Dominicus est l’auteur d’un « Petit catéchisme du sédévacantisme »
qui a provoqué de vifs débats en soulignant les faiblesses de cette
théorie. Attaqué dans le dernier numéro d’un bulletin sédévacantiste, il
répond ici à nos questions.
• D’abord, mon Père – je ne
pense pas trahir un secret en révélant que vous êtes un des Pères
dominicains d’Avrillé – qu’est-ce que le « sédévacantisme » ?
– C’est la théorie, ou plutôt les
diverses théories (contradictoires) voulant que l’Église soit
aujourd’hui sans pape. Le siège de l’évêque de Rome serait vacant depuis
une cinquantaine d’années, à cause des erreurs enseignées ou favorisées
par Paul VI et ses successeurs.
• Et cela vous paraît insoutenable ?
–Vatican II a ouvert une terrible crise,
où notre premier objectif doit être de garder la foi. Or le grand moyen
pour garder la foi en temps de crise a été énoncé par saint Vincent de
Lérins dès le 4e siècle : s’accrocher à la tradition. La
doctrine, la morale et les sacrements traditionnels ne peuvent pas nous
tromper. En revanche, dès qu’on quitte ce terrain pour échafauder des
théories essayant d’expliquer la crise, on n’a plus la même sécurité, car on entre dans le domaine des opinions privées. C’est le cas du sédévacantisme.
• On a quand même le droit de réfléchir ?
On a surtout le devoir d’être prudent ! La crise actuelle est inédite et ne peut donc pas être réglée par deux ou trois « copier-coller ».
Or on ne s’improvise pas théologien, ni canoniste. Nous devons garder
la foi – en nous accrochant à la Tradition et en nous écartant des
novateurs – mais personne ne nous a chargés d’instruire le procès des
autorités défaillantes. La légitime défense nous donne le droit de nous
protéger des prélats dangereux, mais elle ne nous confère pas d’autorité
pour les déclarer exclus de l’Église et déchus de leur pouvoir. C’est
la parabole du pharmacien, racontée par Mgr Lefebvre : si je constate
que mon pharmacien me fournit du poison, je dois évidemment le refuser.
C’est une certitude absolue, parce que je n’ai pas le droit de
m’empoisonner. Quant à la responsabilité exacte du pharmacien, ce n’est
pas mon affaire. Est-il très distrait ? myope ? incompétent ? A-t-il été
trompé par un tiers ? Est-ce un escroc qui n’a pas réellement son
diplôme ? Est-ce un assassin volontaire ? Est-il subitement devenu fou ?
Je peux avoir mon avis, mais cela reste secondaire, car je ne suis pas
son juge. A mon niveau, je dois refuser le poison et mettre en garde
contre l’empoisonneur, mais je ne peux pas déclarer, de ma propre
autorité, qu’il n’appartient plus à l’ordre des pharmaciens. Ce n’est
pas de mon ressort. Malheureusement, beaucoup de sédévacantistes
inversent le problème. Ils veulent à tout prix trancher la question qui
ne dépend pas d’eux, et en faire le premier devoir de tout catholique.
Ils déclarent de leur propre autorité que Paul VI et Jean-Paul II
n’étaient pas papes, et ils en font un dogme, jetant l’injure et
l’anathème contre tous ceux qui hésitent à les suivre. C’est une
imprudence qui ne résout rien, tout en causant beaucoup de désordre.
• Les sédévacantistes avancent pourtant des preuves ?
– Ils n’ont pas de preuve, mais quelques arguments dont aucun n’est décisif. C’est ce que montre le Petit catéchisme du sédévacantisme.
• Justement : le dernier numéro du bulletin La Voix des Francs accuse votre Petit catéchisme de « sophismes » et de « divagations ». Que répondez-vous ?
– Faut-il vraiment répondre ? Ce bulletin prétend démolir « magistralement » (c’est son terme) nos « divagations »
(c’est son titre). Mais n’importe qui peut constater qu’il n’affronte
pas réellement nos objections. Il passe à côté sans même sembler les
voir ! Au lieu de les exposer telles qu’elles sont et de tâcher d’y
répondre, il les ignore. Il donne le change en remplissant des pages
entières de citations (généralement hors sujet), en ajoutant quelques
injures et une série de cris victorieux, mais il n’aborde jamais
franchement notre réfutation (sinon sur des détails secondaires). Celui
qui ne lit que La Voix des Francs aura une idée très déformée de nos positions. Ce n’est pas un vrai débat !
• Voyons de plus près. Votre
contradicteur prétend prouver le sédévacantisme par l’argument du
« Magistère ordinaire universel » ?
– Pour « répondre » aux quelques lignes
que nous consacrions à ce sujet, il aligne plus de vingt pages et trouve
pourtant encore moyen de taire l’essentiel de notre objection !
