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dimanche 4 mars 2018

Les forêts : la civilisation européenne entre culture et sacré 1/4

Gustin Sintaud ♦
Universitaire.


« … le sentiment qu’il fallait choisir entre la religion, telle que je la voyais autour de moi, donc la religion catholique, et l’univers, j’aimais mieux l’univers. Je sentais déjà cela enfant, quand je sortais de l’église et marchais dans le bois du Mont-Noir. A ce moment-là, ces deux aspects du sacré me paraissaient incompatibles. L’un me paraissait beaucoup plus vaste que l’autre. L’église me cachait la forêt. »
 
Les yeux ouverts, Marguerite Yourcenar.


Le continent européen post-ère glaciaire est quasiment recouvert de denses forêts. Dans cet univers essentiellement sylvestre, s’est exprimée originalement la culture européenne, et celui-ci explique la grande unité de celle-là.

On retrouve partout la même appréhension du monde, avec la même vision de l’identique lisière ténébreuse des bois. Donc, partout où l’Indo-européen s’est installé, s’exprime la même représentation du monde, d’où une même conception de l’homme au monde avec sublimation de la lumière filtrée par les sombres voûtes de verdure forestière, avec sacralisation du cercle de lumière offert par la clairière qui matérialise le cercle de vie, qui inscrit le clan rassemblé et qui, en même temps, est le cercle d’affirmation au monde. La forêt européenne, omniprésente dans la perception des choses, implique, avec la profusion des espèces botaniques mélangées, les multiples et changeants jeux d’ombre et lumière, le nombre infini des perspectives offertes, une vision plurielle.

La civilisation européenne s’est construite avec la forêt, plutôt sur la forêt que contre elle.

Et s’il n’est pas possible de dire que l’Européen est un homme de la forêt puisque son histoire, son affirmation constante, son développement se sont accomplis régulièrement au détriment d’espaces forestiers, on peut affirmer qu’il est par la forêt. Ses rapports avec elle s’avèrent si anciens, si étroits, si intimes qu’ils ont imprégné d’une façon très complexe son inconscient et qu’ils ont alimenté une imagination riche en énigmes et paradoxes.
Ainsi les forêts peuvent apparaître comme des lieux d’avant tout ordre, échappant à toutes lois et, en même temps, comme des refuges pour justiciers, protecteurs ultimes de la justice. De même ici, elles sont présentées comme sources de dangers, zones de perdition, génératrices d’effroi alors que les voilà, ailleurs, accueillantes, protectrices, enchanteresses. Elles mêlent aussi profane et sacré.
Qui s’étonnera de cette diversité, de cette richesse ? L’univers forestier ne cesse de brouiller les perceptions, de modifier les perspectives, de jouer avec les certitudes. Il évoque la confusion et révèle des dimensions cachées. Et comme écrit Harrisson, dans sa préface de Forêts : «  En forêt, l’inanimé peut soudain s’animer, le dieu se change en bête, le hors la loi défend la justice, Rosalinde apparaît en garçon, le vertueux chevalier est ravalé à l’état de bête sauvage, la ligne droite forme un cercle, le familier cède la place au fabuleux … ».
Dans le “Mythe de la dame à la licorne“, Bertrand d’Astorg donne une parfaite idée de la forêt pour l’Européen : « Moins ouverte que la montagne, moins fluide que la mer, moins sublime que l’air, moins aride que le désert, moins obscure que la grotte, mais fermée, enracinée, silencieuse, verdoyante, ombreuse, nue et multiple, secrète, la forêt des hêtres est aérée et majestueuse, la forêt des chênes, dans les grands chaos rocheux, est celtique et quasiment druidique, celle des pins, sur les pentes sablonneuses, évoque un océan proche ou des origines maritimes, et c’est toujours la même forêt ».

