Romaric Godin
Mario Draghi a admis hier à demi-mot la
défaite de sa stratégie. Il la poursuit pourtant. Pourquoi ? Parce que,
où qu’il tente d’aller, il ne trouve que des voies bloquées. Tour
d’horizon.
S'il ne fallait qu'une seule preuve du désarroi dans laquelle se trouve la BCE, il suffirait de regarder les réactions qui ont suivi la conférence de presse de Mario Draghi de ce jeudi 2 avril. Si les marchés ont réagi très positivement, si l'euro a baissé, les observateurs de la BCE se distinguent clairement en deux camps : ceux qui proclament l'inévitable recours aux mesures non conventionnelles (le fameux QE) et ceux qui soulignent, comme le quotidien britannique Daily Telegraph, que « la BCE joue avec le feu. » Et pour cause : jeudi, Mario Draghi a servi généreusement tout le monde. Il a donné des arguments aux prudents et aux inquiets, aux patients et aux pressés.
Pour y voir plus clair, il est donc nécessaire de prendre un peu de hauteur. Premier fait, difficilement contestable : cette conférence de presse du 2 avril sonne la défaite complète de la stratégie menée depuis 2012 par la BCE. Quelle était-elle ? Une fois l'euro sauvé par l'OMT, le programme de rachat illimité d'obligations d'Etat de la zone euro, la BCE a pensé qu'il suffisait d'attendre les effets positifs sur la croissance des « réformes structurelles » et autres « politiques d'ajustement. » Dans la doxa de Francfort, ces mesures favorisent la croissance. Il s'agissait donc de baisser les taux durablement (c'est le « forward guidance ») pour adoucir la pilule (pas trop, attention à « l'aléa moral » !) en attendant l'effet merveilleux de ces réformes. Avec le retour à la croissance, l'inflation ne manquerait pas de remonter et l'on n'aurait plus qu'à relever les taux pour la maîtriser. Comme avant.
Cette stratégie, inspirée par un fond théorique qui est celui des années 1990 et 2000, a évidemment entièrement échoué. Les politiques d'ajustement, loin de relancer la croissance, l'ont bridée. Les ajustements sur les coûts ont conduit à un ajustement à la baisse des prix dans les pays périphériques et le manque de dynamique de la demande a entraîné une désinflation rapide dans l'ensemble de la zone euro. Pendant que la BCE attendait, l'écart des taux réels et l'effet des masses monétaires poussaient l'euro à la hausse et aggravaient encore le risque déflationniste. Certains signes ne trompent pas. Jeudi, Mario Draghi a souligné prudemment, évoquant le cas de la France, la nécessité d'une « consolidation budgétaire qui favorise la croissance » (growth friendly fiscal consolidation) et a insisté sur le problème lié à la demande. C'est un constat d'échec patent pour la BCE. Un « Sedan monétaire » comme on aurait pu jadis l'écrire. Comme Napoléon III dans la ville ardennaise en 1870, Mario Draghi s'est laissé envelopper par son aveuglement et ses fausses certitudes.
La BCE doit donc changer de stratégie. C'est le sens du feu vert de la Bundesbank (la « Buba ») à l'assouplissement quantitatif, le QE, donc à la création monétaire. Gardienne de l'orthodoxie, la banque centrale allemande a pris acte de la défaite de sa pensée. Mais, on le verra, elle n'en reste pas moins vigilante sur ses intérêts et hantée par ses peurs. En attendant, si la BCE veut agir, il lui est bien difficile de définir une nouvelle stratégie. D'où ce sentiment de confusion qui ressort de la conférence de presse du 2 avril.
Car, que peut faire la BCE ? Partout où elle se dirige, la voie semble encombrée, voire bouchée. La BCE est prise entre plusieurs contraintes qui semblent la forcer à l'inaction et limiter par essence son action. La première contrainte, et Mario Draghi l'a maintes fois rappelé jeudi, ce sont les banques. A la différence des Etats-Unis et du Japon, l'effet des rachats de titres sur l'économie n'est pas aussi direct sur la zone euro, en raison de l'importance de l'intermédiation bancaire dans notre région monétaire. Or, les banques, désormais soucieuses de nettoyer leurs bilans, restent pusillanimes à prêter à l'économie et la réglementation sévère qui leur est imposée ne saurait les engager à se montrer plus audacieuses. Les inonder de liquidités par une opération de refinancement à long terme ou par diverses autres méthodes pourrait donc n'avoir qu'un effet limité sur l'économie réelle. On pourrait certes passer par le rachat de dettes privées titrisées, les fameux « ABS », pour contourner la difficulté, mais le marché est encore atone et le souvenir encore frais des « subprimes » rend cette option sans doute inefficace.