Rappelons que le « magistère ordinaire universel » est l’enseignement donné par tous les évêques du monde entier. Quand ils sont unanimes
sur un point de dogme ou de morale, ils sont couverts par
l’infaillibilité, parce que le Saint-Esprit ne peut pas permettre que toute
l’Église enseignante se trompe au sujet d’une vérité de foi (sinon, les
portes de l’enfer auraient prévalu). Il restera toujours au moins un
évêque pour défendre la foi. Cette infaillibilité du magistère ordinaire universel est
nécessaire à la survie de l’Église. Assez curieusement, les
sédévacantistes prétendent s’en servir pour prouver qu’il n’y aurait
plus de pape. En fait, historiquement, leur premier argument était
différent. Ils s’intéressèrent d’abord non au magistère ordinaire, mais au magistère extraordinaire. Ils voulaient ranger l’enseignement de Vatican II dans le magistère extraordinaire
infaillible (comme les définitions solennelles d’un concile
dogmatique). En conséquence, disaient-ils, on ne peut nier
l’infaillibilité de Vatican II qu’en niant l’autorité du pape qui l’a
approuvé. Mais l’argument n’a pas pu tenir longtemps, parce que Paul VI
lui-même a déclaré que Vatican II – concile pastoral –
n’appartient pas au magistère extraordinaire infaillible ! Pour pouvoir
déclarer qu’il n’y a plus de pape, il fallait donc trouver autre chose.
Les sédévacantistes se sont alors rabattus sur le magistère ordinaire universel.
Les enseignements de Vatican II, disent-ils, ne jouissent peut-être pas
de l’autorité d’un concile infaillible, mais ils doivent quand même
devenir infaillibles parce qu’ils sont enseignés par tous les évêques du
monde. Pour nier cette infaillibilité, il faut donc, à nouveau, nier
qu’il y ait un pape.
• Et que répondez-vous ?
– Si l’argument était valable, il
faudrait conclure non seulement qu’il n’y a plus de pape, mais qu’il n’y
a plus d’Église enseignante ! C’est ce que disait le Petit catéchisme :
« En réalité, si l’on acceptait cet argument, il faudrait dire que toute l’Église catholique a disparu à ce moment, et que les portes de l’enfer ont prévalu contre elle. Car l’enseignement du magistère ordinaire universel est celui de tous les évêques, de toute l’Église enseignante ». [p. 11.]
L’argument du « magistère ordinaire universel » ne peut pas servir à prouver le sédévacantisme, car il ne vaut que si tous les évêques du monde enseignent la même chose. Or si tous
les évêques du monde enseignent une erreur, il ne suffit pas de
supprimer le pape pour supprimer le problème ! On est obligé de conclure
que toute l’Église enseignante est dans l’erreur, ce qui est
impossible, ou qu’il n’y a plus du tout d’Église enseignante, ce qui est
également impossible. L’argument du « magistère ordinaire universel » est ainsi, de toute manière, une impasse.
• Et que répond votre contradicteur ?
– Rien. Il ne dit pas un mot de cette
objection, et parle d’autre chose pendant vingt pages. Il nous reproche
de ne pas avoir suffisamment détaillé les différents aspects du magistère ordinaire universel
dans les quelques lignes que nous avons consacrées au sujet. Il
détaille donc tout cela (à sa manière) et répète sans se lasser que nous
manquons d’honnêteté intellectuelle, que nous prenons nos lecteurs « pour des ignorants et des imbéciles »,
que nous nous moquons d’eux, que nous occultons la nature des choses,
etc. Il y aurait beaucoup à redire sur ces vingt pages, mais à quoi bon,
puisque l’auteur n’a même pas effleuré notre objection ?
• Il avance quand même un deuxième argument : celui du « pape hérétique » ?
– Il propose en effet un deuxième
argument. A l’en croire, c’est très simple : le pape qui tombe dans
l’hérésie est immédiatement déchu de son autorité, sans aucun
avertissement, aucun procès, aucune sentence déclaratoire. Le problème
est que cette question est débattue depuis plusieurs siècles dans
l’Église, et que de très grands théologiens enseignent tout le
contraire ! Tous les représentants de l’école thomiste – Cajetan, Jean
de Saint-Thomas, Banez, Billuart, Garrigou-Lagrange , etc. – expliquent
qu’on ne peut pas abandonner l’autorité papale au libre examen
individuel de chacun. Si donc un pape tombait dans l’hérésie, il ne
perdrait réellement son autorité qu’au moment où cette hérésie serait
publiquement dénoncée par d’autres membres de l’Église enseignante. Nous
donnons sur ce sujet, 24 pages de citations d’éminents théologiens
(p. 54-78). Il était difficile de ne pas les voir ! Mais là encore,
notre contradicteur n’en tient absolument aucun compte ! Après avoir
annoncé à son de trompe qu’il allait réfuter nos « divagations », il développe sa thèse comme si elle était la seule existante et conclut en dénonçant notre « obstination » et notre « schisme lefebvriste ».
