Albert Bensoussan
Albert Bensoussan, traducteur de Gabriel García Márquez, rend hommage à l'auteur de Cent ans de solitude.
S'il est vrai que tout romancier véritable, depuis Balzac, fait concurrence à l'état civil en inventant un univers, en démiurge tyrannique, en père capricieux ou sadique de personnages à sa merci, en déicide supplantant tout autre divinité, Gabriel García Márquez, fasciné par l'absolu de l'écriture et la toute-puissance du verbe, en modelant dans le tohu-bohu génésiaque Cent ans de solitude, s'est voulu Créateur, en majuscule et en majesté, maître souverain d'un monde inscrit dans l'Histoire.
Au commencement, donc, était Macondo, bourg mythique où se déroule la chronique de la famille Buendía selon la prédiction rédigée en sanscrit sur d'obscurs parchemins par le prophète gitan Melquíades. À la fin des temps reste l'écrit où est consignée la malédiction d'une lignée "condamnée à cent ans de solitude", depuis l'union incestueuse de José Arcadio avec Úrsula et le meurtre originel de Prudencio qui va entraîner l'exode de la famille, jusqu'à la naissance, cent ans plus tard, d'un enfant à queue de cochon, entraînant l'extinction définitive des Buendía et le tarissement de Macondo, en une boucle de temps circulaire, serpent qui se mord la queue et siècle accompli.
Le livre n'est que le récit d'une prophétie qui se révèle progressivement, et de ce fait il nous est présenté avec le recul d'une chose récrite ou transcrite. Tout passe, en effet, par le prisme d'une écriture qui est celle de l'auteur, d'une parole épico-lyrique, grandiose et parodique, excessive et fleurie, à la fois hyperbolique et simple, charmante et fascinante, terrifiante parfois, comme peut l'être le langage d'un conteur de village qui impose à la conscience stupéfaite de son auditoire - ici de son lecteur - des contes de fée, des récits légendaires et des histoires fantastiques. Semblables, certes, à celles que racontait sa grand-mère galicienne au petit Gabo (ainsi qu'on appelle familièrement le grand Gabriel). De là une hauteur du récit qui ne se situe ni au ras des marigots colombiens ni dans l'éther de quelque cordillère ni dans les lagunes troubles d'une selva enchantée, mais très exactement au niveau de la lévitation chère au père Nicanor, le besogneux curé de Macondo qui, à chaque "tasse de chocolat bien crémeux et fumant" s'élève de douze centimètres au-dessus du sol, sous les regards émerveillés de ceux qui vivent dans la soif des miracles.
Parole épique que celle d'un scribe dont l'œil suivrait de droite à gauche les cryptogrammes de la Genèse hébraïque et la lèvre balbutierait les boustrophédons ulysséens. À la hardiesse aventureuse de José Arcadio, à son aura de découvreur et de déchiffreur, répondent les grands moments cataclysmiques du Livre sacré : Exode, Genèse, Déluge, Apocalypse... On peut parler d'Adam et de premier homme à propos du fondateur de Macondo; García Márquez le présente, en effet, comme "une sorte de patriarche qui donnait des directives pour les semailles, des conseils pour élever les enfants et les animaux, collaborait avec chacun, jusque dans les travaux manuels, pour la bonne marche de la communauté", celle qu'il a fondée après la fuite de Riohacha, le lieu de la naissance. Une fuite après la faute, comme Adam chassé du jardin d'Éden? Plutôt comme Caïn après le premier meurtre de l'histoire.
