Pierre-François Gouiffès
Nos dépenses sociales sont parmi les plus
élevées d'Europe. Devra-t-on changer de modèle pour enfin réduire les
déficits publics ?
A quelques jours de la remise du plan détaillé d'économies de 50 milliards d'euros évoqué dans un précédent papier et promis pour le 15 avril prochain, il est utile de s'intéresser à l'impact d'un tel plan sur le fameux « modèle social » français et sa principale composante, l'Etat providence à la française.
Cet Etat providence à la française, c'est un ensemble de solidarités institutionnelles et obligatoires entre des Français et d'autres Français : des actifs vers les personnes âgées et les jeunes, des bien-portants vers les malades, des actifs au travail vers les chômeurs, des riches vers les pauvres…. Ces solidarités sont organisées en prestations en argent (retraites, assurance chômage, minimas sociaux) ou en services gratuits (santé), plus exactement des prestations ou des services non payés par leurs usagers mais par l'ensemble des contribuables présents ou futurs via les prélèvements obligatoires ou la dette provenant des déficits des comptes sociaux.
Le modèle social français fait clairement du patrimoine politique de la gauche française, avec la référence mainte fois renouvelée à la matrice de programme du Conseil National de la Résistance (CNR) de 1944, rappelée émotionnellement dans l'essai « Indignez vous !!! » de Stéphane Hessel. Mais l'analyse historique permet de considérer que la droite - aux affaires 23 années sur 40 depuis 1974 - a au moins autant que la gauche construit le dispositif actuel qui a fait de la France le pays de l'OCDE ayant, et d'assez loin, les dépenses sociales publiques les plus élevées.
Les discours récents sur le modèle social français et européen : de la volonté de sauvegarde à la remise en cause radicale
Quels sont les prises de parole récentes sur le modèle français ? On constate de la part du gouvernement un discours plutôt défensif consistant à justifier le discours sur les économies de dépenses publiques à venir justement pour « sauver le modèle français » et non pas le fragiliser, l'éroder ou le détruire pour préserver la justice sociale. L'impératif de la préservation du modèle social a encore été rappelé par le Président de la République lors de son allocution du 31 mars dernier.
Mais d'autres prises de paroles récentes sont beaucoup plus tranchantes voir pessimistes sur l'avenir du modèle social national. L'historien Pierre Nora considère que le modèle social français incluant une forte dose de providentialisme est atteint en profondeur. Le grand spécialiste des questions sociales Raymond Soubie, ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy, invité de la Matinale des Travaux Publics de La Tribune, a déclaré que notre modèle social hérité de la Libération ne pourra pas surmonter une période durable de croissance inférieure à 2%, niveau indispensable pour financer les coûts toujours plus importants d'un système de santé, de retraites, d'éducation et de chômage parmi les plus onéreux du monde.
Pascal Lamy arrive aux mêmes conclusions en considérant dans que « la redistribution se bloque en-deçà d'un rythme de croissance d'environ 2% ». Pendant longtemps ce modèle a été soutenable, mais cette croissance n'a jamais été atteinte depuis plusieurs années et semble un objectif plutôt élevé dans les années à venir au vu des prévisions de croissance potentielle. Enfin les économistes Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg considèrent que la France est devenue une « société de défiance » crispée notamment du fait de son Etat providence organisé de façon non universaliste (mêmes prestations pour tout le monde) mais corporatiste et segmentée conduisant chacun, prisonnier de sa case institutionnelle, à considérer que toute réforme se fait nécessairement à ses dépens.
Des propos de remise en cause radicale sont également entendus auprès de certains de nos partenaires européens. Le président de la BCE Mario Draghi n'avait pas hésité à déclarer à l'occasion de sa prise de fonction de 2011 que « le modèle social européen est déjà mort, voyez le taux de chômage des jeunes qui prévaut dans certains pays », tandis que la chancelière allemande Angela Merkel considère que « l'Europe ne peut continuer à assurer 50% des dépenses sociales mondiales alors qu'elle ne représente que 7% de la population mondiale et ne produit que 25% de la richesse mondiale ». Le roi des Pays-Bas Willem-Alexander, lisant en septembre dernier le discours rédigé par le Premier ministre Mark Rutte, a pris acte de la transformation lente mais sûre de l'Etat providence classique en une « société de de participation » dans laquelle chacun prend ses responsabilités pour sa vie et son entourage.
