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lundi 7 avril 2014

Alexandre Douguine : «Nous avons besoin d'une Europe indépendante des États-Unis»



Alexandre Douguine : «Nous avons besoin d'une Europe indépendante des États-Unis»


Dans un entretien particulièrement roboratif recueilli par le quotidien Vetchernyaya Moskva (Moscou du Soir) du 12 mars et traduit pour Éléments par Olessia Tourkevitch, le philosophe russe Alexandre Douguine en appelle à une «grande Europe, forte et indépendante» pour sortir de l'impasse en Ukraine. Des paroles courageuses et fortes qui rendent d'autant plus impérieuse la lecture de L'appel de l'eurasisme, Alexandre Douguine conversation avec Alain de Benoist, paru dans la belle collection Heartland, dirigée par Pascal Lassalle, chez Avatar. Pour en finir avec les caricatures sur le «prophète de l'Eurasisme».


Nikita Mironov : A votre avis, quelle est la suite des événements en Ukraine après le référendum en Crimée ?


- Alexandre Douguine : Maïdan se fissurera. Des guerres intestines commenceront au sein de la junte au pouvoir. Ils n'ont pas de vrai leader. Tout cela va créer de la confusion et de l'hésitation. En Ukraine, il y a un président légalement élu – Viktor Ianoukovitch – et il y a la Crimée russe, ce que le même Ianoukovitch a admis comme un fait accompli.

Certains experts estiment que les Américains peuvent se mêler de la situation…

Ils se sont déjà mêlés, ce sont eux qui ont organisé Maïdan. Ils avaient besoin de brouiller la Russie avec l'Allemagne et les autres pays de l'Union européenne.

Mais pourquoi ?

Premièrement, ils doivent ranimer l'image de l'ennemi pour justifier leur politique étrangère agressive. Deuxièmement, il leur faut prendre le contrôle de l'Ukraine – faible économiquement mais géopolitiquement importante – pour y déployer leurs bases militaires. L'Amérique est toujours en guerre contre nous : quand nous sommes gentils avec elle, ses méthodes sont douces, mais quand nous résistons, les méthodes durcissent. Aujourd'hui, la Russie répond à toutes les attaques des Américains, c'est pourquoi ils ont décidé de s'occuper sérieusement de nous.

Dans quel sens ? Nous ne sommes pas en guerre.

Vous vous trompez, la guerre est là. Sur le territoire de notre sœur l'Ukraine : contre nos intérêts. Le président légitimement élu a été destitué. Une junte néonazie a été mise au pouvoir. Les Américains se battent déjà contre nous en se servant des bras ukrainiens. Pensez-vous qu'ils se soucient de la Crimée russe ? Pas du tout. Ils gouvernent des continents, qu'est-ce que la Crimée pour eux ? L'Amérique veut faire de la Russie, l'une de ses servantes, comme elle a déjà fait avec tant d'autres. Pensez-vous que la guerre avec l'Ukraine est dans l'intérêt de la Russie ? Évidemment pas.

Mais les Russes ne veulent pas la guerre !

Malheureusement, on n'arrête pas de nous pousser vers elle. La Russie est sous pression de tous les côtés : le Caucase du Nord, le Maïdan, la cinquième colonne à l'intérieur de la Russie. L’Amérique aimerait organiser Maïdan à Moscou même. Car Poutine ne se soumet pas aux États-Unis. Il se met sur un pied d'égalité avec eux. En insistant sur sa conception du monde multipolaire, il tente de rétablir le rôle de la Russie sur la scène mondiale. L'Amérique n'a pas besoin d'un tel Poutine, elle aimerait le balayer de sa route et nous ramener dans les années 1990, lorsque le pays s’effondrait et qu'il était entièrement sous contrôle américain. Si la Russie avait ignoré les événements en Ukraine, quelque chose de semblable serait survenu chez elle.

Que fera l'Amérique après le référendum en Crimée ?


Dans tous les cas, elle va essayer de placer ses bases militaires sur le territoire ukrainien. Les pays qui n'ont pas encore réglé les différends territoriaux ne peuvent pas intégrer l'OTAN, mais cela ne l'empêche pas d'installer les bases militaires sur le territoire de ces pays — comme au Kosovo ou en Géorgie. Ainsi que le système de défense antimissiles. Et je suis certain que les Américains le feront.

