Jean de Tauriers, président de
Notre-Dame de Chrétienté, avait convié à l’étape du soir du dimanche de
Pentecôte pour un partage de souvenirs autour d’un verre, les fondateurs
du pèlerinage et les actuels dirigeants. Il avait prévu le passage du
cardinal Sarah, qui vint en effet saluer et bénir cette réunion, et il
avait demandé à Bernard Antony, président du Centre Henri et André
Charlier et de Chrétienté-Solidarité, d’évoquer les origines de la
création de ce pèlerinage et notamment le rôle de Dom Gérard, sur lequel
vient d’être publiée l’importante biographie d’Yves Chiron, éditée par
les moines du Barroux (Ed. Sainte-Madeleine).
Bernard
Antony avait donc préparé par précaution un texte dont on trouvera
l’essentiel ci-après. Cependant, compte-tenu de ce qu’il s’agissait en
fait de pratiquer l’exercice de parler debout, dehors, avec les bruits
de l’immense camp et tenant le micro d’un mégaphone, privé ainsi de la
facilité de lire commodément, il préféra renoncer à la lecture et se
passer de son texte au risque de ne pas aussi bien dire que lire. Nous
publions ci-après le texte rédigé qui est, sans déformation sur le fond,
ce qu’il a exprimé.
Cher Jean de Tauriers, chers pères, cher amis,
D’abord
toute ma gratitude et mon admiration pour vous Jean de Tauriers qui,
superbement entouré, avez, une fois encore, mené à Notre-Dame de
Chartres, ce pèlerinage magnifique de foi et de jeunesse, le 36e.
Vous m’avez demandé d’évoquer à mon gré, en quelques minutes, hors de
tout formalisme académique, la grande figure de Dom Gérard sans omettre
son rôle dans la genèse et le développement de ce pèlerinage.
Le Centre
Henri et André Charlier fut en effet créé dès les années 1979-1980 avec
ses premières universités d’été, non loin de chez moi, à Fanjeaux, chez
les Dominicaines de l’école du Cammazou et ce grâce au soutien de leur
supérieure générale, mère Anne-Marie Simoulin, qui, jusqu’à son rappel à
Dieu, me témoigna une constante amitié, par-delà les déchirures qui
affectèrent la mouvance du catholicisme traditionnel.
Dès sa
création, le Centre Charlier avait été placé sous le triple parrainage
de trois hommes marqués par la rencontre, la formation et la
transmission spirituelle et culturelle de leurs maîtres, André et Henri
Charlier : Albert Gérard, l’artiste, Jean Madiran, le penseur
contre-révolutionnaire, Dom Gérard, le moine.
C’est
ainsi que nous n’organisâmes pas seulement alors nos universités d’été à
Fanjeaux mais aussi, en 1980, une session au Mesnil Saint-Loup, cette
paroisse hors du commun, marquée au XIXe siècle par
l’apostolat du Père Emmanuel. Henri Charlier, en son temps, y rétablit
la continuité de l’office grégorien. Il se consacra, tout près de
l’église, à son œuvre de sculpteur, de dessinateur et de peintre.
Je
suis heureux de retrouver d’abord ce soir Max Champoiseau et Rémi
Fontaine qui furent les premiers à me suggérer l’idée que le Centre
Charlier pourrait organiser un pèlerinage de Chartres sur le modèle de
celui de Czestochowa que nous admirions tant. Czestochowa,
cette immense marche de foi et de ferveur patriotique mais aussi de
combat du peuple polonais pour sa liberté et son identité s’efforçant de
desserrer toujours plus le carcan de l’État communiste totalitaire
après les années des exterminations génocidaires du nazisme et du
communisme soviétique. Le pèlerinage de Czestochowa était très cher au
cœur de Dom Gérard et nous nous souvenons avec émotion, comme si c’était
hier, de son sermon en la cathédrale de Chartres, le lundi de Pentecôte
1985, qu’il concluait ainsi : « L’an
prochain, c’est à toute la chrétienté que nous donnons rendez-vous aux
pieds de Notre-Dame de Chartres, qui sera désormais notre Czestochowa
nationale. Que le Saint-Esprit vous illumine, que la Très Sainte Vierge
vous garde et que l’armée des anges vous protège. Ainsi soit-il ! » Sermon
dont vous pouvez retrouver l’intégralité dans le numéro spécial de
Reconquête d’avril-mai 2008 avec les textes d’amis très chers, laïques
ou religieux, et le travail de présentation et d’illustration réalisé
avec tout son talent d’artiste par Jacques Le Morvan.