Deuxième blocage sur le chemin de la BCE, l'Allemagne. Certes, la Buba a accepté le principe du QE. Mais pas n'importe lequel. Le président de la Bundesbank a toujours prévenu qu'il s'agissait d'un ultima ratio, un dernier recours. Et surtout, l'accord sur le principe ne signifie pas un accord pour n'importe quelle forme de QE. C'est là sans doute un des principaux problèmes de Mario Draghi aujourd'hui : trouver une formule qui satisfasse la Buba. Ceci exclut les mesures trop audacieuses, sur le modèle du financement quasi direct de prêts aux PME réalisé par les banques centrales anglaise et hongroise. Trop inflationniste à terme pour la Buba, car la masse monétaire créée va directement dans l'économie réelle, il sera donc difficile de renverser la vapeur. De même, la Buba refusera un programme construit d'action sur le marché des changes, avec un objectif. Les entreprises allemandes n'ont rien à y gagner et tout à y perdre, car l'objectif sera sans doute trop faible pour elles. Enfin, la Buba est inquiète par la « bulle » qui se forme sur le marché immobilier allemand. Un QE européen pourrait bien encore l'alimenter. La Banque centrale allemande doit exiger qu'on l'encadre donc étroitement.
Mais la BCE doit aussi - et peut-être surtout - compter avec un autre acteur allemand devenu essentiel dans le jeu monétaire : la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Cette dernière a sanctionné l'OMT avant de transmettre le dossier à la Cour de Justice de l'UE de Luxembourg, le rendant de facto inefficient. Il faut à tout prix éviter que les mesures du QE subissent le même sort. Car l'OMT n'est qu'un fantôme, ce qui a permis à Karlsruhe de ne pas agir directement. Mais si l'OMT a les mêmes doutes sur le programme d'assouplissement de la BCE, la Cour n'hésitera pas à demander à la Buba de ne pas y participer. Karlsruhe a tracé plusieurs limites à l'action de la BCE : pas d'action qui pourrait agir sur la « détermination du prix » des dettes souveraines, pas de chèque en blanc, donc d'action illimitée, pas de prise de risques inconsidérées, pas de financement indirect des budgets nationaux. Tout ceci laisse à la BCE une marge de manœuvre très étroite pour son assouplissement quantitatif et semble exclure un rachat à l'américaine ou à l'anglaise de titres souverains, à moins de le limiter aux seuls triple A. On sait qu'elle y songe, mais les inconvénients et les risques liés à un tel programme sont légion et son efficacité n'est guère assurée.
Dernier élément qui joue contre la BCE : sa solitude. La BCE est seule pour lutter contre la déflation. Les gouvernements de la zone euro ne l'aident guère. Pire, ils renforcent en permanence les pressions déflationnistes avec la poursuite de la consolidation budgétaire. Partout dans les pays périphériques, et malgré la timide reprise, l'austérité se poursuit. La France, malgré son manque de volonté, n'y échappera pas davantage que l'Italie. Un nouveau délai pour revenir à un déficit public de 3 % du PIB adoucira certes l'amertume de la pilule, mais elle ne permettra pas de stopper la tendance désinflationniste. On ne le répétera jamais assez : l'austérité et la dévaluation interne sont les véritables moteurs de la déflation. Il faut donc renverser la logique, mener une politique de croissance. Mais dans la logique qui préside aujourd'hui la zone euro, c'est une gageure. Peut-on reconnaître que le six-pack, le semestre européen et le pacte budgétaire était une folie ? Sauf que la BCE ne pouvant agir sur ces deux moteurs, elle se bat contre des moulins à vent.
S'il ne fallait qu'une seule preuve du désarroi dans laquelle se trouve la BCE, il suffirait de regarder les réactions qui ont suivi la conférence de presse de Mario Draghi de ce jeudi 2 avril. Si les marchés ont réagi très positivement, si l'euro a baissé, les observateurs de la BCE se distinguent clairement en deux camps : ceux qui proclament l'inévitable recours aux mesures non conventionnelles (le fameux QE) et ceux qui soulignent, comme le quotidien britannique Daily Telegraph, que « la BCE joue avec le feu. » Et pour cause : jeudi, Mario Draghi a servi généreusement tout le monde. Il a donné des arguments aux prudents et aux inquiets, aux patients et aux pressés.
