Marie Lemonnier
Le chercheur Gilles Kepel est allé à la
rencontre des candidats issus de l'immigration maghrébine. "Ils ne sont
pas tous de gauche et se revendiquent d'abord français". Entretien.
Le chercheur a rencontré une centaine des 400 candidats issus de l'immigration maghrébine aux élections législatives de 2012. Pourquoi et comment sont-ils entrés en politique ? Entretien avec Gilles Kepel.
Vous publiez "Passion française", une enquête à Marseille et à Roubaix sur les candidats issus de l'immigration maghrébine aux élections législatives de 2012. Pourquoi et comment avez-vous procédé ?
- Au lendemain des législatives, en regardant la liste des candidats, j'ai remarqué près de 400 noms à consonance arabe ; une demi-douzaine d'entre eux figurent au nombre des 577 élus. Or c'est la première fois que cela se produit depuis l'époque de l'Algérie française qui avait donné 49 députés musulmans à l'Assemblée. J'ai eu envie de voir ce que ces citoyens, qui se sont présentés pour incarner le peuple français, avaient à dire. Pour ce livre, je me suis concentré sur Marseille et Roubaix, ville et commune les plus pauvres de France, qui étaient éminemment symboliques.
Au-delà de leurs origines, avez-vous trouvé des similitudes dans leurs profils ?
- En réalité, le spectre est assez varié. Ils ne sont pas tous de gauche. Il y en a qui sont de droite, et même du Front national. La majorité est plutôt "antisystème", ce qui la rend parfois réceptive à la critique de "l'UMPS" et aux idées du FN. Mais le grand point commun, c'est qu'ils se revendiquent d'abord français.
On estime pourtant généralement que les musulmans votent très majoritairement à gauche.
- C'est vrai. L'"électorat musulman" apparaît même comme le plus hollandais en 2012, puisque selon les instituts de sondage entre 72 et 89% des électeurs qui se définissent musulmans ont voté pour François Hollande. Mais, pour cette galerie de portraits, j'ai volontairement choisi d'avoir le spectre le plus large possible plutôt qu'un échantillon réellement représentatif. J'ai voulu montrer cette diversité, qui prouve qu'il n'y a pas ou plus de vote musulman bloqué.
Le PS a largement perdu cet électorat aux municipales de 2014. Toutes les raisons de ces voix manquantes pour le PS émergent dans les discours des candidats que j'ai interrogés mais auxquels on n'avait pas prêté attention. Les musulmans se sont manifestés comme citoyens à part entière, même par l'abstention, qui est une forme de choix électoral. Et c'est aussi cela que disent la poussée de la droite et le franchissement du tabou du FN dans ces populations, lorsqu'il a lieu.
Justement, Aulnay-sous-Bois, Bobigny, Le Blanc-Mesnil, Argenteuil, Asnières..., toutes ces villes, dont certaines étaient des bastions de la gauche et du Parti communiste, ont basculé à droite. Comment l'expliquez-vous ?
- Il nous reste à étudier précisément les facteurs qui ont été les plus déterminants pour ces électeurs, mais je crois qu'il y a d'abord l'aggravation de la précarité dans la jeunesse. Il y a aussi le fait qu'en 2012 le rejet de Sarkozy a été très fort et qu'il ne jouait plus ici. Et puis il y a la déréliction de l'image du PS à cause du mariage gay. La Manif pour tous a fourni une possibilité d'identification avec les cathos de droite et anti-gay, par le biais des valeurs, pour s'affirmer français. C'est une mutation significative. Le parcours d'un Omar Djellil, ex-trésorier d'une mosquée marseillaise, ex-membre d'un gang, puis de SOS-Racisme, qui s'affiche désormais avec Jean-Marie Le Pen, aussi déconcertant soit-il, permet de comprendre ce qui se passe de façon plus latente et diffuse. Lui, dans le FN, n'entend pas le propos contre l'islamisation, mais le propos contre l'exclusion.
