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dimanche 4 mars 2018

La Spiritualisation de la franc-maçonnerie française

Par Jean-Pierre Bacot
 
Une étude un tant soit peu précise du paysage maçonnique français montre une lente, mais indéniable évolution vers un spiritualisme que l’on peut définir comme un intermédiaire entre la croyance religieuse et l’athéisme. Il va de soi que ce sujet, à notre humble avis trop négligé, mériterait une longue étude, et nous nous contenterons ici de présenter des ordres de grandeur. Ensuite, nous en viendrons à une tentative d’explication de ce phénomène. Nous inscrivons cette mise en perspective dans l’évolution du paysage philosophique et religieux occidental et français en particulier.
Nous poserons rapidement le spiritualisme maçonnique à travers quelques indicateurs qui, lorsqu’ils sont tous actifs, déterminent une pratique méta-religieuse : l’invocation au grand architecte de l’univers, un goût pour la transcendance, une lecture analogique du symbolisme, la crainte du politique et du sociologique.
Ceci étant posé, il convient d’abord de brosser le paysage obédientiel de la franc-maçonnerie française, tel qu’il se présente aujourd’hui.


Le Grand orient de France (GODF), avec ses 53 000 membres annoncés, parmi lesquels à peine plus de 2000 « sœurs », peut être considéré comme le principal pôle d’activité d’une maçonnerie non seulement adogmatique, mais aussi philosophiquement inspirée des Lumières. Pour très longtemps, il sera encore structurellement masculin. Le recrutement du GODF, avec son rite français dominant et un athéisme non déclaré, mais majoritairement partagé, correspond peu ou prou à l’état philosophique de la société, marqué par un recul massif des croyances et des pratiques religieuses.
À l’inverse, la Grande loge de France (GLDF), en partie à cause de l’influence de son Suprême conseil, est plus spiritualiste que jamais, sur un mode volontiers psychologisant, basé sur un développement personnel de ses membres, producteur d’un individualisme très en phase avec l’époque. Elle revendique 35 000 membres, dont trois sœurs transsexuelles non encore exclues à notre connaissance et qui ne le seront sans doute jamais. Son rapport au monde réel et donc mixte est cantonné à des conférences hors loge. Les publications de l’obédience et d’auteurs qui en sont membres témoignent largement de cette orientation.

Avant d’éclater en 2011, la Grande loge nationale française (GLNF), celle qui prétend à la régularité décernée par la Grande loge unie d’Angleterre – une seule obédience par pays ou par état – a connu une croissance qui allait l’amener, s’il n’y avait pas eu cette crise, à dépasser le Grand orient de France. De 46 000 membres, elle est retombée à 22 000, puis elle est remontée à 25 000 et devrait encore progresser. Mais il n’y a pas eu véritablement de perte pour cette tendance de la maçonnerie qui impose une croyance en un dieu révélé, en laissant à ses membres une liberté d’interprétation plus ou moins large de ce principe transcendant. On ne note pas de décrue en effet, puisque la principale dérivée de la GLNF, la Grande loge de l’alliance maçonnique française (GL-AMF), le premier opérateur de la scission de 2011, qui ne se différencie que pour des questions de gouvernance, totalise autour de 15 000 adhérents.
Cette obédience a connu il y a peu des turbulences qui annoncent peut-être une décrue de ses effectif. Quant aux autres groupes issus de la GLNF, ils doivent former un total de quelque 5 000 membres, dont un bon millier pour la seule obédience post-GLNF qui soit mixte : la Grande loge des cultures et de la spiritualité (GLCS).
À la fin du XXe siècle et au début du XXIe, la croissance de la planète GLNF, satellites compris, et celle de la GLDF, plus fortes que celle des obédiences libérales, auront porté l’essentiel de la progression spiritualiste dans la franc-maçonnerie française.

Au Droit humain (DH), le cadre philosophique semble s’être stabilisé autour d’un écossisme tempéré, volontiers sociétal, comme on dit aujourd’hui chez les spiritualistes. Mais l’effectif progresse peu, avec environ 17 000 membres pour la France, après plus d’un siècle d’existence. On notera en passant, un relatif échec de son internationalisation et une présence pas si rare du Grand Architecte venu des sections anglo-saxonnes, alors que sa présence était rare dans les premières années d’existence de la structure.
À la Grande loge féminine de France (GLFF), la très active minorité de rite français regroupe environ 3 000 sœurs, mais elle ne progresse pas. Sa force relative grandira cependant si le rite écossais devait d’affaiblir avec la scission de la Grande loge initiatique féminine francophone (GLIFF) si celle-ci devait s’avérer importante, ce qui est loin d’être certain. Ces Françaises, comme on le dit familièrement, sont menacées à la marge par des départs au Grand orient qui ne semblent pas faire baisser les effectifs, mais minent la possibilité de progression de la GLFF qui tourne autour de 14 000 membres depuis plusieurs années.

