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lundi 16 septembre 2013

L'aristocrate et le baron: parallèles entre Jünger et Evola




Gianfranco de Turris

Quel effet aurait eu Le recours aux forêts d'Ernst Jünger s'il avait été traduit vingt ans plus tôt, soit en 1970 plutôt qu'en 1990, avec son titre actuel, Traité du Rebelle? On l'aurait sans doute vendu à des dizaines de milliers d'exemplaires et serait devenu l'un des livres de chevet des contestataires, et puis sans doute aussi des terroristes italiens des ³années de plomb², les rouges comme les noirs. Et aujourd'hui, nous verrions sans doute un jeune essayiste ou un fonctionnaire besogneux des services secrets se pencher et théoriser le rapport direct, encore que non mécanique, entre les thèses exposées par Jünger dans ces quelque cent trente pages d'une lecture peu facile, et la lutte armée des Brigades Rouges ou des NAR...


Pas de doute là-dessus. En fait, le petit volume de Jünger, publié en 1951, s'adresse explicitement à ses compatriotes, mais aussi à tous ceux qui se trouve dans une situation identique, celle de la soumission physique et spirituelle à des puissances étrangères. Dans cet ouvrage, Jünger fait aussi directement et indirectement référence à la situation mondiale de 1951: division de la planète en deux blocs antagonistes, guerre de Corée, course aux armements, danger d'un conflit nucléaire. Mais en même temps, il nous donne des principes qui valent encore aujourd'hui et qui auraient été intéressants pour les années 70. Enfin, ce livre nous donne également une leçon intéressante sur les plans symboliques et métaphysiques, sans oublier le plan concret (que faire?). En conséquence, le lecteur non informé du contexte court le danger de ne pas comprendre les arguments du livre, vu son ambiguité voulue (je crois que Jünger a voulu effectivement cette ambiguité, à cause du contexte idéologique et international dans lequel il écrivait alors). L'éditeur Adelphi s'est bien gardé d'éclairer la lanterne du lecteur. Il a réduit ses commentaires et ses explications aux quelques lignes de la quatrième de couverture. Les multiples références de Jünger aux faits, événements et personnalités des années 50 restent donc sans explications dans l'édition italienne récente de cet ouvrage important. Dans l'éditorial, on ne trouve pas d'explication sur ce qu'est la figure de l'Arbeiter, à laquelle Jünger se réfère et trace un parallèle. Adelphi a traduit Arbeiter par Lavoratore et non pas Operaio  qui est le terme italien que les jüngeriens ont choisi pour désigner plus spécifiquement l'Arbeiter dans son ¦uvre. Même chose pour le Waldgänger que l'on traduit simplement par Ribelle.

 
Sua habent fata libelli.  Le destin de ce petit livre fait qu'il n'a été traduit en italien qu'en 1990, ce qui n'a suscité aucun écho ou presque. Il a été pratiquement ignoré. Pourtant, si l'on scrute bien entre les lignes, si l'on extrait correctement le noyau de la pensée jüngerienne au-delà de toutes digressions philosophiques, éthiques, historiques et finalement toutes les chroniques qui émaillent ce livre, on repèrera aisément une ³consonance² entre Der Waldgang (1951) et certains ouvrages d'Evola, comme Orientations (1950), Les hommes au milieu des ruines (1953) et Chevaucher le tigre  (1961). On constatera que c'est le passage des années 40 aux années 50 qui conduisent les deux penseurs à proposer des solutions assez similaires. Certes, on sait que les deux hommes avaient beaucoup d'affinités mais que leurs chemins ne se sont séparés sur le plan des idées seulement quand Jünger s'est rapproché de la religion et du christianisme et s'est éloigné de certaines de ses positions des années 30. Tous deux ont développé un regard sur le futur en traînant sur le dos un passé identique (la défaite) qui a rapproché leurs destins personnels et celui de leurs patries respectives, l'Allemagne et l'Italie. 

