Martin Heidegger
Essais et conférences
[1953]
(Éd. Gallimard, trad. André Préau, 1958,
p. 9-48)
Dans ce qui
suit nous questionnons au sujet de la technique. Questionner, c’est
travailler à un chemin, le construire. C’est pourquoi il est opportun de
penser avant tout au chemin et de ne pas s’attacher à des propositions ou
appellations particulières. Le chemin est un chemin de la pensée. Tous les
chemins de la pensée conduisent, d’une façon plus ou moins perceptible et par
des passages inhabituels, à travers le langage. Nous questionnons au sujet de
la technique et voudrions ainsi préparer un libre rapport à elle. Le rapport
est libre, quand il ouvre notre être (Dasein) à l’essence (Wesen)
de la technique. Si nous répondons à cette essence, alors nous pouvons prendre
conscience de la technicité dans sa limitation.
La technique
n’est pas la même chose que l’essence de la technique. Quand nous recherchons
l’essence de l’arbre, nous devons comprendre que ce qui régit tout arbre en
tant qu’arbre n’est pas lui-même un arbre qu’on puisse rencontrer parmi les
autres arbres.
De même
l’essence de la technique n’est absolument rien de technique. Aussi ne
percevrons-nous jamais notre rapport à l’essence de la technique, aussi
longtemps que nous nous bornerons à nous représenter la technique et à la
pratiquer, à nous en accommoder ou à la fuir. Nous demeurons partout enchaînés
à la technique et privés de liberté, que nous l’affirmions avec passion ou que
nous la niions pareillement. Quand cependant nous considérons la technique
comme quelque chose de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la
pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd’hui d’une faveur
toute particulière, nous rend complètement aveugles en face de l’essence de la
technique.
On a
longtemps enseigné que l’essence d’une chose est ce que cette
chose est. Nous questionnons au sujet de la technique, quand nous demandons ce
qu’elle est. Un chacun connaît les deux réponses qui sont faites à cette
question. D’après l’une, la technique est le moyen de certaines fins. Suivant
l’autre, elle est une activité de l’homme. Ces deux manières de caractériser la
technique sont solidaires l’une de l’autre. Car poser des fins, constituer et
utiliser des moyens, sont des actes de l’homme. La fabrication et l’utilisation
d’outils, d’instruments et de machines font partie de ce qu’est la technique.
En font partie ces choses mêmes qui sont fabriquées et utilisées, et aussi les besoins
et les fins auxquels elles servent. L’ensemble de ces dispositifs est la
technique. Elle est elle-même un dispositif (Einrichtung), en latin un instrumentum.
La
représentation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen et
une activité humaine, peut donc être appelée la conception instrumentale et
anthropologique de la technique.
Qui voudrait
nier qu’elle soit exacte ? Elle se conforme visiblement à ce que l’on a
sous les yeux lorsqu’on parle de technique. La conception instrumentale de la
technique est même exacte d’une façon si peu rassurante qu’elle est aussi
applicable à la technique moderne, dont on affirme d’ailleurs, avec un certain
droit, que par rapport à la technique artisanale antérieure elle est quelque
chose de tout à fait autre, donc de nouveau. Une centrale électrique, elle
aussi, avec ses turbines et ses dynamos, est un moyen construit par l’homme
pour une fin posée par l’homme. L’avion à réaction, la machine à haute
fréquence, sont des moyens pour des fins. Naturellement une station de radar
est moins simple qu’une girouette. Naturellement, la construction d’une machine
à haute fréquence exige le jeu combiné de différents procédés de la technique
industrielle. Naturellement, une scierie travaillant dans une vallée perdue de
la Forêt-Noire est un moyen primitif, comparée à la centrale électrique du
Rhin.
Il demeure
exact que la technique moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins. C’est
pourquoi la conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour
placer l’homme dans un rapport juste à la technique. Le point essentiel est de
manier de la bonne façon la technique entendue comme moyen. On veut, comme on
dit, « prendre en main » la technique et l’orienter vers des fins
« spirituelles ». On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le
maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage
d’échapper au contrôle de l’homme.
Mais
supposons maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen :
quelles chances restent alors à la volonté de s’en rendre maître ? Nous
disions pourtant que la conception instrumentale de la technique était
exacte ; et elle l’est bien aussi. La vue exacte observe toujours, dans ce
qui est devant nous, quelque chose de juste. Mais, pour être exacte,
l’observation n’a aucun besoin de dévoiler l’essence de ce qui est devant nous.
C’est là seulement où pareil dévoilement a lieu que le vrai se produit[1].
C’est pourquoi ce qui est simplement exact n’est pas encore le vrai. Ce dernier
seul nous établit dans un rapport libre à ce qui s’adresse à nous à partir de
sa propre essence. La conception instrumentale de la technique, bien qu’exacte,
ne nous révèle donc pas encore son essence. Afin de parvenir jusqu’à celle-ci
ou du moins de nous en approcher, il nous faut chercher le vrai à travers
l’exact. Il nous faut demander : qu’est-ce que le caractère instrumental
lui-même ? De quoi relèvent des choses telles qu’un moyen et une
fin ? Un moyen est ce par quoi quelque chose est opéré et ainsi obtenu. Ce
qui a un effet comme conséquence, on l’appelle cause. Mais ce par le moyen de
quoi une autre chose est opérée n’est pas seul à être une cause. La fin, selon
laquelle la nature des moyens est déterminée, est aussi regardée comme cause. La
où des fins sont recherchées et des moyens utilisés, où l’instrumentalité est
souveraine, là domine la causalité.
Depuis des
siècles, la philosophie enseigne qu’il y a quatre causes : 1e
la causa materialis, la matière avec laquelle, par exemple, on fabrique
une coupe d’argent ; 2e la causa formalis, la
forme, dans laquelle entre la matière ; 3e la causa finalis,
la fin, par exemple le sacrifice, par lequel sont déterminées la forme et la
matière de la coupe dont on a besoin ; 4e la causa efficiens,
celle qui produit l’effet, la coupe réelle achevée : l’orfèvre. Ce qu’est
la technique, représentée comme moyen, se dévoilera lorsque nous aurons ramené
l’instrumentalité à la quadruple causalité.
Mais si la
causalité, de son côté, cachait dans l’obscurité ce qu’elle est ! À vrai
dire, depuis des siècles, on fait comme si la doctrine des quatre causes était
une vérité tombée du ciel et qu’elle fût claire comme le jour. Le moment,
toutefois, pourrait être venu de demander : pourquoi y a-t-il précisément
quatre causes ? quand on parle d’elles, que veut dire à proprement parler
le mot « cause » ? À partir de quoi le caractère causal
des quatre causes se détermine-t-il d’une façon si une qu’elles soient
solidaires les unes des autres ?
Aussi
longtemps que nous n’attaquons pas ces questions, la causalité, et avec elle
l’instrumentalité, et avec celle-ci la conception courante de la technique,
demeurent obscures et flottantes.
La coutume,
depuis longtemps, est de représenter la cause comme ce qui opère. Opérer veut
dire alors : obtenir des résultats, des effets. La causa efficiens,
l’une des quatre causes, marque la causalité d’une façon déterminante. Cela va
si loin que l’on ne compte plus du tout la causa finalis, la
finalité, comme rentrant dans la causalité. Causa, casus se
rattachent au verbe cadere, tomber, et signifient ce qui fait en sorte
que quelque chose dans le résultat « échoie » de telle ou telle
manière. La doctrine des quatre causes remonte à Aristote. Cependant tout ce
que les époques ultérieures cherchent chez les Grecs sous la représentation et
l’appellation de « causalité » n’a, dans le domaine de la pensée
grecque et pour elle, rien de commun avec l’opérer et l’effectuer. Ce que nous
nommons cause (Ursache), ce que les Romains appelaient causa, se
disait chez les Grecs aition : ce qui répond[1]
d’une autre chose. Les quatre causes sont les modes, solidaires entre eux, de
l’« acte dont on répond » (Verschulden). Un exemple peut éclairer
ceci.
L’argent est
ce de quoi la coupe d’argent est faite. En tant que cette matière (ulh), il est
co-responsable de la coupe. Celle-ci doit à l’argent ce de quoi elle est
faite, elle l’a grâce à lui. Mais elle ne reste pas seulement redevable envers
l’argent. En tant que coupe, ce qui est redevable envers l’argent apparaît sous
l’aspect extérieur d’une coupe, et non sous celui d’une agrafe ou d’un anneau.
Il est donc en même temps redevable à l’aspect (eidoV) de sa forme de coupe. L’argent, dans
lequel est entré l’aspect d’une coupe, l’aspect, sous lequel apparaît la chose
d’argent, sont tous deux, à leur manière, co-responsables de la coupe
sacrificielle.
Un troisième
facteur, cependant, demeure avant tout responsable de la coupe. C’est ce qui
l’inclut au préalable dans le domaine de la consécration et de l’offrande. Elle
est ainsi définie comme chose sacrificielle. Ce qui dé-finit termine la chose.
