Né le 6 mars 1894 à
Ludwigshafen, fils d'un professeur de Gymnasium, Edgar Julius Jung
entame, à la veille de la Première Guerre mondiale, des études de
droit à Lausanne, où il suit les cours de Vilfredo Pareto. Quand la
guerre éclate, Jung se porte volontaire dans les armées impériales
et acquiert le grade de lieutenant. À sa démobilisation, il reprend
ses études de droit à Heidelberg et à Würzburg mais participe
néanmoins aux combats de la guerre civile allemande de 1918-19.
Engagé dans le corps franc du Colonel Chevalier von Epp, il
participe à la reconquête de Munich, gouvernée par les “conseils”
rouges. Jung organise ensuite la résistance allemande contre la
présence française dans le Palatinat. En 1923, il doit quitter
précipitamment les zones occidentales occupées pour avoir trempé
dans le complot qui a abouti à l'assassinat du leader séparatiste
francophile Heinz Orbis. C'est de cette époque que date son aversion
pour la personne de Hitler : ce dernier, sollicité par Jung envoyé
par Brüning, avait refusé de rejoindre le front commun des
nationaux et des conservateurs contre l'occupation française,
estimant que le “danger juif” primait le “danger français”.
Pour Jung, ce refus donnait la preuve de l'immaturité politique de
celui qui allait devenir le chef du IIIe Reich.
Un réseau de “clubs conservateurs”
En 1925, Jung ouvre un cabinet d'avocat
à Munich. Il renonce à l'activisme politique et rejoint la DVP
nationale-libérale, un parti toléré par les Français dans le
Palatinat et qui rassemblait, là-bas, tous les adversaires du
détachement de cette province allemande. Quand Stresemann opte pour
une politique de réconciliation avec la France, dans la foulée du
Pacte de Locarno (1925), Jung se distancie de ce parti, mais en reste
formellement membre jusqu'en 1930. Il consacre ses énergies à
toutes sortes d'entreprises “métapolitiques” et d'activités
“clubistes”. En effet, entre 1925 et 1933, la République de
Weimar voit se constituer un véritable réseau de clubs
conservateurs qui organisent des conférences, publient des revues
intellectuelles, cherchent des contacts avec des personnalités
importantes du monde de l'économie ou de la politique. Après avoir
eu quelques contacts avec le Juniklub et le Herren-Klub de Heinrich
von Gleichen et Max Hildebert Boehm (dont il retiendra la définition
du Volk), Jung adhère et participe successivement aux activités du
Volksdeutsches Klub (de Karl Christian von Loesch), de la
Nationalpolitische Vereinigung (à Dortmund) et du Jungakademisches
Klub de Munich, dont il est le fondateur. L'objectif de cette
stratégie métapolitique est de créer une nouvelle conscience
politique chez les étudiants, de manier l'arme de la science contre
les libéraux et les gauches et de fonder une éthique pour les temps
nouveaux.
En 1927, paraît la première édition
de son livre Die Herrschaft der Minderwertigen (La domination des
hommes de moindre valeur), véritable vade-mecum de la Révolution
conservatrice d'inspiration traditionaliste ou jungkonservative (donc
que nous distinguons de ses inspirations nihiliste,
nationale-révolutionnaire, soldatique comme chez les frères Jünger,
nationale-bolchévique, völkische, etc.). Entre 1929 et 1932,
paraissent plusieurs éditions d'une nouvelle version, comptant 2
fois plus de pages, et approfondissant considérablement l'idéologie
jungkonservative. Petit à petit, pense Jung, une idéologie
conservatrice et traditionaliste, puisant dans les racines
religieuses de l'Europe, remplacera la « domination des hommes de
moindre valeur », établie depuis 1789. Mais, secouée par la crise,
l'Allemagne n'emprunte pas cette voie conservatrice : le
parlementarisme libéral s'effondre, plus tôt que Jung ne l'avait
prévu, mais pour laisser le chemin libre aux communistes ou aux
nationaux-socialistes.