Dans la même veine, David Cameron, le premier ministre conservateur britannique, a construit sa victoire de 2010 en s'appuyant sur le thème de la « Big Society » : la « Société Providence », constituée des communautés qui préexistaient à l'Etat Providence de Beveridge, doit contribuer à régler les maux sociaux sans renforcement de l'Etat ou de la dépense publique. Les critiques de la « société de participation » ou de la « Big Society » remarquent d'ailleurs que de telles approches accompagnent un désengagement au moins partiel de l'Etat, mais ces approchent mettent clairement sur la table l'articulation entre les solidarités institutionnelles et obligatoires incarnées par l'Etat et des approches plus locales, plus volontaires ou plus participatives de la solidarité ainsi que les comportements individuels.
La question brulante de la soutenabilité financière du modèle social français
Le modèle social français, c'était en 2012 les 664 milliards d'euros des lignes « santé » et « protection sociale » des dépenses publiques suivant la classification CFAP, représentant le tiers du PIB et 58% des dépenses publiques.
Depuis 1995 ces dépenses sociales augmentent chaque année de 0,8 points de plus que le PIB : le modèle social français, à dépense structurellement dynamique du fait du vieillissement de la population, explique la totalité de l'augmentation des dépenses publiques rapportées au PIB et bat année après année de nouveaux records : « seulement » 342 milliards en 1995, plus de 400 en 2001, plus de 500 en 2005, plus de 600 en 2009… Série en cours. En revanche la somme de tous les autres segments de dépenses publiques a baissé en proportion du PIB : la dynamique de la dépense est dans le social et nulle part ailleurs.
La France détient le record d'Europe et de l'OCDE des dépenses sociales publiques, désormais nettement devant l'ensemble des pays scandinaves considérés traditionnellement comme très généreux en matière d'Etat Providence. Certes on peut objecter que d'autres pays recourent à des dépenses privées obligatoires pour les fonctions centrales du modèle social que sont la santé et la retraite mais au final l'OCDE conclut que la France a de toute façon les dépenses sociales totales (publiques et privées obligatoires) les plus élevées.
Ce niveau élevé des dépenses publiques sociales est la composante principale de l'écart de dépenses publiques entre la France et ses pairs, sachant que l'expérience grecque a démontré que des niveaux massifs de transferts sociaux pouvaient entraîner une perte de contrôle des budgets publics.
Pour financer cette hausse ininterrompue aboutissant à un très haut niveau de dépenses, la France a déplafonné les cotisations sociales, puis créé la CSG, puis créé la CRDS, puis créé des prélèvements additionnels… mais cela n'a pas suffi. S'est donc constituée depuis le début des années 1990 une dette sociale via l'ingénierie de la CADES (caisse d'amortissement de la dette sociale) à laquelle ont été transférés depuis 1996 pas moins de 265 milliards. Au total les déficits sociaux ont induit une dette sociale représentant 211 milliards et plus de 10% du PIB contre quasiment rien en 1990, le signe d'une tension de financement croissante. La tension croissante sur les recettes que l'on constate à la fois dans les discours - ras-le-bol fiscal, pause fiscale - que dans les chiffres - des prélèvements obligatoires substantiellement moins élevés que prévu en 2013 - renvoie à la question de la croissance et sa capacité de résilience en cas de faible croissance durable.
Quelle contribution de l'Etat providence à la maîtrise des dépenses publiques ?
Dans un environnement dans lequel la maîtrise des dépenses publiques, pour ne pas dire le terme tabou d'austérité, devient en quelque sorte « le nouveau normal », qu'on le souhaite ou qu'on le déplore, la protection sociale constitue naturellement un terrain majeur d'action tant du fait de la taille de son périmètre (le tiers du PIB et 58% des dépenses publiques) que de la dynamique de ses dépenses.
Bref probablement pas de maîtrise structurelle et crédible des dépenses publiques sans adaptation significative du modèle social français.