La chose ne cesse pas avec cette « fin », mais commence à partir
d’elle comme ce qu’elle sera après la fabrication. Ce qui en ce sens termine
et achève se dit en grec teloV, mot qu’on traduit trop fréquemment par « but »
et « fin » et qu’ainsi on interprète mal. Le teloV est responsable de ce qui
comme matière et de ce qui comme aspect est co-responsable de la coupe sacrificielle.
Un quatrième
facteur enfin répond aussi de la présence et de la disponibilité de la coupe
sacrificielle achevée : c’est l’orfèvre ; mais nullement en ceci que
par son opération il produit la coupe sacrificielle achevée comme effet d’une
fabrication : nullement en tant que causa efficiens.
La doctrine d’Aristote
ne connaît pas la cause que ce nom désigne, pas plus qu’elle n’emploie un terme
grec correspondant.
L’orfèvre
considère et il rassemble les trois modes mentionnés de l’« acte dont on
répond » (Verschulden). Considérer (überlegen) se dit en
grec legein,
logoV et
repose dans l’apofainesqai,
dans le faire-apparaître. L’orfèvre est co-responsable comme ce à partir de
quoi la pro-duction et le reposer-sur-soi de la coupe sacrificielle trouvent et
conservent leur première émergence[1].
Les trois modes précités de l’« acte dont on répond » doivent à la
réflexion de l’orfèvre d’apparaître et d’entrer en jeu dans la production de la
coupe ; ils lui doivent aussi la manière dont ils le font.
La coupe
sacrificielle, présente et à notre disposition, est ainsi régie par les quatre
modes de l’« acte dont on répond ». Ils diffèrent entre eux et sont
pourtant solidaires les uns des autres. Qu’est-ce qui les unit au préalable ?
Dans quel milieu joue le jeu concerté des quatre modes de l’« acte dont on
répond » ? D’où provient l’unité des quatre causes ? Que veut
dire, pensé à la grecque, cet « acte dont on répond » ?
Nous autres,
hommes d’aujourd’hui, inclinons trop facilement à comprendre l’« acte dont
on répond » en mode moral, comme un manquement ou encore à l’interpréter
comme une sorte d’opération. Dans les deux cas, nous nous fermons le chemin
conduisant vers le sens premier de ce qu’on a appelé plus tard « causalité ».
Aussi longtemps que ce chemin ne s’ouvre pas à nous, nous n’apercevons pas non
plus ce qu’est proprement cette instrumentalité qui repose dans la causalité.
Pour nous
prémunir contre ces fausses interprétations de l’« acte dont on
répond », nous éclairerons ses quatre modes en partant de ce dont ils ont
à répondre. Pour reprendre notre exemple, ils répondent de ceci que la coupe
d’argent est devant nous et à notre disposition comme chose servant au
sacrifice. Être devant et à la disposition (upokeisqai) caractérisent la présence d’une
chose présente (das Anwesen eines Anwesenden). Les
quatre modes de l’acte dont on répond conduisent quelque chose vers son
« apparaître ». Ils le laissent advenir dans
l’« être-près-de » (An-wesen). Ils le libèrent dans cette
direction et le laissent s’avancer (lassen… an), à savoir dans
sa venue parfaite. L’acte dont on répond a le trait fondamental de ce
laisser-s’avancer dans la venue. Au sens d’un pareil laisser-s’avancer, l’acte
dont on répond est le « faire-venir » (Ver-an-lassen)[1].
Considérant le sentiment qu’avaient les Grecs de l’« acte dont on
répond », de l’aitia,
nous donnons maintenant au mot ver-an-lassen un sens plus large (que le
sens habituel), de façon que ce mot exprime l’essence de la causalité telle que
les Grecs la pensaient. Au contraire, la signification courante et plus étroite
d’« occasionner » n’évoque rien de plus qu’un choc initial et un
déclenchement et désigne une sorte de cause secondaire dans l’ensemble de la
causalité.
Dans quel
domaine, cependant, joue le jeu concerté des quatre modes du
« faire-venir » ? Ce qui n’est pas encore présent, ils le laissent
arriver dans la présence. Ainsi sont-ils régis d’une façon une par un conduire,
qui conduit une chose présente dans l’« apparaître ». Dans une phrase
du Banquet (205b), Platon nous dit ce qu’est cet acte de
conduire :
h gar toi ek tou mh
ontoV eiV to on ionti otwoun aitia pasa esti poihsiV.
« Tout
faire-venir (Veranlassung), pour ce — quel qu’il soit — qui passe et
s’avance du non-présent dans la présence, est poihsiV, est pro-duction (Her-vor-bringen). »
Le point
essentiel est que nous prenions la pro-duction dans toute sa portée et en même
temps au sens des Grecs. Une pro-duction, poihsiV, n’est pas seulement la fabrication
artisanale, elle n’est pas seulement l’acte poétique et artistique qui fait
apparaître et informe en image. La fusiV par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi une
pro-duction, est poihsiV.
La fusiV
est même poihsiV
au sens le plus élevé. Car ce qui est présent fusei a en soi (en eautw) (cette possibilité de)
s’ouvrir (qui est impliquée dans) la pro-duction, par exemple (la possibilité
qu’a) la fleur de s’ouvrir dans la floraison. Au contraire, ce qui est
pro-duit par l’artisan ou l’artiste, par exemple la coupe d’argent, n’a pas en
soi (la possibilité de) s’ouvrir (impliquée dans) la pro-duction, mais il l’a
dans un autre (en
allw), dans l’artisan ou dans l’artiste.
Les modes du
faire-venir, les quatre causes, jouent donc à l’intérieur de la pro-duction.
C’est par celle-ci que, chaque fois, vient au jour aussi bien ce qui croît dans
la nature que ce qui est l’œuvre du métier ou des arts.
Mais comment
a lieu la pro-duction, soit dans la nature, soit dans le métier ou dans
l’art ? Qu’est-ce que le pro-duire, dans lequel joue le quadruple mode du
faire-venir ? Le faire-venir concerne la présence de tout ce qui apparaît
au sein du pro-duire. Le pro-duire fait passer de l’état caché à l’état non caché[1],
il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vor-bringen) a
lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché[1].
Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le dévoilement[1].
Les Grecs ont pour ce dernier le nom d’alhqeia, que les Romains ont traduit par veritas.
Nous autres Allemands disons Wahrheit (vérité) et l’entendons
habituellement comme l’exactitude de la représentation.
Où nous
sommes-nous égarés ? Nous demandions ce qu’est la technique et sommes
maintenant arrivés devant l’alhqeia, devant le dévoilement. En quoi l’essence de la
technique a-t-elle affaire avec le dévoilement ? Réponse : en tout.
Car tout « pro-duire » se fonde dans le dévoilement. Or, celui-ci
rassemble en lui les quatre modes du faire-venir — la causalité — et les régit.
Dans son domaine rentrent les fins et les moyens, et aussi l’instrumentalité.
Celle-ci passe pour être le trait fondamental de la technique. Si, précisant
peu à peu notre question, nous demandons ce qu’est proprement la technique
entendue comme moyen, alors nous arrivons au dévoilement. En lui réside la
possibilité de toute fabrication productrice.
Ainsi la
technique n’est pas seulement un moyen : elle est un mode du dévoilement.
Si nous la considérons ainsi, alors s’ouvre à nous, pour l’essence de la
technique, un domaine tout à fait différent. C’est le domaine du dévoilement,
c’est-à-dire de la véri-té ( Wahr-heit).
Cette
perspective nous étonne. Il faut aussi qu’elle nous étonne, le plus longtemps
possible, et d’une manière si pressante que nous prenions enfin au sérieux la
simple question : que dit donc le mot de « technique » ? Le
mot vient de grec : tecnikon désigne ce qui appartient à la tecnh. Quant au sens de ce dernier
mot, nous devons tenir compte de deux points. D’abord tecnh ne désigne pas seulement le
« faire » de l’artisan et son art, mais aussi l’art au sens élevé du
mot et les beaux-arts. La tecnh fait partie du pro-duire, de la poihsiV ; elle est quelque
chose de « poiétique ».
L’autre point
à considérer au sujet du mot tecnh est encore plus important. Jusqu’à l’époque de Platon, le
mot tecnh
est toujours associé au mot episthmh. Tous deux sont des noms de la connaissance au sens le
plus large. Ils désignent le fait de pouvoir se retrouver en quelque chose, de
s’y connaître. La connaissance donne des ouvertures. En tant que telle, elle
est un dévoilement. Dans une étude particulière (Eth. Nic., VI,
ch. 3 et 4), Aristote distingue l’episthmh et la tecnh, et cela sous le rapport de ce qu’elles dévoilent et de la
façon dont elles le dévoilent. La tecnh est un mode de l’alhqeuein. Elle dévoile ce qui ne se
pro-duit pas soi-même et n’est pas encore devant nous, ce qui peut donc
prendre, tantôt telle apparence, telle tournure, et tantôt telle autre. Qui
construit une maison ou un bateau, qui façonne une coupe sacrificielle dévoile
la chose à pro-duire suivant les perspectives des quatre modalités du
« faire-venir ». Ce dévoilement rassemble au préalable l’apparence
extérieure et la matière du bateau ou de la maison, dans la perspective de la
chose achevée et complètement vue, et il arrête à partir de là les modalités
de la fabrication. Ainsi le point décisif, dans la tecnh, ne réside aucunement dans
l’action de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation de moyens,
mais dans le dévoilement dont nous parlons. C’est comme dévoilement, non comme
fabrication, que la tecnh
est une pro-duction.