“Clubs” ou masses
Jung constate avec amertume que le
noyau conservateur qu'il avait formé dans ses clubs ne fait pas le
poids devant les masses enrégimentées. Pour gagner du temps et
barrer la route au mouvement hitlérien, Jung estime qu'il faut
soutenir le gouvernement de Brüning. Ce gouvernement prolongerait la
vie de la démocratie libérale pendant le temps nécessaire pour
former une élite conservatrice, capable de passer aux affaires et de
construire « l'État organique et corporatif » dont rêvaient les
droites catholiques. Pour Jung, l'avènement du national-socialisme
totalitaire serait la conséquence logique de 1789 et non son
éradication définitive par une « éthique de plus haute valeur ».
En 1930-31, il rejoint les rangs de la Volkskonservative Vereinigung,
qui soutient Brüning, et cherche à la rebaptiser
Revolutionär-konservative Vereinigung pour séduire une partie de
l'électorat national-socialiste. En mai 1932, Brüning tombe. Jung
décide de soutenir son successeur Papen, qu'il juge aussi falot que
lui. Jung devient toutefois son conseiller.
Quand Hitler accède au pouvoir en
janvier 1933, Jung prépare aussitôt les élections de mars 1933 en
organisant la campagne électorale du Kampffront Schwarz-Weiß-Rot,
visant à soutenir l'aile conservatrice du nouveau gouvernement et à
transformer la révolution nationale de Hitler, marquée par une
démagogie tapageuse, en une révolution conservatrice, chrétienne,
tranquille, sérieuse, décidée. Cette ultime tentative connaît
l'échec. Jung continue cependant à écrire les discours de von
Papen. Le 17 juin 1934, ce dernier, lors d'un rassemblement
universitaire à Marbourg, prononce un discours écrit par Jung, où
celui-ci dénonce le « byzantinisme du national-socialisme », ses
prétentions totalitaires contre-nature, ses polémiques contre
l'esprit et la raison et réclame le retour d'une « humanité
véritable » qui inaugurera « l'apogée de la culture antique et
chrétienne ». Le régime réagit en interdisant la radiodiffusion
du discours et la circulation de sa version imprimée. Papen
démissionne mais cède ensuite aux pressions de la police. Jung est
arrêté le 25 juin et, cinq jours plus tard, on retrouve son cadavre
criblé de balles dans un petit bois près d'Oranienburg. Le destin
de Jung montre l'impossiblité de mener à bien une révolution
conservatrice/traditionaliste à l'âge des masses.
Analyse
♦ La Domination des hommes de moindre
valeur : Son effondrement et sa dissolution par un Règne nouveau
(Die Herrschaft der Minderwertigen : Ihr Zerfall und ihre Ablösung
durch ein neues Reich), 1929.
Jung a voulu faire de cet ouvrage une
sorte de “bible” de la Révolution conservatrice, une révolution
qu'il voulait culturelle et annonciatrice d'un grand bouleversement
politique. S'adressant aux jeunes et aux étudiants, Jung veut donner
à son conservatisme — son Jungkonservativismus — une dimension
“révolutionnaire”. Il explique que l'idéologie progressiste a
eu son sens et son utilité historique ; il fallait qu'elle brise
l'hégémonie de formes mortes. Mais depuis que celles-ci ont disparu
de la scène politique, l'attitude progressiste n'a plus raison
d'être. L'idéologie du progrès n'est plus qu'une machine qui
tourne à vide. Pire, quand elle reste sur sa lancée, elle peut
s'avérer suicidaire. À la suite de la parenthèse progressiste,
doit s'ouvrir une ère de “maintien”, de conservation. Le
Jungkonservativismus ne cherche donc pas à perpétuer des formes
politiques dépassées. Quant aux formes sociales et politiques
actuelles, pense Jung, elles ne sont plus des formes au sens propre
du mot, mais des résidus évidés, balottés dans le chaos de
l'histoire. Jung définit ensuite son conservatisme comme «
évolutionnaire » : il vise le dépassement d'un monde vermoulu,
l'inversion radicale et positive de ses fausses valeurs. Ce travail
d'inversion/restauration est, aux yeux de Jung, proprement
révolutionnaire.
