Léviathan étatique, tout en assumant une
position active, en résistant intellectuellement, culturellement. ³La forêt est
partout² disait Jünger, ³même dans les faubourgs d'une métropole². Il est ainsi sur
la même longueur d'onde qu'Evola, qui écrivait, dans Chevaucher le Tigre que l'on
pouvait se retirer du monde même dans les endroits les plus bruyants et les plus
aliénants de la vie moderne.
Face à une époque d'automatismes, dans
un monde de machines désincarnées, Evola comme Jünger proposaient au début des années
50 de créer une élite: ³des groupes d'élus qui préfèrent le danger à l'esclavage²,
précisait l'écrivain allemand. Ces groupes élitaires, d'une part, auront pour tâche de
critiquer systématiquement notre époque et, d'autre part, de jeter les bases d'une
nouvelle ³restauration conservatrice² qui procurera force et inspiration aux ³pères²
et aux ³mères² (au sens goethéen du terme). En outre, le Waldgänger, le
Rebelle, ³ne se laissera pas imposer la loi d'aucune forme de pouvoir supérieur², ³il
ne trouvera le droit qu'en lui-même², tout comme la ³souveraineté² a abjuré la peur
en elle, prenant même des contacts ³avec des pouvoirs supérieurs aux forces
temporelles². Tout cela amène le Rebelle de Jünger très près de l'³individu absolu²
d'Evola. Etre un ³individu absolu², cela signifie ³être une personne humaine qui se
maintient solide². Le concept et le terme valent pour les deux penseurs. Contre qui et
contre quoi devront s'opposer les destinataires de ce Traité et de ces Orientations?
L'ennemi est commun: c'est la tenaille qui enserre l'Europe, à l'Est et à l'Ouest
(pour utiliser une image typique d'Evola): "Les ennemis sont aujourd'hui tellement
semblables qu'il n'est pas difficile de déceler en eux les divers travestissements d'un
même pouvoir", écrivait Jünger. Pour résister à de tels pouvoirs, Jünger
envisage l'avènement d'un ³nouveau monachisme², qui rappelle le ³nouvel ordre²
préconisé par Evola, qui n'a pas de limites nationales; le rebelle doit défendre ³la
patrie qu'il porte dans son c¦ur², patrie à laquelle il veut ³restituer l'intégrité
quand son extension, ses frontières viennent à être violées². Ce concept va de paire
avec celui de la ³patrie qui ne peut jamais être violée² d'Evola, avec son invitation
impérative de bien séparer le superflu de l'essentiel, d'abandonner le superflu pour
sauver l'essentiel dans les moments dangereux et incertains que vivaient Allemands et
Italiens en 1950-51. Mais cette option reste pleinement valide aujourd'hui...
Le Zeitgeist, l'esprit du
temps, était tel à l'époque qu'il a conduit les deux penseurs à proposer à leurs
contemporains des recettes presque similaires pour résister à la société dans laquelle
ils étaient contraints de vivre, pour échapper aux conditionnements, aux mutations et à
l'absorption qu'elle imposait (processus toutefois indubitable, malgré Evola, qui, à la
fin des années 50, a émis un jugement négatif sur Der Waldgang). "Entrer
en forêt" signifier entrer dans le monde de l'être, en abandonnant celui du
devenir. "Chevaucher le Tigre", pour ne pas être retourné par le Zeitgeist;
devenir ³anarque², maître de soi-même et de sa propre ³clairière² intérieure;
pratiquer l'apolitéia sans aucune compromission. Regarder l'avenir sans
oublier le passé. S'immerger dans la foule en renforçant son propre moi. Affronter le
monde des machines et du nihilisme en se débarrassant de cette idée qui veut que la
fatalité des automatismes conduit nécessairement à la terreur et à l'angoisse.
Entreprendre ³le voyage dans les ténèbres et l'inconnu² blindé par l'art, la
philosophie et la théologie (pour Julius Evola: par le sens du sacré). Tous ces
enseignements sont encore utiles aujourd'hui. Mieux: ils sont indispensables.
(article paru dans Area, avril
98)