Il suffit
ainsi de montrer ce que dit le mot tecnh et comment les Grecs concevaient ce qu’il désigne pour que
nous soyons conduits vers la même connexion qui s’est révélée à nous, lorsque
nous recherchions ce qu’était en vérité l’instrumentalité en tant que telle.
La technique
est un mode du dévoilement. La technique déploie son être (west) dans la
région où le dévoilement et la non-occultation, où alhqeia, où la vérité a lieu.
À cette
détermination de la région où doit être cherchée l’essence de la technique, on
peut objecter qu’elle est certes valable pour la pensée grecque et qu’à mettre
les choses au mieux elle convient pour la technique artisanale, mais qu’elle
n’est pas applicable à la technique moderne, qui est motorisée. Or, c’est elle
précisément (la technique moderne) et elle seule l’élément inquiétant qui nous
pousse à demander ce qu’est « la » technique. On dit que la technique
moderne est différente de toutes celles d’autrefois, au point de ne pouvoir
leur être comparée, parce qu’elle est fondée sur la science moderne, exacte,
de la nature. Entre temps, on a vu clairement que l’inverse aussi était
vrai : la physique moderne, en tant qu’expérimentale, dépend d’un matériel
technique et est liée aux progrès de la construction des appareils. Cette
relation réciproque de la technique et de la physique est bien exacte ;
mais la constatation qui en est faite demeure une simple constatation
« historique[1] »
de faits et elle ne nous dit rien du fondement de cette relation réciproque. La
question décisive demeure pourtant : quelle est donc l’essence de la
technique moderne, pour que celle-ci puisse s’aviser d’utiliser les sciences
exactes de la nature ?
Qu’est-ce que
la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C’est seulement
lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu’il y a de
nouveau dans la technique moderne se montre à nous.
Le
dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une
pro-duction au sens de la poihsiV. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une
pro-vocation (Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure
de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert)
et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ?
Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son
souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en
mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler.
Une région,
au contraire, est pro-voquée à l’extraction de charbon et de minerais.
L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme
entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait
autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore :
entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas
la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de
croissance et il veille à ce qu’elle prospère. Dans l’intervalle, la culture
des champs, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de
culture (Bestellen) d’un autre genre, qui requiert (stellt)
la nature. Il la requiert au sens de la pro-vocation. L’agriculture est
aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée. L’air est requis pour la
fourniture d’azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour
celle d’uranium, celui-ci pour celle d’énergie atomique, laquelle peut être
libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique.
Le
« requérir », qui pro-voque les énergies naturelles, est un
« avancement » (ein Fördern) en un double sens. Il fait
avancer, en tant qu’il ouvre et met au jour. Cet avancement, toutefois, vise au
préalable à faire avancer une autre chose, c’est-à-dire à la pousser en avant
vers son utilisation maximum et aux moindres frais. Le charbon extrait (gefördert)
dans le bassin houiller n’est pas « mis là » pour qu’il soit
simplement là et qu’il soit là n’importe où. Il est stocké, c’est-à-dire qu’il
est sur place pour que la chaleur solaire emmagasinée en lui puisse être
« commise ». Celle-ci est provoquée à livrer une forte chaleur,
laquelle est commise (bestellt) à la livraison de la vapeur, dont la
pression actionne un mécanisme et par là maintient une fabrique en activité.
La centrale
électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de
livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner.
Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant
électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux
fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une
l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin
apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas
construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des
siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans
la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de
pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. Afin de voir et
de mesurer, ne fût-ce que de loin, l’élément monstrueux qui domine ici,
arrêtons-nous un instant sur l’opposition qui apparaît entre les deux
intitulés : « Le Rhin », muré dans l’usine d’énergie, et
« Le Rhin », titre de cette œuvre d’art qu’est un hymne de
Hölderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du
paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un
objet pour lequel on passe une commande (bestellbar), l’objet d’une
visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt)
là-bas une industrie des vacances.
Le
dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le caractère d’une
interpellation (Stellen) au sens d’une pro-vocation. Celle-ci a lieu
lorsque l’énergie cachée dans la nature est libérée, que ce qui est ainsi
obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé à son tour
réparti et le réparti à nouveau commué. Obtenir, transformer, accumuler,
répartir, commuer sont des modes du dévoilement. Mais celui-ci ne se déroule
pas purement et simplement. Il ne se perd pas non plus dans l’indéterminé. Le
dévoilement se dévoile à lui-même ses propres voies, enchevêtrées de façons
multiples, et il se les dévoile en tant qu’il les dirige. La direction
elle-même, de son côté, est partout assurée. Direction et assurance (de
direction) sont même les traits principaux du dévoilement qui provoque.
Maintenant
quelle sorte de dévoilement convient à ce qui se réalise par l’interpellation
pro-voquante ? Ce qui se réalise ainsi est partout commis à être
sur-le-champ au lieu voulu, et à s’y trouver de telle façon qu’il puisse être
commis à une commission ultérieure[1].
Ce qui est ainsi commis a sa propre position-et-stabilité (Stand). Cette
position stable nous l’appelons le « fonds » (Bestand).
Le mot dit ici plus que stock et des choses plus essentielles. Le mot
« fonds » est maintenant promu à la dignité d’un titre[1].
Il ne caractérise rien de moins que la manière dont est présent tout ce qui est
atteint par le dévoilement qui pro-voque. Ce qui est là (steht) au sens
du fonds (Bestand) n’est plus en face de nous comme objet (Gegenstand).
Mais un avion
commercial, posé sur sa piste de départ, est pourtant un objet !
Certainement. Nous pouvons nous représenter ainsi cet engin. Mais alors il
cache ce qu’il est et la façon dont il est. Sur la piste où il se tient, il ne
se dévoile comme fonds que pour autant qu’il est commis à assurer la possibilité
d’un transport. Pour cela il faut qu’il soit commissible, c’est-à-dire prêt à
s’envoler, et qu’il le soit dans toute sa construction, dans chacune de ses
parties. (Ce serait ici le lieu d’examiner la définition que Hegel donne de la
machine, à savoir un instrument indépendant. Du point de vue de l’instrument
artisanal, cette caractérisation est exacte. Mais ainsi justement la machine
n’est pas pensée à partir de l’essence de la technique, dont pourtant elle
relève. Du point de vue du fonds, la machine est absolument dépendante ;
car elle tient son être uniquement d’une commission donnée à du commissible.)
Si en ce
moment, où nous tentons de montrer la technique moderne comme le dévoilement
qui provoque, les expressions « interpeller »,
« commettre », « fonds » s’imposent à nous et s’accumulent
d’une manière sèche, uniforme, donc ennuyeuse, ce fait a sa raison d’être dans
le sujet qui est en question.
Qui accomplit
l’interpellation pro-voquante, par laquelle ce qu’on appelle le réel est
dévoilé comme fonds ? L’homme, manifestement. Dans quelle mesure peut il
opérer un pareil dévoilement ? L’homme peut sans doute, de telle ou telle
façon, se représenter ou façonner ceci ou cela, ou s’y adonner ; mais il
ne dispose point de la non-occultation dans laquelle chaque fois le réel se
montre ou se dérobe. Si depuis Platon le réel se montre dans la lumière
d’idées, ce n’est pas Platon qui en est cause. Le penseur a seulement répondu à
ce qui se déclarait à lui.
C’est
seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà pro-voqué à libérer
les énergies naturelles que ce dévoilement qui commet peut avoir lieu. Lorsque
l’homme y est pro-voqué, y est commis, alors l’homme ne fait-il pas aussi
partie du fonds, et d’une manière encore plus originelle que la nature ?
La façon dont on parle couramment de matériel humain, de l’effectif des malades
d’une clinique, le laisserait penser. Le garde forestier qui mesure le bois
abattu et qui en apparence suit les mêmes chemins et de la même manière que le
faisait son grand-père est aujourd’hui, qu’il le sache ou non, commis par
l’industrie du bois. Il est commis à faire que la cellulose puisse être commise
et celle-ci de son côté est provoquée par les demandes de papier pour les
journaux et les magazines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent
l’opinion publique, pour qu’elle absorbe les choses imprimées, afin
qu’elle-même puisse être commise à une formation d’opinion dont on a reçu la
commande. Mais justement parce que l’homme est pro-voqué d’une façon plus
originelle que les énergies naturelles, à savoir au « commettre », il
ne devient jamais pur fonds. En s’adonnant à la technique, il prend part au
commettre comme à un mode du dévoilement. Or, la non-occultation elle-même, à
l’intérieur de laquelle le commettre se déploie, n’est jamais le fait de
l’homme, aussi peu que l’est le domaine que déjà l’homme traverse, chaque fois
que comme sujet il se rapporte à un objet.