Une mosaïque de petites obédiences spiritualistes

Pour compléter le paysage, on notera que la quasi-totalité des petites ou très petites obédiences françaises, que l’on compte par dizaines, sont spiritualistes, voire déistes. Elles relèvent de quatre mouvances principales.
Première mouvance, les produits de l’éclatement récent de la GLNF (Grande Loge des Cultures et de la spiritualité et quelques groupuscules) ou d’un départ plus ancien (Grand prieuré des Gaules-GPDG). Deuxième tendance, les obédiences dites égyptiennes de Memphis-Misraïm ou de Misraïm dont la plupart des loges sont mixtes. Troisième type, l’Ordre initiatique du temple de l’art royal (OITAR), mixte, fondé en 1974 par Jacques Lapersonne où l’imaginaire compagnonique est fort. Quatrième catégorie dans cette mouvance de petites obédiences spiritualistes enfin, sauf oubli de notre part, les regroupements de loges indépendantes, surtout présents dans le Sud, avec tous les rites possibles et imaginables et même du rite français traditionaliste dont l’un des animateurs est Hervé Vigier, un ancien de la GLNF.

Le spiritualisme maçonnique est donc très divisé, que cela soit pour les obédiences de quelque importance ou pour les groupuscules, mais il est de plus en plus majoritaire, toutes catégories confondues : masculine, mixte et féminine.
Si nous tentons de faire les comptes, toujours à grands traits, le rite français adogmatique regroupe environ 50 000 membres du Grand orient de France, une fois enlevées ses minorités de rite écossais, de régime écossais rectifié et de rite égyptien, 3 000 à la Grande loge féminine de France (GLFF), 2 500 à la Grande loge mixte de France (GLMF), 500 au Grand orient latino-américain (GOLA), 1 000 à la Grande loge mixte universelle (GLMU), soit environ 57 000 sœurs et frères, sur un total que l’on peut estimer à 160 000 maçons et maçonnes en France, soit un gros tiers pour les sociétaux et près de deux tiers pour les spiritualistes. L’écart promet de se creuser au fil des années à venir. Un élément crucial de cette évolution sera celle de la GLMF.

L’équilibre des rites au sein de cette obédience est en effet en train de se modifier. Depuis plusieurs années, des loges s’ouvrent en nombre, ce qui fait que la GLMF est aujourd’hui passée devant la Grande loge traditionnelle et symbolique Opéra (GLTSO) en terme d’effectifs et se trouve en sixième position, derrière le Grand orient, la Grande loge, le Droit humain, la GL-AMF et la GLFF.
Mais la grande majorité et, aujourd’hui, la presque totalité des ateliers qui se créent dans cette obédience relève du spiritualisme. Au dernier convent de la GLMF, sur 220 loges, avec 19 allumages ayant étant réalisés en un an, 89 travaillaient au rite français, 88 au rite écossais ancien accepté (REAA), 21 au rite de Memphis-Misraïm, 10 au rite Émulation, 6 au rite écossais rectifié (RER), 3 au rite Source et Lumière. Le rite français conservait de justesse sa majorité historique, devenue aussi relative que fragile. Au prochain convent, c’en sera fini, puisqu’on annonce 15 projets de création de loges, avec, sous réserve de confirmation, une seule au rite français.
Mutatis mutandis, la GLMF semble être devenue une sorte d’Amérique du Nord du XIXe siècle, qui était ouverte aux minorités religieuses protestantes ayant chacune leur idée de la religion. L’équilibre est d’autant plus menacé que des départs vers le Grand orient peuvent également s’effectuer régulièrement.