Cette percée du FN paraît néanmoins tout à fait paradoxale.
- Je ne pense pas du tout que la majorité de cette population soit d'extrême droite, loin de là. Le gros des votes, c'est l'abstention plus qu'un passage à droite. Mais le tabou du FN a sauté. Il est important de relever cette rupture. Et du moment que les enjeux sociaux, qui sont de mon point de vue les principaux, ne sont pas traités et que les identifications ne se font plus avec la classe ouvrière disparue, d'autres types de discours prennent la relève.
Vous pensez à Alain Soral et à la querelle de la quenelle ?
- Soral et son site Egalité et Réconciliation font le lien entre le Front national et la jeunesse française des quartiers populaires issue de l'immigration. La quenelle de Dieudonné en est l'expression la plus triviale. Mais il y a aussi le combat communautaire islamique que veut susciter un site comme Islam & Info. Sur le web, islamophobie, halal et théorie du genre sont devenus un champ de bataille propice à toutes les surenchères.
La crainte de listes communautaristes ne s'est pourtant pas vérifiée.
- C'est la bonne nouvelle du livre : même quand ils se réclament de la dimension musulmane, dès lors qu'ils entrent dans le jeu politique, ces candidats se définissent avant tout comme français. Le seul lobby communautaire affiché, c'est l'Union des Associations musulmanes de Seine-Saint-Denis (UAM 93). Mais ça ne marche pas vraiment, car les électeurs de confession musulmane ne vont pas voter indifféremment Jean-Pierre Brard, ex-communiste, ou Bruno Beschizza, UMP, uniquement parce qu'ils ont accepté l'ouverture d'une mosquée. Ils votent comme tous les autres citoyens, en fonction de leur préférence politique et sociétale. Cependant la persistance de l'exclusion risque à terme de les pousser vers une grande communauté des exclus contre les "élites" et les "sionistes"...
Donc la menace n'est pas tant selon vous dans la tentation d'un vote communautariste musulman que dans le développement d'un certain "soralisme".
- Ca me semble en effet plus important. Soral se définit maintenant comme national-socialiste, ce qui était la rhétorique des partis politiques de l'entre-deux-guerres pour cumuler différents électorats. Ce sont des pièces qui se disposent sur l'échiquier et qu'il faut observer de près.
Vous semblez renvoyer en miroir l'Algérie française d'avant 1962 et une France contemporaine que vous qualifiez d'"algérienne". On ne peut cependant pas sérieusement comparer la colonisation de l'Algérie par une puissance dominante à la France d'aujourd'hui qui compte en son sein des enfants de l'immigration algérienne ! A moins de vouloir laisser entendre qu'elle serait à son tour "colonisée" par les enfants de l'immigration ?
- Non, pas du tout. Les immigrés ne sont pas une puissance coloniale. Quand je parle de la "France algérienne", il s'agit d'une France reléguée qui en 1983 va manifester de Marseille à Roubaix, à travers les quartiers populaires où est concentrée cette population, jusqu'à l'Elysée où le président Mitterrand n'est autre que l'ancien ministre de l'Intérieur pendant la guerre d'Algérie. C'est une dimension extrêmement importante de nos blocages identitaires, et qui n'a pas été réglée.
La France et l'Algérie n'ont pas véritablement assumé l'importance du mixte de leur relation de 132 années. Elle a été occultée à la fois par le discours nationaliste algérien et par le discours nationaliste français. Malgré la Marche des Beurs de 1983, les enfants de l'immigration sont restés exclus de la participation réelle à la politique, SOS-Racisme diluant les beurs dans le chaudron des potes. La situation a finalement été débloquée par le big bang des émeutes de 2005. Comme un retour du refoulé de 1983, ces violences ont servi de déclencheur pour l'inscription sur les listes électorales. A partir de là, les jeunes issus de l'immigration maghrébine, mais aussi sahélienne, vont assumer leur entrée dans la citoyenneté et les enceintes politiques. Et ça, c'est inédit !