Où et comment
a lieu le dévoilement, s’il n’est pas le simple fait de l’homme ? Nous
n’avons pas à aller chercher bien loin. Il est seulement nécessaire de
percevoir sans prévention ce qui a toujours réclamé l’homme dans une parole à
lui adressée, et cela d’une façon si décidée qu’il ne peut jamais être homme,
si ce n’est comme celui auquel une telle parole s’adresse. Partout où l’homme
ouvre son œil et son oreille, déverrouille son cœur, se donne à la pensée et
considération d’un but, partout où il forme et œuvre, demande et rend grâces,
il se trouve déjà conduit dans le non-caché. La non-occultation de ce dernier
s’est déjà produite, aussi souvent qu’elle é-voque l’homme dans les modes du
dévoilement qui lui sont mesurés et assignés. Quand l’homme à l’intérieur de la
non-occultation dévoile à sa manière ce qui est présent, il ne fait que répondre
à l’appel de la non-occultation, là même où il le contredit. Ainsi quand
l’homme cherchant et considérant suit à la trace[1]
la nature comme un district de sa représentation, alors il est déjà réclamé par
un mode du dévoilement, qui le pro-voque à aborder la nature comme un objet de
recherche, jusqu’à ce que l’objet, lui aussi, disparaisse dans le sans-objet
du fonds.
Ainsi la
technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n’est-elle pas un acte
purement humain. C’est pourquoi il nous faut prendre telle qu’elle se montre
cette pro-vocation qui met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds.
Cette pro-vocation rassemble l’homme dans le commettre. Pareil
« rassemblant » concentre l’homme (sur la tâche) de commettre le réel
comme fonds.
Ce qui
originellement déploie les monts (Berge) en lignes et les traverse comme
une réunion de plis, c’est le « rassemblant » que nous appelons Gebirg
(montagnes).
Ce qui
rassemble d’une façon originelle et à partir de quoi se déploient les modes de
notre humeur nous l’appelons le cœur (Gemüt).
Maintenant
cet appel pro-voquant qui rassemble l’homme (autour de la tâche) de commettre
comme fonds ce qui se dévoile, nous l’appelons — l’Arraisonnement[1].
Nous nous
risquons à employer ce mot (Gestell) dans un sens qui jusqu’ici était
parfaitement insolite.
Suivant sa signification
habituelle, le mot
Gestell désigne un objet d’utilité, par exemple une étagère pour livres. Un squelette s’appelle aussi un Gestell. Et l’utilisation du mot Gestell qu’on exige maintenant de nous[1] parait aussi affreuse que ce squelette, pour ne rien dire de l’arbitraire avec lequel les mots d’une langue faite sont ainsi maltraités. Peut-on pousser la bizarrerie encore plus loin ? Sûrement pas. Seulement cette bizarrerie est un vieil usage de la pensée. Et les penseurs, à vrai dire, s’y conforment justement lorsqu’il s’agit de penser ce qu’il y a de plus élevé. Nous autres, tard-venus, ne pouvons plus mesurer la portée de l’acte par lequel Platon ose employer le mot eidoV pour ce qui déploie son être en tout et en un chacun. Car, dans la langue de tous les jours, eidoV signifie l’aspect qu’une chose visible offre à notre œil corporel. Platon exige cependant de ce mot quelque chose de très insolite : qu’il désigne ce qui précisément n’est pas, n’est jamais perceptible par les yeux du corps. Mais même ainsi on n’en a pas encore fini avec l’extraordinaire. Car idea ne désigne pas seulement l’aspect non sensible de ce qui est sensiblement visible. Ce qui constitue l’essence dans ce qu’on peut entendre, toucher, sentir, dans tout ce qui est de quelque manière accessible : cela est appelé « aspect », idea, et est aussi tel. Au regard de ce que Platon, ici et dans d’autres cas, exige de la langue et de la pensée, l’usage que nous nous permettons de faire en ce moment du mot Gestell pour désigner l’essence de la technique moderne, est presque inoffensif. Cet usage que nous demandons, cependant, demeure une exigence et prête à malentendu.
Gestell désigne un objet d’utilité, par exemple une étagère pour livres. Un squelette s’appelle aussi un Gestell. Et l’utilisation du mot Gestell qu’on exige maintenant de nous[1] parait aussi affreuse que ce squelette, pour ne rien dire de l’arbitraire avec lequel les mots d’une langue faite sont ainsi maltraités. Peut-on pousser la bizarrerie encore plus loin ? Sûrement pas. Seulement cette bizarrerie est un vieil usage de la pensée. Et les penseurs, à vrai dire, s’y conforment justement lorsqu’il s’agit de penser ce qu’il y a de plus élevé. Nous autres, tard-venus, ne pouvons plus mesurer la portée de l’acte par lequel Platon ose employer le mot eidoV pour ce qui déploie son être en tout et en un chacun. Car, dans la langue de tous les jours, eidoV signifie l’aspect qu’une chose visible offre à notre œil corporel. Platon exige cependant de ce mot quelque chose de très insolite : qu’il désigne ce qui précisément n’est pas, n’est jamais perceptible par les yeux du corps. Mais même ainsi on n’en a pas encore fini avec l’extraordinaire. Car idea ne désigne pas seulement l’aspect non sensible de ce qui est sensiblement visible. Ce qui constitue l’essence dans ce qu’on peut entendre, toucher, sentir, dans tout ce qui est de quelque manière accessible : cela est appelé « aspect », idea, et est aussi tel. Au regard de ce que Platon, ici et dans d’autres cas, exige de la langue et de la pensée, l’usage que nous nous permettons de faire en ce moment du mot Gestell pour désigner l’essence de la technique moderne, est presque inoffensif. Cet usage que nous demandons, cependant, demeure une exigence et prête à malentendu.
Arraisonnement
(Ge-stell) : ainsi appelons-nous le rassemblant de cette
interpellation (Stellen) qui requiert l’homme, c’est-à-dire qui le
pro-voque à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du
« commettre ». Ainsi appelons-nous le mode de dévoilement qui régit
l’essence de la technique moderne et n’est lui-même rien de technique. Fait en
revanche partie de ce qui est technique tout ce que nous connaissons en fait de
tiges, de pistons, d’échafaudages, tout ce qui est pièce constitutive de ce
qu’on appelle un montage. Le montage, cependant, avec les pièces constitutives
mentionnées, rentre dans le domaine du travail technique, qui répond toujours
à la pro-vocation de l’Arraisonnement, mais n’est jamais ce dernier ni, encore
moins, ne le produit.
Dans
l’appellation Ge-stell (« Arraisonnement »), le verbe stellen
ne désigne pas seulement la pro-vocation, il doit conserver en même temps les
résonances d’un autre stellen dont il dérive, à savoir celles de cet her-stellen
(« placer debout devant » « fabriquer ») qui est uni à dar-stellen
(« mettre sous les yeux », « exposer ») et qui, au sens de
la poihsiV,
fait apparaître la chose présente dans la non-occultation. Cette production
qui fait apparaître, par exemple, l’érection d’une statue dans l’enceinte du
temple, et d’autre part le commettre pro-voquant que nous considérons en ce
moment sont sans doute radicalement différents et demeurent pourtant apparentés
dans leur être. Tous deux sont des modes du dévoilement, de l’alhqeia. Dans
l’Arraisonnement se produit (ereignet sich) cette non-occultation,
conformément à laquelle le travail de la technique moderne dévoile le réel
comme fonds. Aussi n’est-elle ni un acte humain ni encore moins un simple moyen
inhérent à un pareil acte. La conception purement instrumentale, purement
anthropologique, de la technique devient caduque dans son principe ; on
ne saurait la compléter par une explication métaphysique ou religieuse qui lui
serait simplement annexée.
Il reste vrai
toutefois que l’homme de l’âge technique est pro-voqué au dévoilement d’une
manière qui est particulièrement frappante. Le dévoilement concerne d’abord la
nature comme étant le principal réservoir du fonds d’énergie. Le comportement « commettant »
de l’homme, d’une manière correspondante, se révèle d’abord dans l’apparition
de la science moderne, exacte, de la nature. Le mode de représentation propre à
cette science suit à la trace la nature considérée comme un complexe calculable
de forces. La physique moderne n’est pas une physique expérimentale parce
qu’elle applique à la nature des appareils pour l’interroger, mais inversement :
c’est parce que la physique — et déjà comme pure théorie — met la nature en
demeure (stellt) de se montrer comme un complexe calculable et
prévisible de forces que l’expérimentation est commise à l’interroger, afin
qu’on sache si et comment la nature ainsi mise en demeure répond à l’appel.
Mais la
science mathématique de la nature a vu le jour près de deux siècles avant la
technique moderne. Comment donc aurait-elle pu être alors déjà placée au
service de cette dernière ? Les faits témoignent du contraire. La
technique moderne n’a-t-elle pas fait ses premiers pas seulement lorsqu’elle a
pu s’appuyer sur la science exacte de la nature ? Du point de vue des
calculs de l’« histoire », l’objection demeure correcte. Pensée au
sens de l’histoire, elle passe à côté du vrai[1].
