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mardi 1 avril 2014

Municipales : le coup de gueule de Michel Maffesoli contre les bien-pensants

Michel Maffesoli
Municipales : le coup de gueule de Michel Maffesoli contre les bien-pensants
Figarovox/Humeur - L'écrivain Michel Maffesoli considère que l'abstention ou le vote Front national révèlent, en creux, le désir d'une autre politique et plus profondément d'une autre organisation sociale.

Chateaubriand nous l'a appris: vu le nombre de nécessiteux, il faut être économe de son mépris! Et pourtant, les réactions aux résultats des dernières élections sont tellement affligeantes, qu'elles ne peuvent que susciter un tel mépris. La classe médiatico-politique est tellement déphasée, l'entre-soi est à tel point développé que ses commentaires harassent l'âme et laissent l'esprit pantois. Si bien que les discussions du café du commerce, à côté, apparaissent comme des sommets de subtilité théorique!

Pour ma part, voilà longtemps que j'ai parlé d'une «transfiguration du politique». Celle faisant glisser la chose publique d'un contrat rationnel à un pacte émotionnel. Et faute de repérer une telle mutation, disais-je, on verrait se développer l'abstention ou, autre cas sur lequel les commentateurs font silence, la non-inscription sur les listes électorales. (Les jeunes de 18 à 24 ans, inscrits automatiquement sur les listes électorales, se sont abstenus à 64% ; un ouvrier sur deux n'est pas allé voter! )

Il ne faut bien sûr pas juger les abstentionnistes ou les «non-inscrits», comme on l'entend trop souvent, à partir de critères moraux: refus d'engagement, égoïsme individualiste et autres jugements convenus. Il s'agit bien au contraire de cette secessio plebis d'antique mémoire qui s'exprime lorsque le pouvoir politique ne représente plus en rien la puissance populaire. Pour le dire en termes plus familiers: le ras-le-bol est une autre manière de dire: «cause toujours, tu m'intéresses».

Saturation qui certes concerne le pouvoir en place, mais qui, d'une manière transversale, touche tous les partis «établis». Très précisément en ce qu'ils ne savent plus dire ce qui est vécu par le plus grand nombre. Ils n'expriment plus les préoccupations réelles des peuples, qui au contraire de ce qui est dit vont bien au-delà d'une seule inquiétude pour le pouvoir d'achat et le chômage, mais s'intéressent aussi à l'imaginaire, au rêve, à ce qui enchante ou réenchante le vivre-ensemble. Dès lors, ils ne peuvent plus les représenter. Les éléments de langage et autres langues de bois ne sont plus du tout en pertinence avec l'esprit du temps. Il n'est donc pas étonnant qu'ils soient considérés comme, tout simplement, impertinents!

Impertinence particulièrement évidente pour les affidés de la «normalité normopathe» au gouvernement. Rappelons à cet égard la formule du vieux Marx, qui sur ce sujet en savait, d'expérience, un bon bout: «Les petits bourgeois n'ont pas de morale, ils se servent de la morale.»

Mais cette instrumentalisation de la morale (ils préfèrent dire «éthique», ça fait plus moderne) ne fait plus recette. Et très rapidement, on se rend compte que leur fameux «sociétal» (loi sur le mariage pour tous, pseudo-lutte contre les discriminations, fausse protection contre leur propre volonté des personnes se livrant à la prostitution, développement des leçons de morale à l'école et propagande sur la parité et autres égalitarismes de genre), tout cela est pure diversion, forfanterie sophistiquée ou simple hypocrisie.

Le vrai sociétal consisterait à prendre acte du fait que le libéralisme au sens d'un anti-étatisme et d'une relativité des valeurs n'est pas une monstruosité, ce qui implique que l'Etat providence et la morale publique ont fait leur temps: la laïcité au sens d'une neutralité rationaliste, la fraternité au sens d'un assistanat généralisé, le républicanisme au sens d'un refus des liens communautaires, toutes ces «évidences de la modernité» ne font plus sens . Ce qui ne signifie pas la fin des valeurs communes, bien au contraire. Mais un bien commun défini situation par situation, dans lequel le lieu fait lien, le terroir fonde l'appartenance. Il faut penser ce localisme (qui n'est pas l'imitation de l'ancien, mais une nouvelle forme d'attachement à la proximité et à la communauté) et agir en conséquence.

C'est faute de prendre en compte le changement de cycle qui s'annonce, c'est quand on refuse de voir qu'un paradigme postmoderne est en gestation que l'on assiste au repliement sur soi et sur un passé nostalgique, dont le FN mais également les divers groupuscules d'extrême gauche (ex-trotskystes ou staliniens) sont l'expression. Mais de grâce ne voyons pas dans le vote FN la simple manifestation d'une crise économique ou d'un chômage récurrent. Le problème est bien plus profond qu'une mauvaise conjoncture. L'abstention, le phénomène de non-inscription, la non-participation aux procédures démocratiques, tout cela peut être compris aussi comme un nouveau «devoir civique».

Ecoutons bien ce que disent les électeurs: «on veut essayer autre chose». Sans dire quoi, sans vouloir savoir quoi, sans programme sérieux, on le leur reproche assez du haut de la sphère technocratico-politique qui se gausse de ce populisme.