Entre temps, il n’a pas même daigné exposer notre avis à ses lecteurs,
ni même citer le nom d’un seul des théologiens dont nous reprenons les
explications ! Peut-on appeler cela une « réponse » ?
• Il s’appuie quand même sur un
éminent canoniste (Naz), qui affirme qu’un pape hérétique est
immédiatement déchu de son autorité – sans aucun jugement, ni
déclaration – et que c’est la doctrine commune des théologiens ?
– Quelques auteurs, dont Naz, défendent cette thèse, mais cela n’en fait pas la « doctrine commune ». Naz emploie cette expression seulement pour préciser que « d’après la doctrine la plus commune » il est « théoriquement possible »
qu’un pape tombe dans l’hérésie. Là-dessus, en effet, la plupart des
théologiens sont d’accord. Les difficultés et les débats viennent
ensuite : comment peut-on être sûr que le pape est formellement (c’est-à-dire coupablement) hérétique ? Et quand,
exactement, perd-il son autorité ? Autrement dit : peut-on laisser
n’importe qui juger, d’après ses lumières personnelles, que le pontife
est hérétique et qu’il a ainsi automatiquement perdu son autorité sans
la moindre formalité juridique ? La plupart des théologiens disent non,
parce que ce serait la ruine de toute autorité ! Si une question aussi
grave que la vacance du siège apostolique est laissée au jugement privé
de chaque individu, les conséquences seront désastreuses : aucun conflit
doctrinal ne pourra plus être résolu par voie d’autorité, car les
condamnés pourront toujours prétendre que le pape était hérétique et
donc déchu au moment où il a porté sa sentence ! L’infaillibilité du
pape, que Jésus a voulu donner comme une garantie absolue à son Église,
ne servira plus à rien, puisqu’elle pourra toujours être contournée par
cet argument que le pape avait déjà été automatiquement déchu
de sa charge pour hérésie. Il n’y aura plus d’autorité incontestable et
l’on aboutira au libre examen. Ce que refusent, bien sûr, Cajetan, Jean
de Saint-Thomas, Bañez, etc.
• Tous ces théologiens sont dominicains. N’êtes-vous pas en train de vouloir imposer une thèse propre à votre Ordre ?
– Lorsque les Carmes de Salamanque et
saint Alphonse de Liguori rejoignent les théologiens dominicains sur la
question du pape hérétique, il est évident qu’ils ne le font pas parce
cette thèse serait dominicaine, mais parce qu’elle est
raisonnable et fondée dans la tradition. C’est là-dessus qu’il faut
l’examiner. La thèse de Cajetan, Jean de Saint-Thomas (etc.) a été
publiquement enseignée dans les plus grandes universités catholiques,
pendant des siècles, par les plus grands théologiens et jusque sous les
yeux du pape. Elle était alors présentée comme la sentence « commune » ou « plus commune ».
Elle peut donc, encore aujourd’hui, être tenue en toute sécurité de
conscience. Elle peut certes, aussi, être discutée. Il ne s’agit pas
d’en faire un dogme. Mais personne ne peut en nier la licéité et
anathématiser ceux qui la défendent. C’est pourtant ce que font les
sédévacantistes qui veulent à tout prix imposer leur avis comme un
dogme.
• Mais en ce cas, la thèse sédévacantiste aussi pourrait être licite ?
– Le sédévacantisme est souvent d’abord
un sentiment. Les papes conciliaires font souffrir, la crise dans
l’Église est angoissante, et l’émotion peut troubler le jugement.
Certains réagissent comme cet enfant qui découvre subitement que son
père a commis un crime et qui ne peut surmonter ce choc qu’en s’écriant
brusquement : « Eh bien non, c’est trop horrible, cet homme n’est pas mon père ! ». C’est un moyen d’atténuer la douleur, mais, sur le fond, cela ne règle rien. Tant
que le sédévacantisme reste au niveau du sentiment personnel ou de
l’opinion privée, il n’a rien d’illicite, au vu des circonstances
présentes. Mais il n’est pas prouvé. Il n’est qu’une hypothèse parmi
d’autres, et pas la plus probable. Il est indu d’en faire un dogme et
dangereux d’en faire un drapeau. Attendons paisiblement que l’Église
tranche, un jour, ces questions qui nous dépassent. Et mobilisons plutôt
nos forces pour garder la foi, l’espérance et la charité.
——
Dominicus, Le Sédévacantisme (brochure regroupant diverses études sur le sujet, notamment le Petit catéchisme du sédévacantisme
et la traduction de l’importante étude de Jean de Saint-Thomas sur la
question du pape hérétique), Avrillé, éditions du Sel, 2015, 80 p.