Le mot forêt et ce qu’il représente

Le terme actuel, généralement usité de « forêt » peut sembler assez impropre ou plutôt non approprié; ici, si on ne veut pas occulter son étymologie et son histoire. Il faudrait lui préférer celui de « zone boisée », de « bois » ou encore le vieux mot « silve » du latin « silva ».
Le mot « forêt » voire « forest » ou « fors » viendrait, selon Robert Harrison, du bas latin « foresta » inconnu de Gaffiot, qui n’apparaîtrait qu’au VIIIème siècle avec le sens de « réserve royale de chasse ». Une forêt devenait une zone interdite à toute culture, à toute exploitation, à toute implantation, à toute chasse. Décidée pour rester sauvage et même interdite à tout empiètement, elle était mise par décision d’autorité, hors du domaine public. Par son sens originel, l’étymologie de forêt se conforte avec les mots latins « foris : la porte » l’adverbe « foris : dehors, en dehors », selon Gaffiot , ou « foras : dehors, en dehors, avec idée de mouvement donc de sortir, de mettre à l’écart », selon le Gradius. Cette idée serait conservée dans l’espagnol « fuerar : sortir ». Par ailleurs, le radical latin « for » impose l’idée de trou avec les mots « forabilis : qu’on peut percer », « foramen : trou, pore » « foratis : percé, troué », sens conservé dans les mots français : forer, foret, forage, foreuse … La forêt, réserve royale, pourrait évoquer un trou bien précis dans un ensemble public.
Le mot semble créé au Haut Moyen-âge pour signifier une idée nouvelle qui, au-delà de son sens précis, traduit un besoin urgent de sauvegarde d’espace indispensable, de vie sauvage protégée. Déjà la silve antique, du fait de la mise en culture des terres, conjuguée à l’acharnement idéologique du Christianisme, avait trop perdu de sa sociabilité primordiale qui avait participé à son respect, à sa protection. Désormais, elle semblait, pour sa survie, devoir réintégrer un domaine sacré que seul le roi pouvait alors imposer et garantir. C’est ce que John Manwood en 1592 réaffirme comme un devoir royal pour préserver la vie sauvage des ravages de l’aveugle et impie exploitation humaine.
Avant le mot « foresta » au sens aujourd’hui absolument conservé avec l’ensemble pléonasmatique de « forêt domaniale », le latin, outre le mot « silva » offrait « nemus » et plus rarement « saltus » pour évoquer une zone boisée ; le grec proposait « nemos ».
« Nemus » ou nemos » désignait une région boisée incluant des espaces ras, clairs, de pâtures, des bois avec clairières, mais aussi de bois sacrés consacrés à des divinités car ceux-ci incluaient un téménos dégagé et bien délimité par le reste du bois qui gardait, lui, son aspect « silvaticus » ou « silvester » qui signifiait : sauvage.

James George Frazer
Mais pour protéger la nature intacte, bien avant l’urgent besoin de créer juridiquement des forêts, il avait fallu exclure toute atteinte vulgaire, toute souillure. « Nemus » ou « Nemos » ou encore le celtique « Nemeton », le saxon « Nimidos » qui participent du même radical indo-européen « nem » donnent aux bois sacrés européens l’idée de zone interdite à l’homme, puisque réservée à la divinité, comme le souligne le latin « nemo, minis » qui vient de « ne homo, ne hominis » et qui se traduit par : « sans personne ». Ce sens se retrouve réaffirmé dans le verbe grec « nemô : mettre à l’écart, isoler » mettre à l’écart et dans « temenos ». En Italie, il y avait prés d’Aricie le lac de Nemi, selon cette racine, et tout proche, un sanctuaire majeur de Diane Nemorensis dont traite abondamment James George Frazer dans “le Rameau d’or“.
Pour parler de bois nommément sacré, le latin privilégie « lucus » sur la racine indo-européenne « leuk » que l’on retrouve dans le sanskrit « lokâh : espace libre » dans « lux, lucis : lumière », dans le nom du dieu lumineux celtique Lug. Ainsi est ciblé, moins l’espace sylvestre proprement dit, moins l’association bois -clairière, que la seule clairière culturelle, ce « locus : lieu » où la lumière pénètre exceptionnellement. S’y soutend l’association du divin et de la clarté.
Dans cette touffue forêt de mots, de racines et d’embranchements entrelacés, sur troncs communs sémiologiques et sémantiques, transparaissent deux notions fortes, deux clefs pour pénétrer la sacralité originelle de la silve, d’une part, comme expression superficielle de forces chthoniennes, d’autre part, comme investie ponctuellement, pénétrée, éclairée, révélée par la lumière uranienne qu’elle protège.
Cela permet de penser qu’à l’origine la « silve » dense, obscure, secrète, expression chaotique exubérante de la nature sauvage, était sacrée en ce qu’elle renvoyait à la Terre, à Gaïa comme « Mater Primordia ». On comprend aussi qu’avec l’affirmation des divinités uraniennes, de clarté, sa sacralité se réduisit à ses seules zones éclairées, ces « oculi », ces yeux qui permettaient de la percer : elle était ainsi « forata » percée à jour. On note que ces deux conceptions ont toujours cohabité, mais on peut penser que la seconde pleine d’indo-européanité, a offert au christianisme une facilité pour attaquer le sacré de la silve. Tant et tant que le mot « forêt » pour sauver la silve en la resacralisant signifia une zone boisée sauvegardée jalousement dans un environnement déboisé, alors que, longtemps, elle fut une zone boisée révélée par un « foramen », une trouée déboisée, éclairée.

Que l’on s’accorde enfin une réflexion ! Silve ou forêt, qu’importe !

En ce qu’elle est restée dans le tréfonds de la mentalité et de la culture européennes, on doit admettre, avec l’adage : «  un arbre ne peut cacher la forêt », qu’une trouée, qu’elle soit « nemos », « nemus », « saltus » ou « lucus », une clairière aussi divinisée fut-elle, n’a pu désacraliser la vitale forêt, pas plus que l’acharnement de la religion du désert. Le cyclope Polyphème restera un cyclope malgré son œil unique crevé.

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