La théorie de
la nature élaborée par la physique moderne a préparé les chemins, non pas à la
technique en premier lieu, mais à l’essence de la technique moderne. Car le
rassemblement qui pro-voque et conduit au dévoilement commettant règne déjà
dans la physique. Mais, en elle, il n’arrive pas encore à se manifester
proprement lui-même. La physique moderne est le précurseur de l’Arraisonnement,
précurseur encore inconnu dans son origine. L’essence de la technique moderne
se cache encore plus longtemps, là même où l’on invente déjà des moteurs, là
même où l’électrotechnique trouve sa voie, où la technique de l’atome est mise
en train.
Tout ce qui
est essentiel (alles Wesende), et non pas seulement l’essence de
la technique moderne, se tient partout en retrait le plus longtemps possible.
Néanmoins, sous le rapport de sa puissance rectrice, il demeure ce qui précède
toute autre chose : ce qui vient des tout premiers temps. Les penseurs
grecs avaient quelque connaissance de cet état de choses lorsqu’ils
disaient : « Plus tôt une chose s’ouvre et exerce sa puissance, et
plus tard elle se manifeste à nous autres hommes. » L’aube originelle ne
se montre à l’homme qu’en dernier lieu. Aussi s’efforcer, dans le domaine de la
pensée, de pénétrer d’une façon encore plus initiale ce qui a été pensé au
commencement n’est pas l’effet d’une volonté absurde de ranimer le passé, mais
le fait d’une disposition calme, où l’on est prêt à s’étonner de ce qui vient à
nous de l’aube première.
Pour la
chronologie de l’« histoire », la science moderne de la nature a
commencé au XVIIe siècle. Au contraire, la technique à base de
moteurs ne s’est pas développée avant la seconde moitié du XVIIIe
siècle. Seulement ce qui est plus tardif pour la constatation
« historique », la technique moderne, est antérieur pour l’histoire,
du point de vue de l’essence qui est en lui et qui le régit.
Si, de plus
en plus, la physique moderne doit s’accommoder du fait que son domaine de
représentation échappe à toute intuition, ce renoncement ne lui est pas dicté
par quelque commission de savants. Il est pro-voqué par le pouvoir de
l’Arraisonnement, qui exige que la nature puisse être commise comme fonds.
C’est pourquoi, quel que soit le mouvement par lequel la physique s’éloigne du
mode de représentation exclusivement tourné vers les objets et qui encore
récemment était le seul qui comptât, il est une chose à laquelle elle ne peut
jamais renoncer : à savoir que la nature réponde à l’appel d’une manière
d’ailleurs quelconque, mais saisissable par le calcul et qu’elle puisse
demeurer commise en tant que système d’informations. Ce système se détermine
alors à partir d’une conception encore une fois modifiée de la causalité.
Celle-ci ne présente plus maintenant, ni le caractère du « faire-venir
pro-ducteur[1] »
ni le mode de la causa efficiens, encore moins celui de la causa
formalis. La causalité paraît se rétracter et n’être plus qu’une
notification pro-voquée de fonds à mettre en sûreté tous à la fois ou les uns
après les autres. À cette rétraction de la causalité correspondrait le
processus de la modération croissante des prétentions, tel que Heisenberg, dans
sa conférence, l’a exposé d’une manière saisissante (W. Heisenberg, Das Naturbild
in der heutigen Physik (« L’image de la
nature dans la physique contemporaine »), dans Die Künste im
technischen Zeitalter (« Les arts à l’époque de la technique »),
Munich, 1954, p. 43 et suiv.).
C’est parce
que l’essence de la technique moderne réside dans l’Arraisonnement que cette
technique doit utiliser la science exacte de la nature. Ainsi naît l’apparence
trompeuse que la technique moderne est de la science naturelle appliquée. Cette
apparence peut se soutenir aussi longtemps que nous ne questionnons pas
suffisamment et qu’ainsi nous ne découvrons ni l’origine essentielle de la
science moderne ni encore moins l’essence de la technique moderne.
Nous
demandons ce qu’est la technique, afin de mettre en lumière notre rapport à son
essence. L’essence de la technique moderne se montre dans ce que nous avons
appelé l’Arraisonnement. Seulement le faire observer ne répond aucunement à la
question concernant la technique, si répondre veut dire correspondre, à savoir
à l’essence de ce qui est en cause.
Où nous
voyons-nous maintenant conduits, si nous avançons d’un pas encore dans la
méditation de ce qu’est l’Arraisonnement lui-même comme tel ? Il n’est
rien de technique, il n’a rien d’une machine. Il est le mode suivant lequel le
réel se dévoile comme fonds. Nous demandons encore : ce dévoilement a-t-il
lieu quelque part au delà de tout acte humain ? Non. Mais il n’a pas lieu
non plus dans l’homme seulement, ni par lui d’une façon
déterminante.
L’Arraisonnement
est ce qui rassemble cette interpellation, qui met l’homme en demeure de
dévoiler le réel comme fonds dans le mode du « commettre ». En tant
qu’il est ainsi pro-voqué, l’homme se tient dans le domaine essentiel de
l’Arraisonnement. Il ne pourrait aucunement assumer après coup une relation
avec lui. C’est pourquoi la question de savoir comment nous pouvons entrer dans
un rapport avec l’essence de la technique, une pareille question sous cette
forme arrive toujours trop tard. Mais il est une question qui n’arrive jamais
trop tard : c’est celle qui demande si nous prenons expressément
conscience de nous-mêmes comme de ceux dont le faire et le non-faire sont
partout, d’une manière ouverte ou cachée, pro-voqués par l’Arraisonnement. La
question surtout n’arrive jamais trop tard, de savoir si et comment nous nous
engageons proprement dans le domaine où l’Arraisonnement lui-même a son être.
L’essence de
la technique moderne met l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel,
d’une manière plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds. Mettre
sur un chemin — se dit, dans notre langue, envoyer. Cet envoi (Schicken)
qui rassemble et qui peut seul mettre l’homme sur un chemin du dévoilement,
nous le nommons destin (Geschick). C’est à partir de lui que la
substance (Wesen) de toute histoire se détermine. L’histoire n’est pas
seulement l’objet de l’« histoire », pas plus qu’elle n’est seulement
l’accomplissement de l’activité humaine. Celle-ci ne devient historique que
lorsqu’elle est en rapport avec une dispensation du destin[1]
(Cf. Vom Wesen der Wahrheit, 1930, 1re
éd., 1943, p. 16 et suiv.). Et c’est seulement lorsque le destin nous
« envoie » dans le mode objectivant de représentation qu’il rend ce
qui relève de l’histoire accessible comme objet à l’« histoire »,
c’est-à-dire à une science, et qu’il rend possible, à partir de là,
l’assimilation courante de l’historique à l’« historique ».
En tant qu’il
est la pro-vocation au commettre, l’Arraisonnement envoie dans un mode du
dévoilement. L’Arraisonnement, comme tout mode de dévoilement, est un envoi du
destin. La pro-duction la poihsiV, elle aussi, est destin au sens indiqué.
La
non-occultation de ce qui est suit toujours un chemin de dévoilement. L’homme
dans tout son être est toujours régi par le destin du dévoilement. Mais ce
n’est jamais la fatalité d’une contrainte. Car l’homme, justement, ne devient
libre que pour autant qu’il est inclus dans le domaine du destin et qu’ainsi il
devient un homme qui écoute, non un serf que l’on commande[1].
L’essence de
la liberté n’est pas ordonnée originellement à la volonté, encore moins
à la seule causalité du vouloir humain.
La liberté
régit ce qui est libre au sens de ce qui est éclairé, c’est-à-dire dévoilé.
L’acte du dévoilement, c’est-à-dire de la vérité, est ce à quoi la liberté est
unie par la parenté la plus proche et la plus intime. Tout dévoilement
appartient à une mise à l’abri et à une occultation. Mais ce qui libère, le
secret, est caché et toujours en train de se cacher. Tout dévoilement vient de
ce qui est libre, va à ce qui est libre et conduit vers ce qui est libre. La
liberté de ce qui est libre ne consiste, ni dans la licence de l’arbitraire, ni
dans la soumission à de simples lois. La liberté est ce qui cache en éclairant
et dans la clarté duquel flotte ce voile qui cache l’être profond (das Wesende)
de toute vérité et fait apparaître le voile comme ce qui cache. La liberté est
le domaine du destin qui chaque fois met en chemin un dévoilement.
L’essence de
la technique moderne réside dans l’Arraisonnement et celui-ci fait partie du destin
de dévoilement : ces propositions disent autre chose que les affirmations,
souvent entendues, que la technique est la fatalité de notre époque, où
fatalité signifie : ce qu’il y a d’inévitable dans un processus qu’on ne
peut modifier.