On trouve, en effet, au départ la malédiction de la consanguinité, tare biblique s'il en fût : la tante Úrsula mariée à l'oncle de José Arcadio - les deux êtres primordiaux de cette histoire - a eu un enfant à queue de cochon, fruit de l'inceste consommé. Mais Úrsula et José Arcadio, bien que cousins germains et malgré le précédent, se marieront tout en redoutant que "ces deux rameaux parfaitement sains de deux lignées séculairement entrecroisées ne connaissent la honte d'engendrer des iguanes" (à quoi est prédisposée, peut-être, Úrsula dont le patronyme est justement Iguarán). C'est cette crainte, ce tabou si essentiel, selon Lévi-Strauss, à nos sociétés issues des communautés tribales primitives et endogamiques, qui amène l'épouse à se refuser à son mari, au moyen d'un pantalon de grosse toile qui vaudra toutes les ceintures de chasteté; or, la moquerie de Prudencio sur la virilité inopérante de José Arcadio conduit ce dernier, dans un accès de violente colère et un réflexe machiste, à le tuer. Voilà donc le couple maudit fuyant Riohacha, craignant la main du sort et fondant une cité à l'écart, loin de tout, coupée des autres hommes, dans l'innocence d'un rêve prophétique. Sur cette nouvelle terre, tout sera à créer et l'auteur nous fait vivre le déchiffrement des premiers jours du monde, car, dit-il, "beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt". Voilà, donc, l'humaine condition installée dans l'Histoire et sa contingence, dans le devenir et le cyclique, et ce pour une durée d'un siècle.
Comme dans la tragédie grecque, on sait d'emblée que la mort réunira tous les protagonistes et que la malédiction s'accomplira au dernier acte, même si ce peloton d'exécution qui, en ouverture du roman, déclenche chez Aureliano Buendía - le fils du couple maudit - la montée des souvenirs et le déroulement du récit, sera, par une pirouette de l'auteur (n'est-il pas, en dernière instance, Dieu le Père?), désarmé. Le colonel Buendía, au bout du compte, dans le désespoir de sa défaite, après avoir arpenté le "désert désolé de la gloire", se fera justice lui-même, s'exécutant en lieu et place du peloton, mais finalement il se ratera et accèdera de la sorte à une vieillesse de naufrage aussi infinie que sa solitude.
"Bien des années plus tard..." , cette phrase leitmotiv constitue l'ouverture du roman, et voilà la parole déroulée, l'histoire dévoilée en un saut chronologique, un tour de passe-passe avec le temps qui nous impose le passé après le présent et le lendemain bien avant l'hier, qui suscite mort et résurrection en une paraphrase subtile de l'éternité qui n'est, tout compte fait, qu'acceptation de la précarité et de la contingence, affirmation à l'échelle de la misérable humanité d'un temps inscrit dans l'accomplissement du siècle. José Arcadio voudra-t-il en contrarier le cours, s'enfermer avec le devin Melquíades dans son atelier d'alchimiste, s'activant autour de l'athanor, dans les vapeurs du mercure, en quête de la pierre philosophale, ou s'appliquant à inventer des nouveaux rouages pour de multiples horloges et stoppant malencontreusement le défilement des jours? Il en perdra son âme et sa raison, ligoté au châtaignier du patio pour le restant de ses jours, vieillissant sous la pluie, le visage brûlé de soleil, "hurlant comme un possédé dans une langue pompeuse" qui s'avère être un latin que seul l'altier prêtre Nicanor saura comprendre dans le délire scolastique. Grandie dans une odeur de soufre et de miasmes méphitiques, Macondo connaît une familiarité avec la mort telle qu'elle culminera, en une stupéfiante scène d'anthologie : la disparition d'Amaranta, programmant son décès, brodant son linceul, avertissant tout le village que, estafette des abîmes, elle portera le "courrier de la mort" dans l'au-delà, puis se calant dans son cercueil pour l'ultime voyage...
