Rédigé par un moine
« Alléluia ! Prenez sur vous mon joug et apprenez
de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos
pour vos âmes. Alléluia ! » (Matthieu, 11, 29)Commentaire spirituel
Les pensées de Dieu ne sont pas les pensées des hommes. La loi du monde, en effet, c'est la loi du plus fort, et notre monde moderne, en particulier, est hanté par l'esprit de compétition, subjugué par l'attrait du pouvoir. Il n'y a qu'à voir les débats politiques en période d'élections pour s'en faire une idée exacte. Même les petits, trop souvent, qui subissent la puissance des grands de ce monde, n'ont qu'un désir, c'est d'inverser les rôles, et au moyen de la lutte des classes, assouvir une vengeance qui couve dans les cœurs depuis trop longtemps. La compétition mondaine a pris de plus en plus ce caractère inhumain et cruel qui dément le relativisme que professent nos contemporains. Nos sociétés dites libérales en viennent à ne plus supporter ceux qui sont à la traîne. L'enfant handicapé est écarté dès avant sa naissance ; le vieillard impotent, devenu une non-valeur, est mis de côté, isolé et oublié ; l'ouvrier n'a plus le droit à l'erreur, parce que l'entreprise elle-même est menacée de couler, face à la concurrence sans scrupule de quelques groupes de plus en plus géants et puissants qui monopolisent tout le marché économique. On pourrait passer en revue toutes les réalités humaines, quand elles ne sont pas irriguées par l'esprit de l'Évangile : on constaterait partout à quel point l'orgueil peut faire des ravages. Et cet orgueil se décline en mille maux dont nous souffrons aujourd'hui sans parvenir à en dévoiler la cause profonde.Car dans le fond de notre cœur aussi, hélas, on retrouve, bien enracinée, cette maudite loi du plus fort, qui nous pousse si spontanément à nous préférer nous-même à tout autre, à nous exalter, fut-ce au détriment d'autrui, à tout mettre en œuvre, de façon très subtile parfois, pour que l'on reconnaisse notre supériorité, à nous réjouir de l'encens flatteur et des fleurs que l'on nous envoie, à nous attrister devant un échec qui humilie notre grandeur... Bien sûr, il y a des tempéraments plus ardents que d'autres, et toute audace n'est pas de l'orgueil, de même que la pusillanimité n'est pas l'humilité. Mais il est important de reconnaître en nous, de débusquer même, car il se cache derrière nos qualités, cet ennemi numéro un de notre âme, de notre vie spirituelle, de la vie en société, qu'est l'orgueil.
Et voici que, face à cette loi du monde que nous portons en nous, le Seigneur nous dit avec une simplicité bouleversante : « Apprenez-de moi que je suis doux et humble de cœur ». C'est dit par le Fils de Dieu, par Dieu lui-même ! C'est la révolution de l'humilité.
Ce que Dieu est venu nous apprendre, en s'incarnant, en vivant parmi nous, en mourant sur la croix, ce n'est pas qu'il est le maître de l'univers, l'inventeur génial de toute la création, le souverain juge de l'humanité, le roi des siècles et des civilisations. Non, c'est simplement qu'il est doux et humble de cœur. Cette vérité là scandalise les grands, elle contrarie et rend vaines leurs ambitions. Elle est faite pour les petits, pour les enfants que nous sommes tous invités à redevenir. Nous n'avons rien à craindre de ce Dieu qui s'est humilié à ce point pour nous sauver. Nous avons tout à gagner à l'imiter et à prendre sur nos épaules un joug qui est suave et léger parce qu'il repose sur l'amour. Être humble, c'est accéder à la vérité, à la charité, donc à la paix du cœur et au bonheur.
Être humble, c'est être simple, c'est consentir à être, et c'est refuser l'illusion du paraître. La recherche de l'humilité est une recherche de l'être, de l'authentique. Humilité, homme, ces deux mots ont la même racine : humus, la terre. Être humble, c'est nourrir son être, devenir vrai, devenir ce que nous sommes, c'est-à-dire retrouver notre véritable identité, notre véritable image, celle que Dieu a façonnée pour nous, et qui fait de chacun et de chacune d'entre nous un être unique. Voilà pourquoi Dieu aime les humbles, c'est parce qu'ils sont conformes à l'idée qu'il s'en fait, et ne croyons pas que ce soit une petite idée : c'est une idée divine, qui dépasse par conséquent toutes les belles mais futiles images que l'homme peut se construire.
Donc l'humilité consiste à se connaître, à se mettre à sa place, en face de Dieu et non pas des autres. L'humilité est finalement un regard sur Dieu, sur sa grandeur, sur sa beauté, plus qu'un regard, même vrai, sur soi ou sur autrui. Et ce regard sur Dieu nous permet de regarder, comme il faut et en vérité, le prochain. Vérité et charité vont de pair, et toutes deux procurent au cœur la paix, le repos, le bonheur. Jésus est tout cela pour nous et il nous invite à trouver en lui ce que le monde ne pourra jamais nous procurer.