Il sera donc très intéressant de voir dans quelques jours la contribution de dépenses sociales dans le plan global d'économies de 50 milliards retenu par le gouvernement.
A quelques jours de la remise du plan détaillé d'économies de 50 milliards d'euros évoqué dans un précédent papier et promis pour le 15 avril prochain, il est utile de s'intéresser à l'impact d'un tel plan sur le fameux « modèle social » français et sa principale composante, l'Etat providence à la française.
Cet Etat providence à la française, c'est un ensemble de solidarités institutionnelles et obligatoires entre des Français et d'autres Français : des actifs vers les personnes âgées et les jeunes, des bien-portants vers les malades, des actifs au travail vers les chômeurs, des riches vers les pauvres…. Ces solidarités sont organisées en prestations en argent (retraites, assurance chômage, minimas sociaux) ou en services gratuits (santé), plus exactement des prestations ou des services non payés par leurs usagers mais par l'ensemble des contribuables présents ou futurs via les prélèvements obligatoires ou la dette provenant des déficits des comptes sociaux.
Le modèle social français fait clairement du patrimoine politique de la gauche française, avec la référence mainte fois renouvelée à la matrice de programme du Conseil National de la Résistance (CNR) de 1944, rappelée émotionnellement dans l'essai « Indignez vous !!! » de Stéphane Hessel. Mais l'analyse historique permet de considérer que la droite - aux affaires 23 années sur 40 depuis 1974 - a au moins autant que la gauche construit le dispositif actuel qui a fait de la France le pays de l'OCDE ayant, et d'assez loin, les dépenses sociales publiques les plus élevées.
Les discours récents sur le modèle social français et européen : de la volonté de sauvegarde à la remise en cause radicale
Quels sont les prises de parole récentes sur le modèle français ? On constate de la part du gouvernement un discours plutôt défensif consistant à justifier le discours sur les économies de dépenses publiques à venir justement pour « sauver le modèle français » et non pas le fragiliser, l'éroder ou le détruire pour préserver la justice sociale. L'impératif de la préservation du modèle social a encore été rappelé par le Président de la République lors de son allocution du 31 mars dernier.
Mais d'autres prises de paroles récentes sont beaucoup plus tranchantes voir pessimistes sur l'avenir du modèle social national. L'historien Pierre Nora considère que le modèle social français incluant une forte dose de providentialisme est atteint en profondeur. Le grand spécialiste des questions sociales Raymond Soubie, ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy, invité de la Matinale des Travaux Publics de La Tribune, a déclaré que notre modèle social hérité de la Libération ne pourra pas surmonter une période durable de croissance inférieure à 2%, niveau indispensable pour financer les coûts toujours plus importants d'un système de santé, de retraites, d'éducation et de chômage parmi les plus onéreux du monde.
Pascal Lamy arrive aux mêmes conclusions en considérant dans que « la redistribution se bloque en-deçà d'un rythme de croissance d'environ 2% ». Pendant longtemps ce modèle a été soutenable, mais cette croissance n'a jamais été atteinte depuis plusieurs années et semble un objectif plutôt élevé dans les années à venir au vu des prévisions de croissance potentielle. Enfin les économistes Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg considèrent que la France est devenue une « société de défiance » crispée notamment du fait de son Etat providence organisé de façon non universaliste (mêmes prestations pour tout le monde) mais corporatiste et segmentée conduisant chacun, prisonnier de sa case institutionnelle, à considérer que toute réforme se fait nécessairement à ses dépens.
Des propos de remise en cause radicale sont également entendus auprès de certains de nos partenaires européens. Le président de la BCE Mario Draghi n'avait pas hésité à déclarer à l'occasion de sa prise de fonction de 2011 que « le modèle social européen est déjà mort, voyez le taux de chômage des jeunes qui prévaut dans certains pays », tandis que la chancelière allemande Angela Merkel considère que « l'Europe ne peut continuer à assurer 50% des dépenses sociales mondiales alors qu'elle ne représente que 7% de la population mondiale et ne produit que 25% de la richesse mondiale ». Le roi des Pays-Bas Willem-Alexander, lisant en septembre dernier le discours rédigé par le Premier ministre Mark Rutte, a pris acte de la transformation lente mais sûre de l'Etat providence classique en une « société de de participation » dans laquelle chacun prend ses responsabilités pour sa vie et son entourage.