Or c'est bien là, dans ce temps inscrit, en ce lieu donné, que Gabriel García Márquez délimite l'espace de son imaginaire, dans le secret des destinées et la fable d'une humanité grandiose et misérable, avec son cortège de guerres civiles, de révoltes à la pelle, de meurtres et d'abdications. L'espace de Macondo est à la démesure de son auteur, don du ciel apparu en songe. Macondo qui, dans la réalité colombienne, fut, en fait, le nom d'une bananeraie près de l'Aracataca qui vit naître le petit Gabo (bourg devenu à partir de 1982, dans l'admiration emphatique de ses habitants pour leur jeune prix Nobel, "capitale mondiale de la littérature"!), apparaît ici sous la forme d'une édification prophétique qui éclaire la fuite biblique de José Arcadio Buendía, une promesse de terre à défaut de terre promise. C'est là, après l'Exode et la Genèse d'un monde qui est constamment à réinventer et où des petits papiers rappellent aux hommes oublieux le nom des choses -"table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole" -, que s'accomplira la destinée de cette lignée condamnée des Buendía, un peu comme dans le livre biblique des Nombres où les listes d'engendrement défilent avec toujours les mêmes prénoms transmis de père en fils et de mère en fille. Le bourg de Macondo, de sa naissance à sa mort, de sa Genèse à son Apocalypse, est à l'image de la vie humaine : enfance, maturité, vieillesse et mort, et aussi à l'image de l'histoire des hommes. Au territoire merveilleux de l'enfance succède la litanie des guerres et des amours de la maturité, pour s'achever sur la déchéance et la décrépitude - un des vecteurs majeurs de l'œuvre du romancier - d'un vieux monde (un comble pour celui qui fut appelé le Nouveau Monde!). Plus largement, c'est aussi un microcosme de l'Amérique latine avec son cortège de guerres civiles - ces incessants affrontements entre libéraux et conservateurs - , de violence ou sexuelle ou martiale, et plus encore, un microcosme de la Colombie dans son histoire récente ou ancienne, depuis l'armure du premier conquérant symboliquement trouvée par José Arcadio dans son errance initiale, jusqu'à l'hydre tentaculaire du capitalisme nord-américain en son emprise : la compagnie bananière (The United Fruit Company). La répression d'une grève qui fait trois mille morts tient lieu dans ce récit de tous les commentaires politiques. García Márquez y a tout mis de son expérience, de sa sensibilité, de sa meurtrissure colombiennes, et la réalité la plus concrète de cet univers latino-américain n'est jamais absente d'un livre, au demeurant, fabuleux.
Oui, l'émerveillement est partout dans ce monde que le romancier crée avec un esprit étonnamment frais et naïf. Non pas d'une naïveté fabriquée (qui sera inévitablement celle de ses nombreux imitateurs) ni d'une fraîcheur d'emprunt, mais vraiment si perceptible qu'on dirait parfois le récit d'un de ces pauvres conteurs de village, riches de toutes les mémoires collectives de leur peuple. García Márquez incarne à la perfection ce gran lengua (le "Grand diseur", dans la traduction de Claude Couffon) cher à Miguel Ángel Asturias, cet Homme qui parle magiquement recréé par son ex-complice Mario Vargas Llosa : porte-parole des communautés indiennes, voix prophétique qui rassemble la collectivité et lui renvoie son propre visage. Le premier émerveillement naît d'un aimant géant que les Gitans - seul lien de Macondo avec le reste de l'univers - exhibent lors d'une première visite, traînant derrière chaudrons, poêles, tenailles et chaufferettes, mettant à la torture les vis et les clous de toutes les poutres en bois. Avec les Gitans et leur chef, le mage Melquíades, c'est d'étonnement en étonnement, d'émerveillement en émerveillement que vont les habitants de Macondo, jusqu'à cette culmination de l'inouï, ce bloc de glace "renfermant une infinité d'aiguilles sur lesquelles venaient exploser en étoiles multicolores les clartés du couchant" et que José Arcadio, fasciné, qualifie de "grande invention de notre époque" en y portant une main brûlante "comme un témoin prête serment sur les Saintes Écritures". Oui, d'emblée, nous sommes dans l'univers du magique et du sacré - là même où sont naturellement les enfants - , et le récit ne cessera de se peupler de prédictions, de malédictions, de signes prémonitoires et de présences maléfiques. Dès lors, qui peut s'étonner de voir le fantôme de Prudencio se promener nuitamment dans la maison d'Úrsula et chercher un peu d'eau pour soulager la blessure au flanc que lui a faite la lance irritée de José Arcadio? Comment s'étonner que ce dernier le retrouve, chenu, gris et ratatiné, bien après la mort de Melquíades qui a inscrit son point noir dans la géographie de Macondo, découvrant ainsi jusqu'à l'ébahissement que les morts aussi continuent de vieillir? Qui s'étonne vraiment de la lévitation du curé de Macondo à chaque gorgée d'un chocolat réconfortant? Pas plus que de l'envol de Remedios-la-belle accrochée à son drap et quittant le monde de Macondo à la façon du prophète Élie emporté au ciel sur son char de feu. Pas plus que les Gitans ne surprennent en se promenant sur un tapis volant tout droit échappé des Mille et Une Nuits, qui est, avec la Bible, l'Odyssée et Gargantua, l'un des quatre piliers de la sagesse marquézienne. Tandis qu'un morceau de glace renvoyant la lumière ou un bout de fer attirant à lui les chevilles de maisons, voilà de vrais motifs d'émerveillement. Mais qu'est-ce que l'émerveillement après tout? L'éblouissement devant la nouveauté, la faculté d'admirer un rien, ainsi qu'un enfant dédaigne son train électrique ou son bateau télécommandé, tous jouets sophistiqués, pour aller traîner un carton de chaussures accroché à une ficelle.