Dès
les premières années du Centre Charlier, je ne sais plus trop quand,
avec l’abbé Pozzetto, son premier aumônier, et donc aumônier du
pèlerinage, et nombre de militants, nous avions eu à cœur d’organiser en
Pologne avec Jean-Michel Rudent, un séjour de Chrétienté-Solidarité,
rencontrant notamment Lech Walesa et les grandes figures de la
résistance de Solidarnosc. C’est de même dans cet esprit de résistance
chrétienne que nous avions voulu, dès sa conception, construire le
pèlerinage comme avant tout celui de militants agissant pour la défense
de la patrie et des valeurs de la chrétienté, voulant placer leur action
politique et sociale sous l’éclairage de l’Évangile.
Je me
dois maintenant ici, pour répondre avec gratitude à la demande de Jean
de Tauriers, d’évoquer un peu plus la figure de Dom Gérard sans,
rassurez-vous, suivre tout le long cheminement de sa vie selon l’immense
travail de la biographie réalisée par Yves Chiron.
Et
d’abord, une première remarque, il en fut selon moi de la vie de Dom
Gérard comme de celles de grands saints, tel saint Bernard que j’admire
tant.
Le récit
de leur vie, si remplie d’une multitude d’actes de charité et de combats
pour la chrétienté pourrait donner l’impression d’un certain activisme
en dissonance avec un pur idéal de vie contemplative. Ce serait une
grande erreur, ce serait faire preuve d’une grande méconnaissance de ce
que fut leur vie de prière continuelle.
Je
puis témoigner de ce que Dom Gérard, tel qu’il me fut donné de le
connaître en plusieurs circonstances au long de quarante-sept années,
était d’abord, lui aussi, presque toujours un homme, même hors de son
monastère, à l’évidence abîmé, des heures durant, dans la prière. Ainsi
en était-il dans l’avion mis à disposition par Pierre Fabre au service
de notre mission caritative au Liban via Chypre. Car l’aéroport de
Beyrouth était alors fermé et c’est à Chypre qu’il nous fallait prendre
le bateau assurant la liaison avec le Liban. Au petit matin, après sans
doute un très court sommeil, le visage de Dom Gérard s’éclaira
d’émerveillement au spectacle de toutes les croix et de la Vierge
d’Harissa surplombant la baie de Jounieh.
Je
l’avais rencontré pour la première fois il y a déjà longtemps, en 1961,
à 24 ans, en son monastère de Tournay, près de ma ville de Tarbes où
j’étais lycéen, dans des circonstances que j’ai évoquées par ailleurs.
Il m’avait parlé lumineusement avec une infinie douceur, du Christ et de
la Vierge Marie, comme nul autre. Il m’interrogea aussi avec une gaité
roborative, pour me remonter le moral, m’encourageant à continuer dans
les voies de mon jeune militantisme pour la patrie alors si déchirée,
meurtrie par la tragédie de tant des siens livrés au pire.
Ce
n’est que plus tard, après l’avoir providentiellement retrouvé grâce à
notre maître et ami si cher, Gustave Thibon et à son ami Gilbert
Tournier, dans son prieuré de Bédouin, que je pus toujours plus saisir
combien le mystique Dom Gérard, tel François d’Assise, était aussi un
merveilleux poète du Bon Dieu, imprégné d’une immense culture développée
sur le socle transmis par les Charlier. Dom Gérard était ému presque
aux larmes quand il récitait de beaux bouquets de la poésie de son cher
Charles Péguy qui fit seul ce pèlerinage à la sortie de sa vie de
militant socialiste, l’éclairant désormais de sa mystique poétique pour
toutes les générations de pèlerins.
Dom Gérard voulut avec raison que l’imprimerie du monastère réédite l’Ève de Charles Péguy, un des joyaux de son art.
Comme
saint Bernard, comme sainte Catherine de Sienne, Dom Gérard fut certes,
à sa place, à son créneau, un batailleur de la défense de la foi et de
la chrétienté. Je crains quelquefois que certains ne sachent pas ou
aient oublié ce qu’il en était dans l’Église de France dont, selon
l’expression même du cardinal Decourtray à la fin de sa vie, « des secteurs entiers avaient alors collaboré avec le communisme ». Et il faudrait rappeler la fascination pour le freudisme et autres courants idéologiques convergents dans « l’autodestruction de l’Église » selon l’expression même de Paul VI. Et ce sans réaction, voire avec la collaboration, de vastes pans de la hiérarchie.
Dom
Gérard fit tout, longtemps très seul, pour que soit conservée la
fidélité à la règle de saint Benoît, à la liturgie traditionnelle. Il
serait inconvenant de juger de ses actes, quarante, cinquante ou
soixante ans après en invoquant les douceurs de la soumission alors que
la résistance à « l’autodestruction de l’Église » était en effet une
nécessité vitale. Et s’il n’y avait pas eu Dom Gérard, il n’y aurait pas
eu de monastère du Barroux, ni ses deux filiales, ni toute l’étendue
d’une résurrection qui ne fut jamais un repli passéiste.