La période qui suit la Grande Guerre
est caractérisée par la crise épocale des valeurs individualistes
et bourgeoises en pleine décadence. Pour les relayer, le
Jungkonservativismus jungien propose un recours à Dilthey et à
Bergson, à Spengler, Tönnies, Roberto Michels, Vilfredo Pareto et
Nicolas Berdiaev. La crise s'explique, en langage spenglérien, par
le passage au stade de “civilisation” qui est le couronnement de
l'esprit libéral. Les liens sociaux sont détruits et les peuples
tombent sous la coupe d'une démocratie inorganique, gérée par les
« hommes de moindre valeur ». Tel est le diagnostic.
Une pulsion métaphysique immuable
Pour sortir de cette impasse, il faut
restaurer les vertus religieuses. Abandonnant ses positions
initiales, lesquelles reposaient sur une philosophie des valeurs
tirée du néo-kantisme, Jung veut désormais ancrer son « axiome de
l'immuabilité de la pulsion métaphysique » dans un discours
théologisé. Deux philosophes de la religion contribuent à le faire
passer du néo-kantisme au néo-théologisme : Nicolas Berdiaev et
Leopold Ziegler (qui deviendra son ami personnel). Jung embraye sur
l'idée de Berdiaev qui évoque le fin imminente de l'époque moderne
qui a vu le triomphe de l'irreligion. Pour Jung comme pour Berdiaev
ou Ziegler, l'époque qui succèdera au libéralisme moderne sera un
« nouveau Moyen Âge » pétri de religion, réchristianisé.
Éliminant les catastrophes de l'individualisme, ce nouveau “Moyen
Âge” restaure une holicité (Ganzheit), un universalisme dans le
sens où l'entendait Othmar Spann, un “organicisme” historique et
non biologique. Cette dernière position distingue Jung des
nationalistes de toutes catégories. En effet, il rejette le concept
de “nation” comme “occidental”, c'est-à-dire “français”
et révolutionnaire, libéral et atomiste. Dans ce concept de nation,
domine le rationalisme raisonneur de l'idéologie des Lumières. Les
“nations”, dans ce sens, sont les peuples malades ou morts. Les
peuples qui n'ont pas subi l'emprise de l'idéologie nationale, qui
est d'essence révolutionnaire et est donc perverse, sont vivants,
conservent au fond d'eux-mêmes des énergies intactes et demeurent
les “porteurs de l'histoire”.
Le Volk et le Reich contre le
nationalisme
Jung relativise ainsi au maximum la
valeur attribuée à l'État national, fermé sur lui-même. Les
concepts-clé sont pour lui ceux de peuple (Volk) et de Reich. Cette
dernière instance, supra-nationale et incarnation politique du divin
sur la Terre, est une idée d'ordre fédérative, tout à fait
adaptée à l'espace centre-européen. De là, elle devra être
étendue à l'ensemble du continent européen, de façon à instaurer
un europäischer Staatenbund (une fédération des États européens).
Sur le plan spirituel, l'idée de Reich est le seul barrage possible
contre le processus de morcellement rationaliste et nationaliste. Les
États-Nations reposent sur un fait figé rendu immuable par
coercition, tandis que le Reich est un mouvement perpétuel dynamique
qui travaille sans interruption les matières “peuples”. Pour
Jung, né protestant mais devenu catholique de fait, l'idée
nationale est une tradition protestante en Allemagne, tandis que
l'idée dynamique de Reich est une idée catholique. Sur le plan
intérieur, ce Reich fédératif est organisé corporativement. À la
place du Parlement et du suffrage universel, Jung suggère
l'introduction d'une représentation populaire corporative et d'un
droit de vote échelonné et différencié. L'organisation intérieure
de son Reich idéal, Jung la calque sur les idées du sociologue et
philosophe autrichien Othmar Spann. C'est le talon d'Achille de son
idéologie : cette organisation corporative ne peut s'appliquer dans
un État moderne et industriel. Son appel à l'ascèse et au
sacrifice ne pouvait nullement mobiliser les Allemands de son époque,
durement frappés par l'inflation, la crise de 29, la famine du
blocus et les dettes de Versailles.