La fantaisie fabuleuse de l'auteur l'amène à évoquer en parfaite contemporanéité le corsaire Francis Drake, le Duc de Malborough, tel personnage du romancier mexicain Carlos Fuentes - l'inoubliable Artemio Cruz - ou le Victor Hugues d'Alejo Carpentier dans Le siècle des lumières, voire la Grande Mémé dont l'un de ses premiers récits, nous le verrons plus loin, narre les grandioses funérailles; ou encore le mythique Juif Errant peuplant de son odeur de soufre les rues de Macondo. S'il est vrai que le colonel Gerineldo Márquez, compagnon d'Aureliano Buendía, inscrit dans la mémoire de Macondo le patronyme de son auteur, le clin d'œil le plus pertinent est l'intrusion d'un certain Gabriel qui, gagnant la France en emportant en poche les œuvres complètes de Rabelais, vit à Paris dans cette chambre "sentant le chou bouilli où allait mourir Rocamadour"; si cette chambre et ce personnage existent bien littérairement parlant, c'est dans la Marelle, de Julio Cortázar, que nous les trouvons, et, bien sûr, le Gabriel en question n'est autre que le romancier qui joue ici à traverser sa propre fiction.
Espace fabuleux, fantastique, littéraire, mythique ou ironique, peuplé de colosses dignes de Rabelais, d'incroyables géniteurs et goinfreurs comme cet Aureliano le Second défiant l'Éléphante, une femme de poids, à un banquet mémorable et pantagruélique, jusqu'à l'apoplexie. Macondo est, en quelque sorte, le fourre-tout de l'imaginaire de son auteur en un bruissant désordre. Il représente la totalité de sa créativité, de son esprit pensant, rêvant et écrivant. Mais s'il faut chercher la présence du Créateur dans ce livre, s'impose alors celle du mage Melquíades à la barbe broussailleuse qui meurt et qui ne meurt pas, lui qui continue à hanter la "chambre de Melquíades" chez les Buendía, où se trouvent les manuscrits de parchemin dont le sanscrit est douloureusement déchiffré par l'ultime Aureliano au crépuscule de la destruction finale. C'est Melquíades qui, en prophétisant toute l'histoire de cette famille et intervenant à l'aube de la fondation de Macondo, tire en fait les fils; il est le penseur, le voyant, le rêveur tout-puissant de cette fiction et aussi le scribe qui transcrit le récit de la vie et la mort de la cité mythique.
Lorsqu'au dernier acte, après bien des prouesses sexuelles où le frère couche avec sa sœur, le fils avec sa mère, le neveu avec sa tante dans une consanguinité enfin retrouvée, l'ultime couple engendre l'enfant à queue de cochon annoncé et redouté dès l'union primordiale de José Arcadio et d'Úrsula, nouveau-né aussitôt victime du fléau des fourmis rouges, lorsqu' Amaranta Úrsula, l'ultime femme meurt en couches et qu'Aureliano lit sa propre mort dans les lignes de la main de Melquíades, le feu de Sodome et Gomorrhe peut enfin s'abattre sur Macondo et l'Apocalypse se consommer. Le monde est mort. L'espace se transforme en temps éternellement recommencé et qui se referme sur un siècle d'isolement et de solitude. Dans le grand vide cosmique créé après ce déchaînement tumultueux d'humanité par Celui qui, après tout, "avait toute l'éternité pour se reposer", gravite désormais le petit monde de Macondo, avec tous ses morts-vivants et les générations des Buendía, rayonnant jusqu'à la fin des temps de la lumière des mythes.