Le chercheur a rencontré une centaine des 400 candidats issus de l'immigration maghrébine aux élections législatives de 2012. Pourquoi et comment sont-ils entrés en politique ? Entretien avec Gilles Kepel.
Vous publiez "Passion française", une enquête à Marseille et à Roubaix sur les candidats issus de l'immigration maghrébine aux élections législatives de 2012. Pourquoi et comment avez-vous procédé ?
- Au lendemain des législatives, en regardant la liste des candidats, j'ai remarqué près de 400 noms à consonance arabe ; une demi-douzaine d'entre eux figurent au nombre des 577 élus. Or c'est la première fois que cela se produit depuis l'époque de l'Algérie française qui avait donné 49 députés musulmans à l'Assemblée. J'ai eu envie de voir ce que ces citoyens, qui se sont présentés pour incarner le peuple français, avaient à dire. Pour ce livre, je me suis concentré sur Marseille et Roubaix, ville et commune les plus pauvres de France, qui étaient éminemment symboliques.
Au-delà de leurs origines, avez-vous trouvé des similitudes dans leurs profils ?
- En réalité, le spectre est assez varié. Ils ne sont pas tous de gauche. Il y en a qui sont de droite, et même du Front national. La majorité est plutôt "antisystème", ce qui la rend parfois réceptive à la critique de "l'UMPS" et aux idées du FN. Mais le grand point commun, c'est qu'ils se revendiquent d'abord français.
On estime pourtant généralement que les musulmans votent très majoritairement à gauche.
- C'est vrai. L'"électorat musulman" apparaît même comme le plus hollandais en 2012, puisque selon les instituts de sondage entre 72 et 89% des électeurs qui se définissent musulmans ont voté pour François Hollande. Mais, pour cette galerie de portraits, j'ai volontairement choisi d'avoir le spectre le plus large possible plutôt qu'un échantillon réellement représentatif. J'ai voulu montrer cette diversité, qui prouve qu'il n'y a pas ou plus de vote musulman bloqué.
Le PS a largement perdu cet électorat aux municipales de 2014. Toutes les raisons de ces voix manquantes pour le PS émergent dans les discours des candidats que j'ai interrogés mais auxquels on n'avait pas prêté attention. Les musulmans se sont manifestés comme citoyens à part entière, même par l'abstention, qui est une forme de choix électoral. Et c'est aussi cela que disent la poussée de la droite et le franchissement du tabou du FN dans ces populations, lorsqu'il a lieu.
Justement, Aulnay-sous-Bois, Bobigny, Le Blanc-Mesnil, Argenteuil, Asnières..., toutes ces villes, dont certaines étaient des bastions de la gauche et du Parti communiste, ont basculé à droite. Comment l'expliquez-vous ?
- Il nous reste à étudier précisément les facteurs qui ont été les plus déterminants pour ces électeurs, mais je crois qu'il y a d'abord l'aggravation de la précarité dans la jeunesse. Il y a aussi le fait qu'en 2012 le rejet de Sarkozy a été très fort et qu'il ne jouait plus ici. Et puis il y a la déréliction de l'image du PS à cause du mariage gay. La Manif pour tous a fourni une possibilité d'identification avec les cathos de droite et anti-gay, par le biais des valeurs, pour s'affirmer français. C'est une mutation significative. Le parcours d'un Omar Djellil, ex-trésorier d'une mosquée marseillaise, ex-membre d'un gang, puis de SOS-Racisme, qui s'affiche désormais avec Jean-Marie Le Pen, aussi déconcertant soit-il, permet de comprendre ce qui se passe de façon plus latente et diffuse. Lui, dans le FN, n'entend pas le propos contre l'islamisation, mais le propos contre l'exclusion.
Cette percée du FN paraît néanmoins tout à fait paradoxale.