Les causes de la prééminence spiritualiste

Jusqu’aux années 1960, chacun sait qu’il existait en France une domination religieuse catholique qui relevait d’une hégémonie culturelle longuement construite. Le catholicisme structurait un paysage philosophique et social, mais depuis les deux tiers du XIXe siècle, il a été de plus en plus contesté par une minorité protestante libérale, juive et athée et agnostique, on devrait qui a réussi à installer un cadre laïque alternatif dans lequel le catholicisme s’est ensuite progressivement inscrit, avant de s’y diluer. Le courant communiste, très fort jusqu’aux années 1980, participait de ce cadre laïque, même si ce n’était pas sa priorité.
La franc-maçonnerie du Grand orient de France (GODF) d’un côté et du Droit humain (DH) de l’autre, lequel DH commençait dans ces années1960 son implantation, s’inscrivait dans ce cadre non seulement laïque dans son affichage, mais qui se dispensait en interne de la présence du Grand Architecte de l’Univers. La Grande loge nationale française (GLNF) et la Grande loge féminine de France (GLFF) n’étaient encore alors que très faibles. Quant à la Grande loge de France (GLDF), elle n’était pas encore très spiritualiste. Dans ce paysage, toutes les sœurs travaillaient au rite écossais, ce qui restera vrai jusqu’en 1974, date à laquelle le Grand orient donnera patente de rite français à la GLFF, puis à la Grande loge mixte universelle (GLMU), la Grande loge mixte de France (GLMF) en héritant à sa création en 1982. Il en fut de même pour le Grand orient latino-américain (GOLA) en 1984.
Puis, comme nul n’en ignore, le catholicisme s’est progressivement délité, au point que s’annonce sa prochaine disparition en tant qu’appareil clérical entre 2030 et 2035 sur le territoire de la réputée « fille ainée de l’Église ». C’est le produit de cet effondrement qu’il nous faut regarder de près si nous voulons comprendre ce qui se passe dans la franc-maçonnerie française. L’athéisme progresse tendanciellement et pas seulement dans notre pays, comme l’ont montré les précieuses études de l’institut Gallup. Mais il reste minoritaire et ce qui fait de plus en plus masse avec la disparition du catholicisme organisé, c’est un temps essentiellement post-catholique pour ce qui est de la France et d’autres pays proches. Cette situation se retrouve chez ceux qui trouvent du grain à moudre en franc-maçonnerie, autour de deux axes principaux.
Premier axe d’évolution de la spiritualité maçonnique : la liberté d’interprétation non seulement du corpus judéo-chrétien, mais aussi de ce que l’on appelait dans un cadre religieux les hérésies, notamment dans la famille gnostique. À cela s’ajoutent les religions orientales et les pensées dites traditionnelles autour desquelles René Guénon (à peu de choses près, le seul maître à penser des traditionalistes) a construit l’idée très contestable de Tradition primordiale.
Deuxième axe : l’individualisation des idées et des pratiques et sa forme dérivée, le narcissisme, produit de la victoire du libéralisme, qui fait primer la volonté de développement personnel sur le rapport aux autres et, quelque part, installe la primauté de la psychologie sur la sociologie. Les processus de subjectivisation qui caractérisent le capitalisme moderne et la crise des appartenances ne peuvent épargner la maçonnerie.
À l’intersection de ces deux axes, le maçon ou la maçonne spiritualiste cultive une forme d’égoïsme magnifié par un accès supposé à des lumières successives. Il se protège aussi d’une société qui s’avère non seulement de plus en plus agressive, mais également d’autant plus délicate à penser qu’elle est en constante et rapide évolution.
Une certaine pratique du rite écossais correspond parfaitement à cette attitude, davantage que le rite écossais rectifié (RER) ou le rite français traditionnel, lesquels demandent un rapport personnel aux deux testaments et une croyance plus précise, telle qu’elle se vivait au XVIIIe siècle, ancrée sur un minimum de culture religieuse. Bien évidemment, il se trouve des maçonnes et maçons de rite écossais qui entrelacent volontiers le spirituel et le sociétal et, réciproquement, des adeptes du rite français qui spiritualisent leur propos à l’occasion, mais les tendances philosophiques dominantes sont bien réelles et opérantes.
À propos du rite français, nous ne négligeons pas l’intérêt géopolitique qui peut exister dans le fait que le Grand chapitre général du Grand orient de France rencontre désormais régulièrement son homologue de la GLNF. Mais sur le fond, quels que soient l’esprit de famille et la richesse symbolique de l’outil négligé par la symbolique maçonnique qu’est la tenaille, la divergence reste profonde entre ceux qui prennent acte du désenchantement du monde et ceux qui maintiennent coûte que coûte l’enchantement ou qui demandent au rituel d’être un outil de réenchantement, tout en regardant des nouvelles du XXIe siècle sur leur Smartphone.
Il faut souligner également que l’analyse philosophique, la prise en compte des rituels dans leur dimension éthique et philosophique, le traitement maçonnique du politique, l’analyse critique des imaginaires, tout cela demande des outils intellectuels et culturels et s’avère passablement exigeant. Cela peut également sembler élitiste et pour certains esprits, apparaître comme passablement condescendant.
En revanche, le fait de se laisser porter par une sensibilité cadrée par une inscription dans une tradition sans cesse interprétable est plus facile, plus confortable psychologiquement autant que cognitivement, et ce tous genres confondus. À ce propos, rappelons à quel point le Grand orient et le Droit humain portent à notre sens, parallèlement, la lourde responsabilité historique d’avoir exclu pendant une trop longue période les femmes du rite français. L’ouverture, il y a un peu plus de quarante ans, semble s’être effectuée trop tard, alors que les spiritualistes, au moins une partie d’entre eux, ont laissé très tôt une place aux femmes. Que l’on songe en particulier à ce que fut la mixité, voire la féminité dominante de la théosophie à la fin du XIXe siècle.
Pensons aussi aux conditions de création de l’Union maçonnique féminine, future GLFF, par une marge féministe de la GLDF, au rite d’adoption, puis au rite écossais après la Libération. Néanmoins, sur ces questions de genres, la société maçonne paraît parfois plus rétrograde que la profane, comme en témoigne le refus quasi général de féminiser les titres d’officiers, alors que la République a désormais des députées et des sénatrices.