S'il est vrai que tout romancier véritable, depuis Balzac, fait concurrence à l'état civil en inventant un univers, en démiurge tyrannique, en père capricieux ou sadique de personnages à sa merci, en déicide supplantant tout autre divinité, Gabriel García Márquez, fasciné par l'absolu de l'écriture et la toute-puissance du verbe, en modelant dans le tohu-bohu génésiaque Cent ans de solitude, s'est voulu Créateur, en majuscule et en majesté, maître souverain d'un monde inscrit dans l'Histoire.
Au commencement, donc, était Macondo, bourg mythique où se déroule la chronique de la famille Buendía selon la prédiction rédigée en sanscrit sur d'obscurs parchemins par le prophète gitan Melquíades. À la fin des temps reste l'écrit où est consignée la malédiction d'une lignée "condamnée à cent ans de solitude", depuis l'union incestueuse de José Arcadio avec Úrsula et le meurtre originel de Prudencio qui va entraîner l'exode de la famille, jusqu'à la naissance, cent ans plus tard, d'un enfant à queue de cochon, entraînant l'extinction définitive des Buendía et le tarissement de Macondo, en une boucle de temps circulaire, serpent qui se mord la queue et siècle accompli.
Le livre n'est que le récit d'une prophétie qui se révèle progressivement, et de ce fait il nous est présenté avec le recul d'une chose récrite ou transcrite. Tout passe, en effet, par le prisme d'une écriture qui est celle de l'auteur, d'une parole épico-lyrique, grandiose et parodique, excessive et fleurie, à la fois hyperbolique et simple, charmante et fascinante, terrifiante parfois, comme peut l'être le langage d'un conteur de village qui impose à la conscience stupéfaite de son auditoire - ici de son lecteur - des contes de fée, des récits légendaires et des histoires fantastiques. Semblables, certes, à celles que racontait sa grand-mère galicienne au petit Gabo (ainsi qu'on appelle familièrement le grand Gabriel). De là une hauteur du récit qui ne se situe ni au ras des marigots colombiens ni dans l'éther de quelque cordillère ni dans les lagunes troubles d'une selva enchantée, mais très exactement au niveau de la lévitation chère au père Nicanor, le besogneux curé de Macondo qui, à chaque "tasse de chocolat bien crémeux et fumant" s'élève de douze centimètres au-dessus du sol, sous les regards émerveillés de ceux qui vivent dans la soif des miracles.
Parole épique que celle d'un scribe dont l'œil suivrait de droite à gauche les cryptogrammes de la Genèse hébraïque et la lèvre balbutierait les boustrophédons ulysséens. À la hardiesse aventureuse de José Arcadio, à son aura de découvreur et de déchiffreur, répondent les grands moments cataclysmiques du Livre sacré : Exode, Genèse, Déluge, Apocalypse... On peut parler d'Adam et de premier homme à propos du fondateur de Macondo; García Márquez le présente, en effet, comme "une sorte de patriarche qui donnait des directives pour les semailles, des conseils pour élever les enfants et les animaux, collaborait avec chacun, jusque dans les travaux manuels, pour la bonne marche de la communauté", celle qu'il a fondée après la fuite de Riohacha, le lieu de la naissance. Une fuite après la faute, comme Adam chassé du jardin d'Éden? Plutôt comme Caïn après le premier meurtre de l'histoire.