Pour commencer, nous avons soit l'Anarque, soit celui qui entre dans la forêt, deux figures de Jünger qui possèdent plusieurs traits communs avec l'apolitieia évolienne. Cette apolitieia  ne signifie pas se retirer de la politique, mais y participer sans en être contaminé et sans devenir sot. Il faut donc rester intimement libre comme celui qui se retire dans une ³cellule monacale² ou dans la ³forêt² intérieure et symbolique. Il faut rester intimement libre, ne rien concéder au nouveau Léviathan étatique, tout en assumant une position active, en résistant intellectuellement, culturellement. ³La forêt est partout² disait Jünger, ³même dans les faubourgs d'une métropole². Il est ainsi sur la même longueur d'onde qu'Evola, qui écrivait, dans Chevaucher le Tigre que l'on pouvait se retirer du monde même dans les endroits les plus bruyants et les plus aliénants de la vie moderne. 

Face à une époque d'automatismes, dans un monde de machines désincarnées, Evola comme Jünger proposaient au début des années 50 de créer une élite: ³des groupes d'élus qui préfèrent le danger à l'esclavage², précisait l'écrivain allemand. Ces groupes élitaires, d'une part, auront pour tâche de critiquer systématiquement notre époque et, d'autre part, de jeter les bases d'une nouvelle ³restauration conservatrice² qui procurera force et inspiration aux ³pères² et aux ³mères² (au sens goethéen du terme). En outre, le Waldgänger,  le Rebelle, ³ne se laissera pas imposer la loi d'aucune forme de pouvoir supérieur², ³il ne trouvera le droit qu'en lui-même², tout comme la ³souveraineté² a abjuré la peur en elle, prenant même des contacts ³avec des pouvoirs supérieurs aux forces temporelles². Tout cela amène le Rebelle de Jünger très près de l'³individu absolu² d'Evola. Etre un ³individu absolu², cela signifie ³être une personne humaine qui se maintient solide². Le concept et le terme valent pour les deux penseurs. Contre qui et contre quoi devront s'opposer les destinataires de ce Traité  et de ces Orientations?   L'ennemi est commun: c'est la tenaille qui enserre l'Europe, à l'Est et à l'Ouest (pour utiliser une image typique d'Evola): "Les ennemis sont aujourd'hui tellement semblables qu'il n'est pas difficile de déceler en eux les divers travestissements d'un même pouvoir", écrivait Jünger. Pour résister à de tels pouvoirs, Jünger envisage l'avènement d'un ³nouveau monachisme², qui rappelle le ³nouvel ordre² préconisé par Evola, qui n'a pas de limites nationales; le rebelle doit défendre ³la patrie qu'il porte dans son c¦ur², patrie à laquelle il veut ³restituer l'intégrité quand son extension, ses frontières viennent à être violées². Ce concept va de paire avec celui de la ³patrie qui ne peut jamais être violée² d'Evola, avec son invitation impérative de bien séparer le superflu de l'essentiel, d'abandonner le superflu pour sauver l'essentiel dans les moments dangereux et incertains que vivaient Allemands et Italiens en 1950-51. Mais cette option reste pleinement valide aujourd'hui... 
Le Zeitgeist,  l'esprit du temps, était tel à l'époque qu'il a conduit les deux penseurs à proposer à leurs contemporains des recettes presque similaires pour résister à la société dans laquelle ils étaient contraints de vivre, pour échapper aux conditionnements, aux mutations et à l'absorption qu'elle imposait (processus toutefois indubitable, malgré Evola, qui, à la fin des années 50, a émis un jugement négatif sur Der Waldgang).  "Entrer en forêt" signifier entrer dans le monde de l'être, en abandonnant celui du devenir. "Chevaucher le Tigre", pour ne pas être retourné par le Zeitgeist; devenir ³anarque², maître de soi-même et de sa propre ³clairière² intérieure; pratiquer l'apolitéia  sans aucune compromission. Regarder l'avenir sans oublier le passé. S'immerger dans la foule en renforçant son propre moi. Affronter le monde des machines et du nihilisme en se débarrassant de cette idée qui veut que la fatalité des automatismes conduit nécessairement à la terreur et à l'angoisse. Entreprendre ³le voyage dans les ténèbres et l'inconnu² blindé par l'art, la philosophie et la théologie (pour Julius Evola: par le sens du sacré). Tous ces enseignements sont encore utiles aujourd'hui. Mieux: ils sont indispensables. 

(article paru dans Area,  avril 98)