Commentaire musical
Voici un alléluia assez long dont le jubilus est plutôt sobre par rapport aux grands développements du verset. Emprunté au 3ème mode, il a bien quelque chose de mystique et il unit, dans ses courbes mélodiques, un enthousiasme maîtrisé et une grande intériorité qui convient bien au texte. Il faudra donc se garder d'amplifier de manière un peu théâtrale ce que peut avoir d'extériorisant cette mélodie et privilégier plutôt le recueillement qui imprègne les deux phrases du verset aussi bien que le jubilus lui-même.L'intonation part du Do grave et monte de façon très belle, d'abord par degrés conjoints puis par un écart de quarte, jusqu'au Sol, avant de redescendre pour se poser sur le Mi, première cadence modale de la pièce. Cette intonation est calme, légère dans son élan et retenue dans sa déposition.
Le jubilus forme ensuite une courbe mélodique très structurée partant du Mi, s'appuyant sur le La, atteignant le Do aigu en passant, s'appuyant à nouveau sur le La et redescendant vers le Mi par degrés conjoints. Tout cela est à la fois ardent et paisible. L'incise suivante est plus douce, elle ne monte d'ailleurs que jusqu'au Sol et descend au Do grave. Une dernière remontée suivie d'une descente très calme achève ce beau jubilus en le fixant sur le Mi, tonique du 3ème mode, dans une grande tendresse.
La première phrase du verset se contente de reprendre la formule du jubilus adaptée au texte. La mélodie du début de Tóllite est la même que celle de jugum et ces deux vocalises identiques encadrent le sommet de cette première phrase déployé sur la finale de Tóllite. Tout est très calme et l'invitation du Seigneur à prendre son joug se fait d'emblée toute douce et rassurante.
Sans perdre aucunement ce caractère de tendresse et de confiance, la mélodie de la deuxième phrase s'anime un peu, grâce notamment à l'intervalle initial de quarte, sur et. L'accent de díscite est ferme et la belle courbe très enveloppée du petit mot a, avec sa grande descente très expressive, très legato mais qu'il ne faut absolument pas précipiter, accentue encore cette impression de paix qui imprègne toute la pièce. Le petit pronom personnel me est lui aussi bien mis en valeur, de façon toute simple, correspondant parfaitement à l'humilité du Seigneur. La première note est légèrement élargie. La fin de ce membre, sur quia mitis sum, reprend exactement la mélodie de meum super vos, et elle est là encore remarquablement bien adaptée au texte. Le premier et était un essai d'envolée ; le second réalise cette envolée et elle est splendide. Le contraste entre cette élévation mélodique qui va culminer sur le mot húmilis et la signification même de ce mot, est impressionnant : l'humilité du Seigneur a bien quelque chose de sublime. Les deux motifs répétés sur et, avec leur répercussion bien nette sur le Do qui rythme bien cette vocalise, sont toujours calmes, mais également ardents, le second renchérissant sur le premier, et les deux conduisant en crescendo vers l'accent au levé de húmilis. La fin de cette phrase retombe assez rapidement en une cadence en Sol très ferme.
La troisième phrase repart du Sol justement et après une belle plongée au grave sur inveniétis, remonte vers le sommet mélodique de toute la pièce qui se déploie de façon très heureuse sur le mot réquiem. C'est la même mélodie, exactement que sur et húmilis, mais on doit y mettre encore plus de chaleur, encore plus de complaisance. Le sommet, d'ailleurs, est répété avec bonheur, comme pour indiquer clairement qu'on est bien à l'apex de toute la pièce. On croit voir le Seigneur attirant à lui ses disciples sur la montagne pour leur offrir les pâturages verdoyants dans lesquels ils pourront s'étendre et se reposer.
La transition entre le verset et la reprise du jubilus se fait à travers la belle courbe chaleureuse de animábus qui permet de déposer le petit mot vestris reprenant la finale de l'alléluia.
Dom Baron remarque pour finir que cette pièce est assez expressive par elle même et n'a pas besoin qu'on en rajoute. Si on insiste trop sur les longues, si on donne un caractère trop solennel aux descentes mélodiques, on risque d'exagérer et de tomber dans la sensiblerie, si étrangère au chant grégorien comme au message évangélique lui-même. Chanté sobrement, cet alléluia est très évocateur de l'autorité du Maître dont la douceur et l'humilité ne sont pas mièvrerie et faiblesse. Il laissera alors dans nos âmes cette confiance filiale fondée sur la tendresse forte et virile d'un père qui se penche sur ses enfants et se manifeste à eux comme le grand modèle à reproduire.
Pour écouter cet alleluia :