L'espoir de la BCE
Pour y voir plus clair, il est donc nécessaire de prendre un peu de hauteur. Premier fait, difficilement contestable : cette conférence de presse du 2 avril sonne la défaite complète de la stratégie menée depuis 2012 par la BCE. Quelle était-elle ? Une fois l'euro sauvé par l'OMT, le programme de rachat illimité d'obligations d'Etat de la zone euro, la BCE a pensé qu'il suffisait d'attendre les effets positifs sur la croissance des « réformes structurelles » et autres « politiques d'ajustement. » Dans la doxa de Francfort, ces mesures favorisent la croissance. Il s'agissait donc de baisser les taux durablement (c'est le « forward guidance ») pour adoucir la pilule (pas trop, attention à « l'aléa moral » !) en attendant l'effet merveilleux de ces réformes. Avec le retour à la croissance, l'inflation ne manquerait pas de remonter et l'on n'aurait plus qu'à relever les taux pour la maîtriser. Comme avant.
« Sedan monétaire »
Cette stratégie, inspirée par un fond théorique qui est celui des années 1990 et 2000, a évidemment entièrement échoué. Les politiques d'ajustement, loin de relancer la croissance, l'ont bridée. Les ajustements sur les coûts ont conduit à un ajustement à la baisse des prix dans les pays périphériques et le manque de dynamique de la demande a entraîné une désinflation rapide dans l'ensemble de la zone euro. Pendant que la BCE attendait, l'écart des taux réels et l'effet des masses monétaires poussaient l'euro à la hausse et aggravaient encore le risque déflationniste. Certains signes ne trompent pas. Jeudi, Mario Draghi a souligné prudemment, évoquant le cas de la France, la nécessité d'une « consolidation budgétaire qui favorise la croissance » (growth friendly fiscal consolidation) et a insisté sur le problème lié à la demande. C'est un constat d'échec patent pour la BCE. Un « Sedan monétaire » comme on aurait pu jadis l'écrire. Comme Napoléon III dans la ville ardennaise en 1870, Mario Draghi s'est laissé envelopper par son aveuglement et ses fausses certitudes.
Changer de cap, oui, mais comment ?
La BCE doit donc changer de stratégie. C'est le sens du feu vert de la Bundesbank (la « Buba ») à l'assouplissement quantitatif, le QE, donc à la création monétaire. Gardienne de l'orthodoxie, la banque centrale allemande a pris acte de la défaite de sa pensée. Mais, on le verra, elle n'en reste pas moins vigilante sur ses intérêts et hantée par ses peurs. En attendant, si la BCE veut agir, il lui est bien difficile de définir une nouvelle stratégie. D'où ce sentiment de confusion qui ressort de la conférence de presse du 2 avril.
L'obstacle des banques
Car, que peut faire la BCE ? Partout où elle se dirige, la voie semble encombrée, voire bouchée. La BCE est prise entre plusieurs contraintes qui semblent la forcer à l'inaction et limiter par essence son action. La première contrainte, et Mario Draghi l'a maintes fois rappelé jeudi, ce sont les banques. A la différence des Etats-Unis et du Japon, l'effet des rachats de titres sur l'économie n'est pas aussi direct sur la zone euro, en raison de l'importance de l'intermédiation bancaire dans notre région monétaire. Or, les banques, désormais soucieuses de nettoyer leurs bilans, restent pusillanimes à prêter à l'économie et la réglementation sévère qui leur est imposée ne saurait les engager à se montrer plus audacieuses. Les inonder de liquidités par une opération de refinancement à long terme ou par diverses autres méthodes pourrait donc n'avoir qu'un effet limité sur l'économie réelle. On pourrait certes passer par le rachat de dettes privées titrisées, les fameux « ABS », pour contourner la difficulté, mais le marché est encore atone et le souvenir encore frais des « subprimes » rend cette option sans doute inefficace.