On trouve, en effet, au départ la malédiction de la consanguinité, tare biblique s'il en fût : la tante Úrsula mariée à l'oncle de José Arcadio - les deux êtres primordiaux de cette histoire - a eu un enfant à queue de cochon, fruit de l'inceste consommé. Mais Úrsula et José Arcadio, bien que cousins germains et malgré le précédent, se marieront tout en redoutant que "ces deux rameaux parfaitement sains de deux lignées séculairement entrecroisées ne connaissent la honte d'engendrer des iguanes" (à quoi est prédisposée, peut-être, Úrsula dont le patronyme est justement Iguarán). C'est cette crainte, ce tabou si essentiel, selon Lévi-Strauss, à nos sociétés issues des communautés tribales primitives et endogamiques, qui amène l'épouse à se refuser à son mari, au moyen d'un pantalon de grosse toile qui vaudra toutes les ceintures de chasteté; or, la moquerie de Prudencio sur la virilité inopérante de José Arcadio conduit ce dernier, dans un accès de violente colère et un réflexe machiste, à le tuer. Voilà donc le couple maudit fuyant Riohacha, craignant la main du sort et fondant une cité à l'écart, loin de tout, coupée des autres hommes, dans l'innocence d'un rêve prophétique. Sur cette nouvelle terre, tout sera à créer et l'auteur nous fait vivre le déchiffrement des premiers jours du monde, car, dit-il, "beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt". Voilà, donc, l'humaine condition installée dans l'Histoire et sa contingence, dans le devenir et le cyclique, et ce pour une durée d'un siècle.
Comme dans la tragédie grecque, on sait d'emblée que la mort réunira tous les protagonistes et que la malédiction s'accomplira au dernier acte, même si ce peloton d'exécution qui, en ouverture du roman, déclenche chez Aureliano Buendía - le fils du couple maudit - la montée des souvenirs et le déroulement du récit, sera, par une pirouette de l'auteur (n'est-il pas, en dernière instance, Dieu le Père?), désarmé. Le colonel Buendía, au bout du compte, dans le désespoir de sa défaite, après avoir arpenté le "désert désolé de la gloire", se fera justice lui-même, s'exécutant en lieu et place du peloton, mais finalement il se ratera et accèdera de la sorte à une vieillesse de naufrage aussi infinie que sa solitude.
"Bien des années plus tard..." , cette phrase leitmotiv constitue l'ouverture du roman, et voilà la parole déroulée, l'histoire dévoilée en un saut chronologique, un tour de passe-passe avec le temps qui nous impose le passé après le présent et le lendemain bien avant l'hier, qui suscite mort et résurrection en une paraphrase subtile de l'éternité qui n'est, tout compte fait, qu'acceptation de la précarité et de la contingence, affirmation à l'échelle de la misérable humanité d'un temps inscrit dans l'accomplissement du siècle. José Arcadio voudra-t-il en contrarier le cours, s'enfermer avec le devin Melquíades dans son atelier d'alchimiste, s'activant autour de l'athanor, dans les vapeurs du mercure, en quête de la pierre philosophale, ou s'appliquant à inventer des nouveaux rouages pour de multiples horloges et stoppant malencontreusement le défilement des jours? Il en perdra son âme et sa raison, ligoté au châtaignier du patio pour le restant de ses jours, vieillissant sous la pluie, le visage brûlé de soleil, "hurlant comme un possédé dans une langue pompeuse" qui s'avère être un latin que seul l'altier prêtre Nicanor saura comprendre dans le délire scolastique. Grandie dans une odeur de soufre et de miasmes méphitiques, Macondo connaît une familiarité avec la mort telle qu'elle culminera, en une stupéfiante scène d'anthologie : la disparition d'Amaranta, programmant son décès, brodant son linceul, avertissant tout le village que, estafette des abîmes, elle portera le "courrier de la mort" dans l'au-delà, puis se calant dans son cercueil pour l'ultime voyage...