C'est pourtant une manière de dire, en creux, que le vivre-ensemble ne repose plus sur le contrat social, comme une simple expression rationnelle de l'addition d'un individu rationnel à un autre individu rationnel, au travers de l'institution étatique! La République ne permet plus cette communion, cette expression des émotions collectives, ce sentiment que je ne suis pas seul face au destin, mais que nous affrontons ensemble un destin commun. On le voit bien, les grandes institutions de la République qui permettaient que s'éprouve ce contrat social, qu'il ne soit pas que des mots, mais aussi un sentiment, ne fonctionnent plus: école, partis politiques, syndicats, paroisses, œuvres sociales, autant d'institutions qui ne font plus sens commun.

Être relié aux autres requiert un lien immédiat en un lieu qui devient lien. Peut-être est-ce là la nouvelle expression de la démocratie. Mais justement, les partis «traditionnels» qui n'ont pas d'expression locale particulière, pour qui souvent les élections locales sont un simple tremplin à une onction nationale, trahissent en quelque sorte cette démocratie de proximité.

Dès lors, les électeurs s'en désintéressent ou sont prêts à essayer «n'importe quoi d'autre».

Il y a bien une vraie passion pour les affaires de la cité: à condition qu'elle ne soit pas accaparée par une caste politique accompagnée de ses commentateurs journalistiques et pseudo-experts intellectuels. Elle s'exprime de multiples façons, hors des cadres connus. C'est là le terreau d'une revivification d'un politique transfiguré, attentif à la cité dans son entièreté.
Notes
Source : Le Figaro : http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2014/03/26/31001-20140326ARTFIG00104-municipales-le-coup-de-gueule-de-michel-maffesoli-contre-les-bien-pensants.php

Michel Maffesoli, professeur à la Sorbonne, vient de publier, en collaboration avec Hélène Strohl, Les Nouveaux Bien-pensants (Éditions du Moment).

Bibliographie.


Logique de la domination, Paris, PUF, 1976.
avec Alain Pessin La Violence fondatrice, Paris, éd. Champ urbain, 1978.
La Violence totalitaire, Paris, PUF, 1979 ; rééd. 1994 La Violence totalitaire. Essai d’anthropologie politique, Paris, Méridiens–Klincksieck.
La Conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne, Paris, PUF 1979.
« La dynamique sociale. La société conflictuelle », thèse d’État, Service des publications des thèses, Lille,1981.
L'Ombre de Dionysos, Le Livre de Poche, 1982, rééd. 1991.
Essai sur la violence banale et fondatrice, 1984, Paris, Librairie Méridiens–Klincksieck.
La Connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive, 1985, Paris, Librairie des Méridiens ; rééd. 2007, Paris, Klincksieck.
« La société est plusieurs » in Une anthropologie des turbulences, M. Maffesoli (sous la dir.), 1985, Berg International éditeurs, p. 175-180.
Le Temps des tribus, 1988 ; Le Livre de Poche, 1991.
Au creux des apparences. Pour une éthique de l'esthétique, 1990, Paris, Plon ; rééd. 1993, Le Livre de Poche.
La Transfiguration du politique, La Table Ronde, 1992 ; Le Livre de Poche, 1995.
La Contemplation du monde, 1993, Le Livre de Poche, 1996.
Éloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1996.
Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris, Le Livre de Poche, 1997.
La Part du diable ; précis de subversion postmoderne, Flammarion, 2002, Paris.
L’Instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, Paris, La Table Ronde, 2003.
Le voyage ou la conquête des mondes, Paris, éd. Dervy, coll. « Paroles retrouvées », 2003.
Le Rythme de vie. Variation sur l’imaginaire post-moderne, Paris, éd. Table Ronde, coll. « Contretemps », 2004, 260 p. .
Pouvoir des hauts lieux (14p. ), dans Pierre Delorme (dir.) La Ville autrement, Sainte-Foy, éd. Presse de l’Université du Québec, 2005, 300 p. .
Le Réenchantement du monde. Morales, éthiques, déontologies, Paris, éd. Table Ronde, 2007.
Iconologies. Nos idolatries postmodernes, Paris, Albin Michel, 2008.
Après la modernité ? La conquête du présent ; la violence totalitaire ; la logique de la domination, Paris, éd. du CNRS, coll. « Compendium », 2008.
La République des bons sentiments, éd. du Rocher, 2008.
« C'est au nom de la morale qu'on massacre les peuples » in Spectacle du Monde, entretien avec Richard Kitaeff, février 2008, pp. 46-49.
Apocalypse, Paris, CNRS éditions, 2009.
Matrimonium, Paris, CNRS éditions, 2010.
Qui êtes-vous Michel Maffesoli ?, Paris, Bourin éditeur, 2010.
La passion de l'ordinaire : miettes sociologiques., Paris, CNRS Éditions, « CNRS Sociologie », 2011.
La crise est dans nos têtes !, Paris, Jacob-Duvernet, 2011.
Sarkologies. Pourquoi tant de haine(s) ?, Paris, Albin Michel, 2011.
Homo eroticus. Des communions émotionnelles, Paris, CRNS Editions, 2012.
L'Homme postmoderne, avec Brice Perrier, Paris, Bourin éditeur, 2012.
avec Hélène Strohl, Les nouveaux bien-pensants, Éditions du Moment, 2014.