Quand au
contraire nous considérons l’essence de la technique, alors l’Arraisonnement
nous apparaît comme un destin de dévoilement. Ainsi nous séjournons déjà dans
l’élément libre du destin, lequel ne nous enferme aucunement dans une morne
contrainte, qui nous forcerait à nous jeter tête baissée dans la technique ou,
ce qui reviendrait au même, à nous révolter inutilement contre elle et à la
condamner comme œuvre diabolique. Au contraire : quand nous nous ouvrons
proprement à l’essence de la technique, nous nous trouvons pris, d’une
façon inespérée, dans un appel libérateur.
L’essence de
la technique réside dans l’Arraisonnement. Sa puissance fait partie du destin.
Parce que celui-ci met chaque fois l’homme sur un chemin de dévoilement,
l’homme ainsi mis en chemin, avance sans cesse au bord d’une possibilité :
qu’il poursuive et fasse progresser seulement ce qui a été dévoilé dans le
« commettre » et qu’il prenne toutes mesures à partir de là. Ainsi se
ferme une autre possibilité : que l’homme se dirige plutôt, et davantage,
et d’une façon toujours plus originelle, vers l’être du non-caché et sa
non-occultation, pour percevoir comme sa propre essence son appartenance au
dévoilement : appartenance qui est tenue en main[1].
Placé entre
ces deux possibilités, l’homme est exposé à une menace partant du destin. Le
destin du dévoilement comme tel est dans chacun de ses modes, donc
nécessairement, danger.
De quelque
manière que le destin du dévoilement exerce sa puissance, la non-occultation,
dans laquelle se montre chaque fois ce qui est, recèle le danger que l’homme se
trompe au sujet du non-caché et qu’il l’interprète mal. Ainsi, là où toute
chose présente apparaît dans la lumière de la connexion cause-effet, Dieu
lui-même peut perdre, dans la représentation (que nous nous faisons de lui),
tout ce qu’il a de saint et de sublime, tout ce que son éloignement a de
mystérieux. Dieu, vu à la lumière de la causalité, peut tomber au rang d’une
cause, de la causa efficiens. Alors, et même à l’intérieur de la
théologie, il devient le Dieu des philosophes, à savoir de ceux qui
déterminent le non-caché et le caché suivant la causalité du
« faire », sans jamais considérer l’origine essentielle de cette
causalité.
De même la
non-occultation suivant laquelle la nature se révèle comme un effet complexe et
calculable de forces peut sans doute autoriser des constatations
exactes ; mais, justement en raison de ces succès, elle peut demeurer le
danger que le vrai se dérobe au milieu de toute cette exactitude.
Le destin de
dévoilement n’est pas en lui-même un danger quelconque, il est le
danger.
Mais, si le
destin nous régit dans le mode de l’Arraisonnement, alors il est le danger
suprême. Le danger se montre à nous de deux côtés différents. Aussitôt que le
non-caché n’est même plus un objet pour l’homme, mais qu’il le concerne
exclusivement comme fonds, et que l’homme, à l’intérieur du sans-objet, n’est
plus que le commettant du fonds, — alors l’homme suit son chemin à l’extrême
bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que
comme fonds. Cependant c’est justement l’homme ainsi menacé qui se rengorge et
qui pose au seigneur de la terre. Ainsi s’étend l’apparence que tout ce que
l’on rencontre ne subsiste qu’en tant qu’il est le fait de l’homme. Cette
apparence nourrit à son tour une dernière illusion : il nous semble que
partout l’homme ne rencontre plus que lui-même. Heisenberg a eu pleinement
raison de faire remarquer qu’à l’homme d’aujourd’hui le réel ne peut se
présenter autrement (loc. cit., p. 60 et suiv.). Pourtant aujourd’hui
l’homme précisément ne se rencontre plus
lui-même en vérité nulle part, c’est-à-dire
qu’il ne rencontre plus nulle part son
être (Wesen). L’homme se conforme d’une façon si décidée à la
pro-vocation de l’Arraisonnement qu’il ne perçoit pas celui-ci comme un appel
exigeant, qu’il ne se voit pas lui-même comme celui auquel cet appel s’adresse
et qu’ainsi lui échappent toutes les manières (dont il pourrait comprendre)
comment, en raison de son être, il ek-siste dans le domaine d’un appel et pourquoi
il ne peut donc jamais ne rencontrer que lui-même.
Mais
l’Arraisonnement ne menace pas seulement l’homme dans son rapport à lui-même et
à tout ce qui est. En tant que destin il renvoie à ce dévoilement qui est de
la nature du « commettre ». Là où celui-ci domine, il écarte toute
autre possibilité de dévoilement. L’Arraisonnement cache surtout cet autre
dévoilement, qui, au sens de la poihsiV, pro-duit et fait paraître la chose présente. Comparée
à cet autre dévoilement, la mise en demeure provoquante pousse dans le rapport
inverse à ce qui est. Là où domine l’Arraisonnement, direction et mise en
sûreté du fonds marquent tout dévoilement de leur empreinte. Ils ne laissent
même plus apparaître leur propre trait fondamental, à savoir ce dévoilement
comme tel.
Ainsi
l’Arraisonnement pro-voquant ne se borne-t-il pas à occulter un mode précédent
de dévoilement, le pro-duire, mais il occulte aussi le dévoilement comme tel
et, avec lui, ce en quoi la non-occultation, c’est-à-dire la vérité, se produit
(sich ereignet).
L’Arraisonnement
nous masque l’éclat et la puissance de la vérité.
Le destin qui
envoie dans le commettre est ainsi l’extrême danger. La technique n’est pas ce
qui est dangereux. Il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a
le mystère de son essence. C’est l’essence de la technique, en tant qu’elle est
un destin de dévoilement, qui est le danger. Le sens modifié du mot Ge-stell
(« l’Arraisonnement ») nous deviendra peut-être un peu plus
familier, si nous pensons Ge-stell au sens de Geschick (destin)
et de Gefahr (danger).
La menace qui
pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de
la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace
véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement
nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un
dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus
initiale.
Aussi, là où
domine l’Arraisonnement, y a-t-il danger au sens le plus élevé.
Mais, là
où il y a danger, là aussi
Croît ce
qui sauve.
Considérons
avec soin la parole de Hölderlin. Que veut dire « sauver » ?
Nous sommes habitués à penser que ce mot veut dire simplement : saisir
encore à temps ce qui est menacé de destruction pour le mettre en sûreté dans
sa permanence antérieure. Mais « sauver » veut dire davantage.
« Sauver » est : reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître
celle-ci, pour la première fois, de la façon qui lui est propre[1].
Si l’essence de la technique, l’Arraisonnement, est le péril suprême et si en
même temps Hölderlin dit vrai, alors la domination de l’Arraisonnement ne peut
se borner à rendre méconnaissable toute clarté de tout dévoilement, tout
rayonnement de la vérité. Alors il faut au contraire que ce soit justement
l’essence de la technique qui abrite en elle la croissance de ce qui sauve.
Mais alors un regard suffisamment aigu, posé sur ce qu’est l’Arraisonnement en
tant qu’un destin de dévoilement, ne pourrait-il faire apparaître, dans sa naissance
même, ce qui sauve ?
Comment
« ce qui sauve » croît-il aussi, là où il y a danger ? Là où une
chose croît, elle prend racine, c’est à partir de là qu’elle se développe. L’un
et l’autre processus échappe aux regards, il a lieu dans le silence et en son
temps. Mais, si nous nous fions à la parole du poète, nous ne devons justement
pas nous attendre à pouvoir, sans médiation ni préparation, saisir « ce
qui sauve » là où il y a danger. C’est pourquoi, il nous faut maintenant
considérer au préalable comment ce qui sauve s’enracine, et même à la plus
grande profondeur, dans ce qui est l’extrême danger : la domination de
l’Arraisonnement, et comment il se développe à partir de là. Pour considérer
ces points, il est nécessaire de faire un dernier pas sur notre chemin, afin de
fixer sur le danger un regard encore plus clair. Il nous faut donc demander à
nouveau ce qu’est la technique : car, d’après ce que nous avons dit, c’est
dans son essence que « ce qui sauve » prend racine et se développe.
Mais comment
pourrions-nous, dans l’essence de la technique, apercevoir « ce qui
sauve », aussi longtemps que nous n’examinons pas dans quelle acception du
mot « essence » l’Arraisonnement est proprement l’essence de la
technique ?
Jusqu’ici
nous avons compris le mot « essence » (Wesen) dans sa
signification courante. Dans le langage philosophique de l’École,
« essence » veut dire : ce que quelque chose est,
en latin quid. La quiddité[1]
répond à la question concernant l’essence. Ce qui, par exemple, convient à
toutes les espèces d’arbres, au chêne, au hêtre, au bouleau, au sapin, est la
même « arboréité ». Dans celle-ci entendue comme genre commun, comme
« universel », rentrent les arbres réels et possibles. Maintenant
l’essence de la technique, l’Arraisonnement, est-il le genre commun de tout ce
qui est technique ? S’il en était ainsi alors la turbine à vapeur, la station
émettrice de T.S.F., le cyclotron, seraient autant d’arraisonnements. Mais ici
le mot Gestell ne désigne pas un instrument ni aucune espèce d’appareil.