Donc la position stratégique de la Russie va se détériorer ?


D'un côté, elle se détériora, de l'autre, elle s'améliorera. Nous récupérons la Crimée – c'est un énorme avantage. La Russie obtient ainsi un nouveau territoire ainsi que le contrôle stratégique sur la partie nord de la mer noire. Et des millions de Russes réintégrant la Russie feront encore monter l'esprit national ! Le retour de la Crimée dans la mère patrie entraînera une révolution spirituelle russe, ni plus, ni moins. J'espère qu'après cela nous allons s'occuper des oligarques, qui bénéficient d'une impunité totale, et nettoyer cette immondice libérale qui a proliféré ces vingt dernières années. Malheureusement, la situation présente aussi des inconvénients : détérioration des relations avec l'Europe, conflit dur avec les États-Unis, des millions de Russes pris en otage à Kiev… Mais, je le répète, ce n'est pas nous qui avons commencé.

Certains analystes estiment que les actions de la Russie en Crimée détourneront le Kazakhstan de Moscou. Car sa partie nord est habitée principalement par les Russes.



ProxyJe connais bien le Kazakhstan et je peux dire avec certitude qu'il n'y a jamais eue et qu'il n'y aura jamais de conflit entre nos deux pays. Le président Noursoultan Nazarbaïev avait pressenti la situation dans laquelle se sont retrouvées la Géorgie et l'Ukraine. Il a été le premier à comprendre la loi essentielle de l'espace postsoviétique: l'intégrité territoriale de tout État sur le territoire de l'ex-Union soviétique dépend de ses relations avec la Russie. Si ces relations sont acceptables, l'intégrité est garantie. Aucun pays postsoviétique n'a été soumis au chantage du «facteur russe» pour annexer les territoires où vivent les Russes ethniques. Pas une seule fois. Et aucun homme politique russe n'a jamais contesté le droit du Kazakhstan à la souveraineté. C'est Nazarbaïev lui-même qui a engagé les processus d'intégration à l'espace eurasien, il a dit - «Je suis pour l'intégration si mes intérêts sont respectés.» Le président biélorusse Loukachenko adopte une position similaire.

Il n’y aura donc pas de différends territoriaux avec la Biélorussie et le Kazakhstan ?

Non. La Russie dispose de trois types de dialogue : avec des amis, des ennemis et avec des pays neutres. Nous aidons les amis, coopérons avec les neutres, comme la Moldavie, mais si vous êtes un ennemi - comme l’ancien président géorgien Saakachvili ou la junte de Kiev, nous vous traiterons comme tel. Et nous ne pouvons pas assurer l'intégrité de votre territoire. C'est la loi de la géopolitique. Les États-Unis et tout autre grand État adoptent un comportement similaire.

D’après vous, pourquoi l'OTAN s'est maintenu alors que le Pacte de Varsovie s'est désintégré ?


Parce que les États-Unis cherchent l'hégémonie mondiale : ils essaient de contrôler le monde. Dans ce contexte, il ne nous reste plus qu'à construire notre propre bloc militaire – peut-être avec la Chine, l'Iran, l'Inde ou les pays d'Amérique latine, pour équilibrer le rapport de forces. C'est une question de vie ou de mort. Et nous avons besoin d'une Europe indépendante des États-Unis. Quand Poutine parle de l'Europe unie de Lisbonne à Vladivostok, il n'est pas hypocrite. Il est vraiment désireux de voir une grande Europe forte et indépendante.

Quelles conséquences auraient pour la Russie l'effondrement hypothétique de l'Ukraine ?

Pourquoi hypothétique ? L’Ukraine s'est déjà effondrée, c'est un fait établi. Ianoukovitch en convient. Je pense que pour la Russie ce ne sera pas facile. Il n'est pas impossible que la Russie intégrera la partie orientale de l'Ukraine et accueillera les réfugiés de l'Ouest. D’un autre côté, même si cela paraît cynique, il nous est avantageux d'avoir en Ukraine occidentale un État de maniaques. Sinon, ces gens contamineront par leur folie des personnes saines d'esprit. Si ces gars-là s’isolent, ce sera horrible. L’Ouest de l'Ukraine n’a presque pas de ressources. C’est une région pauvre, où il y a beaucoup de fous avec des fusils, qui je pense, vont commencer à s'entre-tuer.
 
Notes