Certains,
bien intentionnés certes, ont cru bon d’insister un peu trop, je crois,
sur le fait que Dom Gérard eut ses défauts, ses insuffisances. Selon
leur conception, il est vrai de l’impeccabilité comportementale ! Ah les
bons juges ! Eux, à la place de Dom Gérard, ils n’auraient bien sûr agi
que dans la perfection de l’obéissance selon leur sûre doctrine.
Comme
si saint Pierre et saint Paul eux-mêmes n’avaient pas eu aussi leurs
défauts. Et Dom Gérard ne fut ni saint Pierre ni saint Paul mais il
m’arrive de penser que ses défauts avaient sans doute été aussi des
qualités bien nécessaires en leur temps. Chesterton a magnifiquement
développé ce raisonnement dans sa biographie de François d’Assise.
Quelques points encore :
Dom
Gérard voulut donc ce pèlerinage. Sans son assentiment le Centre
Charlier ne se serait sans doute pas lancé dans cette aventure. Pleins
de gratitude pour son affection pour le pèlerinage de Czestochowa,
depuis des années, nombre de pèlerins polonais ont partagé avec vous les
routes de Chartres. De même pour tant de Libanais auxquels, dans notre
voyage de 1985, Dom Gérard avait, comme nul autre, su parler de tout ce
qui depuis saint Louis unit le royaume de France et le peuple chrétien
du Liban. Ce n’est pas sans émotion qu’au monastère de Saint-Antoine
dans la vallée sainte, la Qadisha, nous avons souvent contemplé la belle
crosse incrustée d’ivoire offerte par le saint roi au patriarche des
Maronites. Dom Gérard aimait rappeler qu’à l’Émir de ce peuple, saint
Louis, reconnaissant pour le formidable soutien de ses guerriers, avait
juré que, désormais, tout maronite se rendant en France y serait traité
avec tous les droits d’un sujet du roi de France.
À Beyrouth, dans le silence de la ligne verte, la nuit, dans les
tranchées du quartier de Sodecco où nous parvenaient des chuchotements
de ceux d’en face, il demeurait comme happé dans sa prière avant de s’en
extraire pour murmurer les mots qu’il fallait pour les jeunes
combattants qui tenaient les lieux et les bénir. Certains de ceux-là, je
l’ai encore vérifié là-bas, il y a trois semaines, n’ont jamais oublié.
Parmi eux était une lumineuse jeune fille, Katia Boustany, brillante
juriste, auteur d’une thèse sur la charia et la notion occidentale des
droits de l’homme. Mais c’était la conversion des cœurs des combattants
chrétiens qu’elle jugeait prioritaire. Elle trouva en Dom Gérard le
religieux qui pouvait le mieux la comprendre et l’assister pour cela
dans sa prière. Elle vint plus tard le voir au Barroux. Et puis elle
entra au Liban dans son chemin de rappel à Dieu par une longue maladie.
Dom
Gérard, je l’appris, ne cessa de prier pour elle et de la soutenir,
répondant à ses lettres qui, me confia-t-il un jour, étaient
bouleversantes de courage et de confiance en Dieu.
Il
avait ainsi le don, ses proches le savaient, au prix très lourd du
manque de sommeil qu’il s’imposait sans cesse et qui ruina sa santé, de
maintenir des liens avec beaucoup de ceux que la Providence avait mis
sur son chemin pour qu’il les maintienne sans cesse dans l’Espérance.
J’ai
la conviction qu’il nous dirait toujours aujourd’hui, face aux
nouvelles dialectiques de mort de notre temps, face aux périls toujours
recommencés, face aux menaces d’engloutissement de ce qui reste de notre
civilisation chrétienne, de ne les considérer ni comme inévitables ni
comme irrémédiables.
Au
nom de tous les vieux amis fondateurs de ce pèlerinage qui sont encore
là ce soir, cher Jean de Tauriers, merci de m’avoir permis de livrer ce
témoignage de piété filiale envers Dom Gérard. Et permettez-moi donc en
conclusion de saluer ceux qui, présents ici ce soir, ont tant œuvré pour
cette réalisation : Max Champoiseau et Rémi Fontaine, Jacques, Pierre
et Paul Le Morvan, Pierre Soleil, Jacques Arnould et tous ceux de son
Chœur Montjoie, et encore Hélène Sabatier, Isabelle Bédry, Catherine
Renout. Je veux exprimer en leur nom toute la gratitude que nous vous
portons, pour nous avoir offert ce verre de l’amitié avec votre équipe,
vous qui, sous l’égide de Notre-Dame de Chrétienté, continuez et
amplifiez avec eux l’initiative du Centre Henri et André Charlier.