Or c'est bien là, dans ce temps inscrit, en ce lieu donné, que Gabriel García Márquez délimite l'espace de son imaginaire, dans le secret des destinées et la fable d'une humanité grandiose et misérable, avec son cortège de guerres civiles, de révoltes à la pelle, de meurtres et d'abdications. L'espace de Macondo est à la démesure de son auteur, don du ciel apparu en songe. Macondo qui, dans la réalité colombienne, fut, en fait, le nom d'une bananeraie près de l'Aracataca qui vit naître le petit Gabo (bourg devenu à partir de 1982, dans l'admiration emphatique de ses habitants pour leur jeune prix Nobel, "capitale mondiale de la littérature"!), apparaît ici sous la forme d'une édification prophétique qui éclaire la fuite biblique de José Arcadio Buendía, une promesse de terre à défaut de terre promise. C'est là, après l'Exode et la Genèse d'un monde qui est constamment à réinventer et où des petits papiers rappellent aux hommes oublieux le nom des choses -"table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole" -, que s'accomplira la destinée de cette lignée condamnée des Buendía, un peu comme dans le livre biblique des Nombres où les listes d'engendrement défilent avec toujours les mêmes prénoms transmis de père en fils et de mère en fille. Le bourg de Macondo, de sa naissance à sa mort, de sa Genèse à son Apocalypse, est à l'image de la vie humaine : enfance, maturité, vieillesse et mort, et aussi à l'image de l'histoire des hommes. Au territoire merveilleux de l'enfance succède la litanie des guerres et des amours de la maturité, pour s'achever sur la déchéance et la décrépitude - un des vecteurs majeurs de l'œuvre du romancier - d'un vieux monde (un comble pour celui qui fut appelé le Nouveau Monde!). Plus largement, c'est aussi un microcosme de l'Amérique latine avec son cortège de guerres civiles - ces incessants affrontements entre libéraux et conservateurs - , de violence ou sexuelle ou martiale, et plus encore, un microcosme de la Colombie dans son histoire récente ou ancienne, depuis l'armure du premier conquérant symboliquement trouvée par José Arcadio dans son errance initiale, jusqu'à l'hydre tentaculaire du capitalisme nord-américain en son emprise : la compagnie bananière (The United Fruit Company). La répression d'une grève qui fait trois mille morts tient lieu dans ce récit de tous les commentaires politiques. García Márquez y a tout mis de son expérience, de sa sensibilité, de sa meurtrissure colombiennes, et la réalité la plus concrète de cet univers latino-américain n'est jamais absente d'un livre, au demeurant, fabuleux.
Oui, l'émerveillement est partout dans ce monde que le romancier crée avec un esprit étonnamment frais et naïf. Non pas d'une naïveté fabriquée (qui sera inévitablement celle de ses nombreux imitateurs) ni d'une fraîcheur d'emprunt, mais vraiment si perceptible qu'on dirait parfois le récit d'un de ces pauvres conteurs de village, riches de toutes les mémoires collectives de leur peuple. García Márquez incarne à la perfection ce gran lengua (le "Grand diseur", dans la traduction de Claude Couffon) cher à Miguel Ángel Asturias, cet Homme qui parle magiquement recréé par son ex-complice Mario Vargas Llosa : porte-parole des communautés indiennes, voix prophétique qui rassemble la collectivité et lui renvoie son propre visage. Le premier émerveillement naît d'un aimant géant que les Gitans - seul lien de Macondo avec le reste de l'univers - exhibent lors d'une première visite, traînant derrière chaudrons, poêles, tenailles et chaufferettes, mettant à la torture les vis et les clous de toutes les poutres en bois. Avec les Gitans et leur chef, le mage Melquíades, c'est d'étonnement en étonnement, d'émerveillement en émerveillement que vont les habitants de Macondo, jusqu'à cette culmination de l'inouï, ce bloc de glace "renfermant une infinité d'aiguilles sur lesquelles venaient exploser en étoiles multicolores les clartés du couchant" et que José Arcadio, fasciné, qualifie de "grande invention de notre époque" en y portant une main brûlante "comme un témoin prête serment sur les Saintes Écritures". Oui, d'emblée, nous sommes dans l'univers du magique et du sacré - là même où sont naturellement les enfants - , et le récit ne cessera de se peupler de prédictions, de malédictions, de signes prémonitoires et de présences maléfiques. Dès lors, qui peut s'étonner de voir le fantôme de Prudencio se promener nuitamment dans la maison d'Úrsula et chercher un peu d'eau pour soulager la blessure au flanc que lui a faite la lance irritée de José Arcadio? Comment s'étonner que ce dernier le retrouve, chenu, gris et ratatiné, bien après la mort de Melquíades qui a inscrit son point noir dans la géographie de Macondo, découvrant ainsi jusqu'à l'ébahissement que les morts aussi continuent de vieillir? Qui s'étonne vraiment de la lévitation du curé de Macondo à chaque gorgée d'un chocolat réconfortant? Pas plus que de l'envol de Remedios-la-belle accrochée à son drap et quittant le monde de Macondo à la façon du prophète Élie emporté au ciel sur son char de feu. Pas plus que les Gitans ne surprennent en se promenant sur un tapis volant tout droit échappé des Mille et Une Nuits, qui est, avec la Bible, l'Odyssée et Gargantua, l'un des quatre piliers de la sagesse marquézienne. Tandis qu'un morceau de glace renvoyant la lumière ou un bout de fer attirant à lui les chevilles de maisons, voilà de vrais motifs d'émerveillement. Mais qu'est-ce que l'émerveillement après tout? L'éblouissement devant la nouveauté, la faculté d'admirer un rien, ainsi qu'un enfant dédaigne son train électrique ou son bateau télécommandé, tous jouets sophistiqués, pour aller traîner un carton de chaussures accroché à une ficelle.