Dans la même veine, David Cameron, le premier ministre conservateur britannique, a construit sa victoire de 2010 en s'appuyant sur le thème de la « Big Society » : la « Société Providence », constituée des communautés qui préexistaient à l'Etat Providence de Beveridge, doit contribuer à régler les maux sociaux sans renforcement de l'Etat ou de la dépense publique. Les critiques de la « société de participation » ou de la « Big Society » remarquent d'ailleurs que de telles approches accompagnent un désengagement au moins partiel de l'Etat, mais ces approchent mettent clairement sur la table l'articulation entre les solidarités institutionnelles et obligatoires incarnées par l'Etat et des approches plus locales, plus volontaires ou plus participatives de la solidarité ainsi que les comportements individuels.
La question brulante de la soutenabilité financière du modèle social français
Le modèle social français, c'était en 2012 les 664 milliards d'euros des lignes « santé » et « protection sociale » des dépenses publiques suivant la classification CFAP, représentant le tiers du PIB et 58% des dépenses publiques.
Depuis 1995 ces dépenses sociales augmentent chaque année de 0,8 points de plus que le PIB : le modèle social français, à dépense structurellement dynamique du fait du vieillissement de la population, explique la totalité de l'augmentation des dépenses publiques rapportées au PIB et bat année après année de nouveaux records : « seulement » 342 milliards en 1995, plus de 400 en 2001, plus de 500 en 2005, plus de 600 en 2009… Série en cours. En revanche la somme de tous les autres segments de dépenses publiques a baissé en proportion du PIB : la dynamique de la dépense est dans le social et nulle part ailleurs.
La France détient le record d'Europe et de l'OCDE des dépenses sociales publiques, désormais nettement devant l'ensemble des pays scandinaves considérés traditionnellement comme très généreux en matière d'Etat Providence. Certes on peut objecter que d'autres pays recourent à des dépenses privées obligatoires pour les fonctions centrales du modèle social que sont la santé et la retraite mais au final l'OCDE conclut que la France a de toute façon les dépenses sociales totales (publiques et privées obligatoires) les plus élevées.
Ce niveau élevé des dépenses publiques sociales est la composante principale de l'écart de dépenses publiques entre la France et ses pairs, sachant que l'expérience grecque a démontré que des niveaux massifs de transferts sociaux pouvaient entraîner une perte de contrôle des budgets publics.
Pour financer cette hausse ininterrompue aboutissant à un très haut niveau de dépenses, la France a déplafonné les cotisations sociales, puis créé la CSG, puis créé la CRDS, puis créé des prélèvements additionnels… mais cela n'a pas suffi. S'est donc constituée depuis le début des années 1990 une dette sociale via l'ingénierie de la CADES (caisse d'amortissement de la dette sociale) à laquelle ont été transférés depuis 1996 pas moins de 265 milliards. Au total les déficits sociaux ont induit une dette sociale représentant 211 milliards et plus de 10% du PIB contre quasiment rien en 1990, le signe d'une tension de financement croissante. La tension croissante sur les recettes que l'on constate à la fois dans les discours - ras-le-bol fiscal, pause fiscale - que dans les chiffres - des prélèvements obligatoires substantiellement moins élevés que prévu en 2013 - renvoie à la question de la croissance et sa capacité de résilience en cas de faible croissance durable.
Quelle contribution de l'Etat providence à la maîtrise des dépenses publiques ?
Dans un environnement dans lequel la maîtrise des dépenses publiques, pour ne pas dire le terme tabou d'austérité, devient en quelque sorte « le nouveau normal », qu'on le souhaite ou qu'on le déplore, la protection sociale constitue naturellement un terrain majeur d'action tant du fait de la taille de son périmètre (le tiers du PIB et 58% des dépenses publiques) que de la dynamique de ses dépenses.
Bref probablement pas de maîtrise structurelle et crédible des dépenses publiques sans adaptation significative du modèle social français.
Il sera donc très intéressant de voir dans quelques jours la contribution de dépenses sociales dans le plan global d'économies de 50 milliards retenu par le gouvernement.
Notes
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