Encore moins désigne-t-il le concept général applicable à de pareils
« fonds ». Les machines et les appareils sont aussi peu des cas
particuliers ou des espèces de l’Arraisonnement que le sont l’homme au tableau
de commande ou l’ingénieur dans le bureau des constructions. Tout cela sans
doute chaque chose à sa façon, rentre dans l’Arraisonnement, soit comme partie
intégrante d’un fonds, ou comme fonds, ou comme commettant, mais
l’Arraisonnement n’est jamais l’essence de la technique au sens d’un genre.
L’Arraisonnement est un mode « destinal[1] »
du dévoilement, à savoir le mode provoquant. Le dévoilement pro-ducteur, la poihsiV est aussi
un pareil mode « destinal ». Mais ces modes ne sont pas des espèces
qui, ordonnées entre elles, tomberaient sous le concept de dévoilement. Le
dévoilement est ce destin qui, chaque fois, subitement et d’une façon
inexplicable pour toute pensée se répartit en dévoilement pro-ducteur et en
dévoilement pro-voquant et se donne à l’homme en partage. Dans le dévoilement
pro-ducteur, le dévoilement pro-voquant a son origine qui est liée au destin.
Mais en même temps, par l’effet du destin, l’Arraisonnement rend méconnaissable
la poihsiV.
Ainsi l’Arraisonnement,
en tant que destin de dévoilement, est sans doute l’essence de la technique,
mais il n’est jamais essence au sens du genre et de l’essentia. Si nous
faisons attention à ce point nous sommes frappés par un fait étonnant :
c’est la technique qui exige de nous que nous pensions dans une autre acception
ce que l’on entend généralement par « essence » (Wesen).
Mais dans quelle acception ?
Déjà, quand
nous disons Hauswesen (les affaires de la maison) ou Staatswesen
(les choses de l’état), nous ne pensons pas à la généralité d’un genre, mais à
la façon dont la maison ou l’état exercent leur puissance, s’administrent, se
développent et dépérissent. C’est la façon dont ils déploient leur être (wie
sie wesen). Dans un poème que Gœthe aimait particulièrement et
qui est intitulé Un fantôme rue Kanderer, J. P.
Hebel emploie le vieux mot die Weserei : il signifie la
mairie, pour autant que la vie de la commune s’y rassemble et que l’existence
villageoise y demeure en mouvement, c’est-à-dire s’y déroule (west).
C’est du verbe wesen que le nom[1]
dérive. Wesen comme verbe est la même chose que währen
(durer) : non seulement sous le rapport du sens, mais aussi en ce qui
concerne sa constitution phonétique[1].
Socrate et Platon pensent déjà l’essence (Wesen) de quelque chose comme
ce qui est (als das Wesende) au sens de ce qui dure. Pourtant,
ils comprennent ce qui dure au sens de ce qui perdure (aei on). Mais ce qui perdure, ils le
trouvent dans ce qui demeure et se maintient quoi qu’il advienne. Ce qui
demeure à son tour, ils le découvrent dans l’aspect (eidoV, idea), par exemple dans l’idée de
« maison ».
En celle-ci
se montre ce qu’est toute chose du genre « maison ». Au contraire,
les maisons particulières, réelles et possibles, sont des modifications
changeantes et périssables de l’« idée » et font donc partie de ce
qui ne dure pas.
Mais on ne
pourra jamais établir que ce qui dure doive résider uniquement et exclusivement
dans ce que Platon conçoit comme idée, Aristote comme to ti hn einai (« ce que toute
chose était déjà ») et la métaphysique, avec les interprétations les plus
diverses, comme essentia.
Tout ce qui
est au sens fort (alles Wesende) dure. Mais ce qui dure n’est-il
que ce qui perdure ? L’essence de la technique dure-t-elle au sens de la
permanence d’une idée planant au-dessus de tout ce qui est technique ?
Ainsi naîtrait l’apparence que le nom de la « technique » désigne une
abstraction mythique. Comment la technique est-dans-son-être, c’est ce qu’on ne
peut voir, si ce n’est à partir de cette perpétuation, dans laquelle
l’Arraisonnement se produit comme destin de dévoilement. Au lieu de fortwähren
(continuer à durer, perdurer) Gœthe utilise une fois (Les Affinités
électives, IIe partie, ch. X, nouvelle Les enfants
étranges du voisin) le mot mystérieux fortgewären
(continuer à accorder) Son oreille entend ici währen (durer) et gewähren
(accorder, octroyer) dans une harmonie inexprimée. Mais si maintenant nous
réfléchissons mieux que nous ne l’avons fait à ce qui proprement dure et
peut-être est seul à durer, alors nous pouvons dire : Seul dure
ce qui a été accordé. Ce qui dure
à l’origine, à partir de l’aube des
temps, c’est cela même qui accorde[1].
En tant qu’il
forme l’essence de la technique, l’Arraisonnement est « ce qui
dure ». « Ce qui dure » domine-t-il aussi au sens de ce qui
accorde ? La seule question semble être une méprise évidente. Car, d’après
tout ce qui a été dit, l’Arraisonnement est un destin qui rassemble en même
temps qu’il envoie dans le dévoilement pro-voquant. « Pro-voquer »
peut tout dire, mais non pas « accorder ».
Ainsi nous
paraît-il, aussi longtemps que nous négligeons d’observer que la pro-vocation
qui engage dans l’acte par lequel le réel est commis comme fonds, demeure
toujours, elle aussi, un envoi (du destin), qui conduit l’homme vers un des
chemins du dévoilement. En tant qu’elle est ce destin, l’essence de la technique
engage l’homme dans ce qu’il ne peut de lui-même, ni inventer, ni encore moins
faire. Car — un homme qui ne serait qu’homme, uniquement de et par
lui-même : une telle chose n’existe pas.
Seulement, si
ce destin, l’Arraisonnement, est l’extrême péril, non seulement pour l’être de
l’homme, mais pour tout dévoilement comme tel, alors cet acte qui envoie
peut-il, lui aussi, être appelé un acte qui accorde ? Certainement et
complètement, si toutefois « ce qui sauve » doit croître dans ce
destin. Tout destin de dévoilement se produit à partir de l’acte qui accorde et
en tant que tel. Car c’est seulement celui-ci qui apporte à l’homme cette part
qu’il prend au dévoilement et que l’avènement du dévoilement laisse-être-et-préserve[1].
En tant que celui qui est ainsi conduit à son être et préservé[1],
l’homme, dans ce qu’il a en propre, est assigné ; (vereignet) à
l’avènement (Ereignis) de la vérité. Ce qui accorde et qui envoie de telle
ou telle façon[1]
dans le dévoilement, est comme tel ce qui sauve. Car celui-ci permet à l’homme
de contempler la plus haute dignité de son être et de s’y rétablir. Dignité qui
consiste à veiller sur la non-occultation et, avec elle et d’abord, sur
l’occultation, de tout être qui est sur cette terre. C’est justement dans
l’Arraisonnement, qui menace d’entraîner l’homme dans le commettre comme dans
le mode prétendument unique du dévoilement et qui ainsi pousse l’homme avec
force vers le danger qu’il abandonne son être libre, c’est précisément dans cet
extrême danger que se manifeste l’appartenance la plus intime, indestructible,
de l’homme à « ce qui accorde », à supposer que pour notre part nous
nous mettions à prendre en considération l’essence de la technique.
Ainsi —
contrairement à toute attente — l’être de la technique recèle en lui la
possibilité que ce qui sauve se lève à notre horizon.
C’est
pourquoi le point dont tout dépend est que nous considérions ce lever possible,
et que, nous souvenant, nous veillions sur lui. Comment le faire ? Avant
tout en apercevant ce qui dans la technique est essentiel, au lieu de nous
laisser fasciner par les choses techniques. Aussi longtemps que nous nous
représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la
volonté de la maîtriser. Nous passons à côté de l’essence de la technique.
Si cependant
nous demandons comment l’instrumentalité, entendue comme une espèce de causalité,
est-dans-son-être (west), alors nous appréhendons cet être comme le
destin d’un dévoilement.
Si nous
considérons enfin que l’esse de l’essence[1]
se produit (sich ereignet) dans « ce qui accorde » et
qui, préservant l’homme, le main-tient[1]
dans la part qu’il prend au dévoilement, alors il nous apparaît que l’essence
de la technique est ambiguë en un sens élevé. Une telle ambiguïté nous dirige
vers le secret de tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité.
D’un côté
l’Arraisonnement pro-voque à entrer dans le mouvement furieux du commettre, qui
bouche toute vue sur la production du dévoilement et met ainsi radicalement en
péril notre rapport à l’essence de la vérité.
D’un autre
côté l’Arraisonnement a lieu dans « ce qui accorde » et qui détermine
l’homme à persister (dans son rôle) : être — encore inexpérimenté, mais
plus expert peut-être à l’avenir — celui qui est main-tenu à veiller sur
l’essence de la vérité. Ainsi apparaît l’aube de ce qui sauve.