La fantaisie fabuleuse de l'auteur l'amène à évoquer en parfaite contemporanéité le corsaire Francis Drake, le Duc de Malborough, tel personnage du romancier mexicain Carlos Fuentes - l'inoubliable Artemio Cruz - ou le Victor Hugues d'Alejo Carpentier dans Le siècle des lumières, voire la Grande Mémé dont l'un de ses premiers récits, nous le verrons plus loin, narre les grandioses funérailles; ou encore le mythique Juif Errant peuplant de son odeur de soufre les rues de Macondo. S'il est vrai que le colonel Gerineldo Márquez, compagnon d'Aureliano Buendía, inscrit dans la mémoire de Macondo le patronyme de son auteur, le clin d'œil le plus pertinent est l'intrusion d'un certain Gabriel qui, gagnant la France en emportant en poche les œuvres complètes de Rabelais, vit à Paris dans cette chambre "sentant le chou bouilli où allait mourir Rocamadour"; si cette chambre et ce personnage existent bien littérairement parlant, c'est dans la Marelle, de Julio Cortázar, que nous les trouvons, et, bien sûr, le Gabriel en question n'est autre que le romancier qui joue ici à traverser sa propre fiction.
Espace fabuleux, fantastique, littéraire, mythique ou ironique, peuplé de colosses dignes de Rabelais, d'incroyables géniteurs et goinfreurs comme cet Aureliano le Second défiant l'Éléphante, une femme de poids, à un banquet mémorable et pantagruélique, jusqu'à l'apoplexie. Macondo est, en quelque sorte, le fourre-tout de l'imaginaire de son auteur en un bruissant désordre. Il représente la totalité de sa créativité, de son esprit pensant, rêvant et écrivant. Mais s'il faut chercher la présence du Créateur dans ce livre, s'impose alors celle du mage Melquíades à la barbe broussailleuse qui meurt et qui ne meurt pas, lui qui continue à hanter la "chambre de Melquíades" chez les Buendía, où se trouvent les manuscrits de parchemin dont le sanscrit est douloureusement déchiffré par l'ultime Aureliano au crépuscule de la destruction finale. C'est Melquíades qui, en prophétisant toute l'histoire de cette famille et intervenant à l'aube de la fondation de Macondo, tire en fait les fils; il est le penseur, le voyant, le rêveur tout-puissant de cette fiction et aussi le scribe qui transcrit le récit de la vie et la mort de la cité mythique.
Lorsqu'au dernier acte, après bien des prouesses sexuelles où le frère couche avec sa sœur, le fils avec sa mère, le neveu avec sa tante dans une consanguinité enfin retrouvée, l'ultime couple engendre l'enfant à queue de cochon annoncé et redouté dès l'union primordiale de José Arcadio et d'Úrsula, nouveau-né aussitôt victime du fléau des fourmis rouges, lorsqu' Amaranta Úrsula, l'ultime femme meurt en couches et qu'Aureliano lit sa propre mort dans les lignes de la main de Melquíades, le feu de Sodome et Gomorrhe peut enfin s'abattre sur Macondo et l'Apocalypse se consommer. Le monde est mort. L'espace se transforme en temps éternellement recommencé et qui se referme sur un siècle d'isolement et de solitude. Dans le grand vide cosmique créé après ce déchaînement tumultueux d'humanité par Celui qui, après tout, "avait toute l'éternité pour se reposer", gravite désormais le petit monde de Macondo, avec tous ses morts-vivants et les générations des Buendía, rayonnant jusqu'à la fin des temps de la lumière des mythes.
Notes
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