- Je ne pense pas du tout que la majorité de cette population soit d'extrême droite, loin de là. Le gros des votes, c'est l'abstention plus qu'un passage à droite. Mais le tabou du FN a sauté. Il est important de relever cette rupture. Et du moment que les enjeux sociaux, qui sont de mon point de vue les principaux, ne sont pas traités et que les identifications ne se font plus avec la classe ouvrière disparue, d'autres types de discours prennent la relève.
Vous pensez à Alain Soral et à la querelle de la quenelle ?
- Soral et son site Egalité et Réconciliation font le lien entre le Front national et la jeunesse française des quartiers populaires issue de l'immigration. La quenelle de Dieudonné en est l'expression la plus triviale. Mais il y a aussi le combat communautaire islamique que veut susciter un site comme Islam & Info. Sur le web, islamophobie, halal et théorie du genre sont devenus un champ de bataille propice à toutes les surenchères.
La crainte de listes communautaristes ne s'est pourtant pas vérifiée.
- C'est la bonne nouvelle du livre : même quand ils se réclament de la dimension musulmane, dès lors qu'ils entrent dans le jeu politique, ces candidats se définissent avant tout comme français. Le seul lobby communautaire affiché, c'est l'Union des Associations musulmanes de Seine-Saint-Denis (UAM 93). Mais ça ne marche pas vraiment, car les électeurs de confession musulmane ne vont pas voter indifféremment Jean-Pierre Brard, ex-communiste, ou Bruno Beschizza, UMP, uniquement parce qu'ils ont accepté l'ouverture d'une mosquée. Ils votent comme tous les autres citoyens, en fonction de leur préférence politique et sociétale. Cependant la persistance de l'exclusion risque à terme de les pousser vers une grande communauté des exclus contre les "élites" et les "sionistes"...
Donc la menace n'est pas tant selon vous dans la tentation d'un vote communautariste musulman que dans le développement d'un certain "soralisme".
- Ca me semble en effet plus important. Soral se définit maintenant comme national-socialiste, ce qui était la rhétorique des partis politiques de l'entre-deux-guerres pour cumuler différents électorats. Ce sont des pièces qui se disposent sur l'échiquier et qu'il faut observer de près.
Vous semblez renvoyer en miroir l'Algérie française d'avant 1962 et une France contemporaine que vous qualifiez d'"algérienne". On ne peut cependant pas sérieusement comparer la colonisation de l'Algérie par une puissance dominante à la France d'aujourd'hui qui compte en son sein des enfants de l'immigration algérienne ! A moins de vouloir laisser entendre qu'elle serait à son tour "colonisée" par les enfants de l'immigration ?
- Non, pas du tout. Les immigrés ne sont pas une puissance coloniale. Quand je parle de la "France algérienne", il s'agit d'une France reléguée qui en 1983 va manifester de Marseille à Roubaix, à travers les quartiers populaires où est concentrée cette population, jusqu'à l'Elysée où le président Mitterrand n'est autre que l'ancien ministre de l'Intérieur pendant la guerre d'Algérie. C'est une dimension extrêmement importante de nos blocages identitaires, et qui n'a pas été réglée.
La France et l'Algérie n'ont pas véritablement assumé l'importance du mixte de leur relation de 132 années. Elle a été occultée à la fois par le discours nationaliste algérien et par le discours nationaliste français. Malgré la Marche des Beurs de 1983, les enfants de l'immigration sont restés exclus de la participation réelle à la politique, SOS-Racisme diluant les beurs dans le chaudron des potes. La situation a finalement été débloquée par le big bang des émeutes de 2005. Comme un retour du refoulé de 1983, ces violences ont servi de déclencheur pour l'inscription sur les listes électorales. A partir de là, les jeunes issus de l'immigration maghrébine, mais aussi sahélienne, vont assumer leur entrée dans la citoyenneté et les enceintes politiques. Et ça, c'est inédit !
Notes
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Source : http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20140418.OBS4429/le-ps-a-largement-perdu-l-electorat-musulman.html