L'obstacle Buba n'est pas levé
Deuxième blocage sur le chemin de la BCE, l'Allemagne. Certes, la Buba a accepté le principe du QE. Mais pas n'importe lequel. Le président de la Bundesbank a toujours prévenu qu'il s'agissait d'un ultima ratio, un dernier recours. Et surtout, l'accord sur le principe ne signifie pas un accord pour n'importe quelle forme de QE. C'est là sans doute un des principaux problèmes de Mario Draghi aujourd'hui : trouver une formule qui satisfasse la Buba. Ceci exclut les mesures trop audacieuses, sur le modèle du financement quasi direct de prêts aux PME réalisé par les banques centrales anglaise et hongroise. Trop inflationniste à terme pour la Buba, car la masse monétaire créée va directement dans l'économie réelle, il sera donc difficile de renverser la vapeur. De même, la Buba refusera un programme construit d'action sur le marché des changes, avec un objectif. Les entreprises allemandes n'ont rien à y gagner et tout à y perdre, car l'objectif sera sans doute trop faible pour elles. Enfin, la Buba est inquiète par la « bulle » qui se forme sur le marché immobilier allemand. Un QE européen pourrait bien encore l'alimenter. La Banque centrale allemande doit exiger qu'on l'encadre donc étroitement.
L'obstacle de Karlsruhe
Mais la BCE doit aussi - et peut-être surtout - compter avec un autre acteur allemand devenu essentiel dans le jeu monétaire : la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Cette dernière a sanctionné l'OMT avant de transmettre le dossier à la Cour de Justice de l'UE de Luxembourg, le rendant de facto inefficient. Il faut à tout prix éviter que les mesures du QE subissent le même sort. Car l'OMT n'est qu'un fantôme, ce qui a permis à Karlsruhe de ne pas agir directement. Mais si l'OMT a les mêmes doutes sur le programme d'assouplissement de la BCE, la Cour n'hésitera pas à demander à la Buba de ne pas y participer. Karlsruhe a tracé plusieurs limites à l'action de la BCE : pas d'action qui pourrait agir sur la « détermination du prix » des dettes souveraines, pas de chèque en blanc, donc d'action illimitée, pas de prise de risques inconsidérées, pas de financement indirect des budgets nationaux. Tout ceci laisse à la BCE une marge de manœuvre très étroite pour son assouplissement quantitatif et semble exclure un rachat à l'américaine ou à l'anglaise de titres souverains, à moins de le limiter aux seuls triple A. On sait qu'elle y songe, mais les inconvénients et les risques liés à un tel programme sont légion et son efficacité n'est guère assurée.
Les pressions déflationnistes de la politique budgétaire
Dernier élément qui joue contre la BCE : sa solitude. La BCE est seule pour lutter contre la déflation. Les gouvernements de la zone euro ne l'aident guère. Pire, ils renforcent en permanence les pressions déflationnistes avec la poursuite de la consolidation budgétaire. Partout dans les pays périphériques, et malgré la timide reprise, l'austérité se poursuit. La France, malgré son manque de volonté, n'y échappera pas davantage que l'Italie. Un nouveau délai pour revenir à un déficit public de 3 % du PIB adoucira certes l'amertume de la pilule, mais elle ne permettra pas de stopper la tendance désinflationniste. On ne le répétera jamais assez : l'austérité et la dévaluation interne sont les véritables moteurs de la déflation. Il faut donc renverser la logique, mener une politique de croissance. Mais dans la logique qui préside aujourd'hui la zone euro, c'est une gageure. Peut-on reconnaître que le six-pack, le semestre européen et le pacte budgétaire était une folie ? Sauf que la BCE ne pouvant agir sur ces deux moteurs, elle se bat contre des moulins à vent.
La crainte de la bulle future
La BCE a certes d'autres armes « nucléaires » dans son placard. Un taux d'intérêt négatif en fait partie. Mais elle hésite à juste titre à entrer dans des zones grises dont on ignore, in fine, les conséquences à moyen et long terme. La crainte justifiée de former des futures bulles la retient. On ne peut que l'approuver. Mais c'est aussi la monnaie de sa pièce. Trop prudente, trop patiente, trop sûre de ses fondements théoriques, elle a laissé la pression déflationniste s'installer. Elle est maintenant face à ce choix cornélien : agir au risque d'hypothéquer le futur ou ne rien faire et ruiner le présent. La BCE est désormais dans une impasse qui ne sera pas réglée par de bonnes paroles, fussent-elles un temps efficace sur le marché des changes.
Notes
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