L’irrésistibilité
du commettre et la retenue de ce qui sauve passent l’une devant l’autre comme,
dans le cours des astres, la trajectoire de deux étoiles. Seulement leur
évitement réciproque est le côté secret de leur proximité.
Si nous
regardons bien l’essence ambiguë de la technique, alors nous apercevons la
constellation, le mouvement stellaire du secret.
La question
de la technique est la question de la constellation dans laquelle le
dévoilement et l’occultation, dans laquelle l’être même de la vérité se
produisent.
Mais à quoi
nous sert-il d’observer la constellation de la vérité ? Nous regardons le
danger et dans ce regard nous percevons la croissance de ce qui sauve.
Ainsi nous ne
sommes pas encore sauvés. Mais quelque chose nous demande de rester en arrêt,
surpris, dans la lumière croissante de ce qui sauve. Comment est-ce
possible ? C’est possible ici, maintenant et dans la souplesse de ce qui
est
petit[1],
de telle façon que nous protégions ce qui sauve, pendant sa croissance. Ceci
implique que nous ne perdions jamais de vue l’extrême danger.
L’être de la
technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité que tout
dévoilement se limite au commettre et que tout se présente seulement dans la
non-occultation du fonds. L’action humaine ne peut jamais remédier
immédiatement à ce danger. Les réalisations humaines ne peuvent jamais à elles
seules, écarter le danger. Néanmoins, la méditation humaine peut considérer que
ce qui sauve doit toujours être d’une essence supérieure, mais en même temps
apparentée, à celle de l’être menacé.
Peut-être
alors un dévoilement qui serait accordé de plus près des origines pourrait-il,
pour la première fois, faire apparaître ce qui sauve, au milieu de ce danger
qui se cache dans l’âge technique plutôt qu’il ne s’y montre ?
Autrefois la
technique n’était pas seule à porter le nom de tecnh. Autrefois tecnh désignait aussi ce dévoilement
qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît.
Autrefois tecnh désignait
aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La poihsiV des beaux-arts s’appelait aussi tecnh.
Au début des
destinées de l’Occident, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du
dévoilement qui leur était accordé. Ils firent resplendir la présence des
dieux, le dialogue des destinées divine et humaine. Et l’art ne s’appelait pas
autrement que tecnh.
Il était un dévoilement unique et multiple. Il était pieux, c’est-à-dire
« en pointe », promoV : docile à la puissance et à la conservation de la
vérité.
Les arts ne
tiraient point leur origine du (sentiment) artistique. Les œuvres d’art
n’étaient point l’objet d’une jouissance esthétique. L’art n’était point un
secteur de la production culturelle.
Qu’était
l’art ? Peut-être seulement pour de courts moments, mais de hauts moments
(de l’histoire) ? Pourquoi portait-il l’humble nom de tecnh ?
Parce qu’il était un dévoilement pro-ducteur et qu’ainsi il faisait partie de
la poihsiV.
Le nom de poihsiV
fut finalement donné, comme son nom propre, à ce dévoilement qui pénètre et
régit tout l’art du beau : la poésie, la chose poétique.
Le même poète
dont nous avons entendu la parole :
Mais là
où est le danger, là aussi
Croît ce
qui sauve.
nous
dit :
…l’homme
habite en poète sur cette terre.
La poésie
place le vrai dans le rayonnement de ce que Platon dans le Phèdre
appelle to
ekfanestaton, ce qui resplendit de la façon la plus pure. La poésie
pénètre tout art, tout acte par lequel l’être essentiel (das Wesende)
est dévoilé dans le Beau.
Les
beaux-arts devraient-ils être appelés (à prendre part) au dévoilement
poétique ? Le dévoilement devrait-il les réclamer d’une façon plus
initiale, afin qu’ainsi pour leur part ils protègent spécialement la croissance
de ce qui sauve, qu’ils réveillent, qu’ils fondent à nouveau le regard dirigé
vers « ce qui accorde » et la confiance en ce dernier ?
Cette haute
possibilité de son essence est-elle accordée à l’art au milieu de l’extrême
danger ? Personne ne peut le dire. Mais nous pouvons nous étonner. De
quoi ? De l’autre possibilité : que partout s’installe la frénésie
de la technique, jusqu’au jour où, à travers toutes les choses techniques, l’essence
de la technique déploiera son être dans l’avènement de la vérité.
L’essence de
la technique n’est rien de technique : c’est pourquoi la réflexion
essentielle sur la technique et l’explication décisive avec elle doivent avoir
lieu dans un domaine qui, d’une part, soit apparenté à l’essence de la
technique et qui, d’autre part, n’en soit pas moins foncièrement différent
d’elle.
L’art est un
tel domaine. À vrai dire, il l’est seulement lorsque la méditation de
l’artiste, de son côté, ne se ferme pas à cette constellation de la vérité que
nos questions visent.
Questionnant
ainsi, nous témoignons de la situation critique où, à force de technique, nous
ne percevons pas encore l’être essentiel de la technique, où à force
d’esthétique nous ne préservons plus l’être essentiel de l’art. Toutefois, plus
nous questionnons en considérant l’essence de la technique et plus l’essence de
l’art devient mystérieuse.
Plus nous
nous approchons du danger, et plus clairement les chemins menant vers « ce
qui sauve » commencent à s’éclairer. Plus aussi nous interrogeons. Car
l’interrogation est la piété de la pensée[1].
[1]. Ereignet sich.
Voir N. du T
[2]. Verschuldet, est coupable de, porte la
responsabilité de. Schuld, à la fois faute et dette, se rattache à sollen
(« devoir ») qui réunit originellement les deux sens de commettre
(une infraction) et d’être tenu (des conséque
[3]. C’est à partir de l’orfèvre que la coupe commence à
apparaître, à émerger dans la non-occult
[4]. « Ver-an-lassen est plus actif que an-lassen
(laisser s’avancer). Le ver- pousse pour ainsi dire le laisser vers un
faire » (H
[9]. Ueberall ist
es bestellt, auf der Stelle zur Stelle
zu stehen und zwar zu stehen, um
selbst bestellbar zu sein für ein weiteres
Best
[11]. Nachstellt. L’auteur reprendra ce terme pour
caractériser l’être de la vengeance, cf. p. 130 et
[12].
Ge-stell, où ge-, comme dans Gebirg et Gemüt, a une
fonction rassemblante (cf. N. du Tr., 2) : « l’être
rassemblé des actes stell- », l’invitation à ces actes. On a
vu ce radical figurer dans un petit groupe de verbes qui désignent, soit les
opérations fondamentales de la raison et de la science (suivre à la trace,
présenter, mettre en évidence, représenter, exposer), soit les mesures d’autorité
de la technique (interpeller, requérir, arrêter, commettre, mettre en place,
s’assurer de…). Stellen est au centre de ce groupe, c’est ici :
« arrêter quelqu’un dans la rue pour lui demander des comptes, pour
l’obliger à rationem reddere » (Heid.), c’est-à-dire pour
lui réclamer sa raison suffisante. L’idée va être reprise et développée dans Der
Satz vom Grund (1957). La technique arraisonne la nature,
elle l’arrête et l’inspecte, et elle l’arraisonne, c’est-à-dire la met à la
raison, en la mettant au régime de la raison, qui exige de toute chose qu’elle
rende raison, qu’elle donne sa raison. — Au caractère impérieux et conquérant
de la technique s’opposeront la modicité et la docilité de la « cho
[14]. Sur la distinction de l’« histoire » (Historie)
et de l’histoire (Geschichte), cf. N. du Tr
[17]. Ein Hörender, nicht aber ein
Höriger, où ein Höriger (« un serf ») est celui
qui écoute n’importe quoi et se laisse dominer par n’importe
[19]. Retten, sauver d’un danger, originellement
arracher, enlever, a été pris aussi dans le sens élargi d’aider, d’assister.
Cf. plus loin p. 177
[22]. Au sujet du verbe wesen et du nom Wesen,
cf. N. du Tr., 1. Le substantif Wesen,
« être, essence », a des acceptions variées, dont celles de
« manière d’être ou d’agir » et de « tout ce qui concerne »
quelque
[23]. Währen (vieux-haut-allemand werên) a
été expliqué comme forme « durative » construite sur wesan,
qui deviendra wesen. Cf. plus bas p
[24]. Nur des Gewährte währt. Das anfänglich aus
der Frühe währende ist das Gewährende. — Ici, comme p. 299, « ce qui
accorde » est identifié à « ce qui dure en mode
rassemblé » : le ge- de gewähren pouvant être pris
comme préfixe significatif à valeur rassemblante (cf. N. du Tr.,
2). Seul dure — donc seul est — ce qui a été accordé. Et ce qui accorde
(gewährt), c’est ce qui dès l’origine est et dure en mode rassemblé (ge-währt) :
ce qui constitue ainsi pour les autres choses la garantie (Gewähr) de
leur être (cf. p. 235 et 301 et Der Satz vom Grund, p.