La tentation du repli

Cela étant posé, pour avoir discuté avec certains membres d’obédiences masculines spiritualistes ou avoir lu le peu que l’on sait de la scission annoncée de la Grande loge féminine initiatique francophone au sein de la Grande loge féminine de France, nous pensons qu’il n’y a pas que l’aspect post religieux qui soit en cause, mais que joue également une volonté de s’abstraire d’une situation politique et sociale trop difficile à penser et à supporter. Les développements du champ politique français que nous avons connus ces dernières semaines nous font penser, peut-être à tort, que même pour certains progressistes, la tentation du repli sur un cocon rassurant peut exister et même se renforcer. Déjà, la question du refus de l’autre sexe constitue une recherche de protection, peut-être largement fantasmatique, mais réelle.
N’oublions pas que si les premiers francs-maçons anglais des années 1730 ont refusé de parler en loge de politique et de religion, ce fut essentiellement que leur pays sortait d’une terrible guerre civile à double cause politique et religieuse et que la réconciliation des Ancients et des Moderns au sein de la Grande loge unie d’Angleterre (UGLE) en 1813 fut entre autres aspects, la volonté de signifier une réconciliation entre l’Angleterre, l’Écosse et, pour partie l’Irlande.
Nous n’en sommes certes pas à ce point, mais beaucoup d’entre nous sont en train de perdre leurs repères et ont du mal à supporter la réalité. Ajoutons à cela que l’état du capitalisme et la tension sociale perdurante pèsent sur les familles, soit pour les raffermir, soit pour les diviser. La pression psychologique exprimée sur les individus est d’autant plus forte en l’absence d’alternative réelle autre que d’extrême droite et nous pouvons trouver ici un cadre d’explication qui n’est peut-être pas enthousiasmant, mais s’avère cependant solide.
Il se trouve donc bien des maçonnes et des maçons qui mènent dans le civil une action sociale et parfois dans un sens progressiste, mais qui désirent que leur loge soit un lieu où s’exerce le moins possible ce qui pèse et divise au-dehors. Que l’on estime qu’il s’agit d’une douce illusion et d’une façon de se mettre la tête dans le sable n’empêche pas que cela existe. D’où ce beau paradoxe, que nous accentuerons volontairement en mettant l’accent sur ce volet progressiste, minoritaire, mais éclairant du phénomène. On trouvera ainsi des féministes qui ne veulent pas que leur loge ou leur obédience le soit, des laïcs qui ne souhaitent pas que leur grand maître prenne position dans ce registre, des progressistes qui estimeront que ce n’est pas le rôle de la maçonnerie de faire bloc contre le Front national.
C’est l’angoisse du dissensus, de ce qu’ils appellent la contamination du monde profane, c’est la peur de perdre pied dans la complexité qui fait que certains se replient. Ce que recherchent ces sortes d’auto-réfugiés, c’est une manière de sacralité rassurante, dans laquelle ils pensent pouvoir diluer l’autre dans la gestion hasardeuse de leur narcissisme menacé. Ils cherchent à se fondre au-dedans, par crainte de se dissoudre au-dehors.

Si l’on cherche à élargir le cadre de compréhension du phénomène, il semble utile de prendre en compte l’évolution des religions dominantes, en particulier dans la clientèle qui est celle de la franc-maçonnerie, qu’elle relève d’une origine catholique, protestante ou juive libérale et, bien sur agnostique et athée. Or ce contexte est celui d’une quasi-extinction des pratiques religieuses, de croyances et des clergés, cette dernière étant prévisible dans moins de vingt ans, comme nous l’avons montré dans plusieurs textes. Doit-on considérer que la sagesse populaire à laquelle on fait dire, entre autres poncifs, que la nature a horreur du vide aurait ici raison ? Une partie de la maçonnerie serait-elle à même de pallier le manque à croire d’une partie de la population pour laquelle la religion s’éteindrait trop vite, dans un cadre de liberté d’interprétation et d’individualisation extrême de la « spiritualité » ?