► Robert Steuckers, Vouloir
n°134/136, 1996.
> Bibliographie <
Die geistige Krise des jungen
Deutschland, 1926 (discours, 20 p.) ; Die Herrschaft der
Minderwertigen. Ihr Zerfall und ihre Ablösung, 1927 (XIV + 341 p.) ;
Die Herrschaft der Minderwertigen. Ihr Zerfall und ihre Ablösung
durch ein neues Reich, 1929 (2e éd.), 1930 (3e éd.) (692 p.) ;
Föderalismus aus Weltanschauung, 1931 ; Sinndeutung der deutschen
Revolution, 1933 ; une copie du mémoire rédigé par E.J. Jung à
l'adresse de Papen en avril 1934 se trouve à l'Institut für
Zeitgeschichte de Munich, archives photocopiées 98, 2375/59 et chez
Edmund Forschbach, ami et biographe d'EJ Jung (cf. infra) ; d'après
Karlheinz Weißmann (cf. infra), Jung serait l'auteur de la plupart
des textes contenus dans le recueil de discours de Franz von Papen
intitulé Apell an das deutsche Gewissen. Reden zur nationalen
Revolution. Schriften an die Nation, Bd. 32/33, Oldenburg i.O., 1933.
> Principaux articles de philosophie
politique <
Dans la revue Deutsche Rundschau :
Reichsreform (nov. 1928) ; Der Volksrechtsgedanke und die
Rechtsvorstellungen von Versailles (oct. 1929) ; Volkserhaltung (mars
1930) ; “Aufstand der Rechten” (1931, pp.81-88) ; Neubelebung von
Weimar ? (juin 1932) ; Revolutionäre Staatsführung (oct. 1932) ;
Deutsche Unzulänglichkeit (nov. 1932) ; Verlustbilanz der Rechten
(1/1933) ; Die christiliche Revolution (sept. 1933, pp. 142-147) ;
Einsatz der Nation (1933, pp. 155-160).
Dans les Schweizer Monatshefte :
1930/31 : Heft 1, p. 37 ; Heft 7, p. 321 ; 1932/33 : Heft 5/6, p.
275.
Dans la Rheinisch-Westfälische
Zeitung : où Jung utilisait le pseudonyme de Tyll, voir les dates
suivantes : 1/1/1930 ; 5/3/1930 ; 5/4/1930 ; 24/4/1930 ; 2/5/1930 ;
31/5/1930 ; 12/10/1930 ; 8/11/1930 ; 30/12/1930 ; 28/1/1931 ;
7/2/1931 ; 4/3/1931 ; 1/4/1931 ; 10/4/1931 ; 1/8/1931 ; été 1931 ;
15/3/1932.
Dans les Münchner Neueste
Nachrichten : voir les dates suivantes : 20/3/1925 ; 28/1/1930 ;
23/11/1930 ; 3/1/1931 ; 25/7/1931 ; 4/7/1931.
Dans les Süddeutsche Monatshefte :
Die Tragik der Kriegsgeneration, mai 1930, pp. 511-534.
Dans Die Laterne : Was ist liberal
?, Folge 6, 6/5/1931.
> Participation à des ouvrages
collectifs <
Deutschland und die konservative
Revolution, in EJ Jung, Deutsche über Deutschland. Die Stimme des
unbekannten Politikers, Munich, 1932, pp. 369-383 ; on signale
également une contribution d'EJ Jung (Die deutsche Staatskrise als
Ausdruck der abandländischen Kulturkrise) dans Karl Haushofer et
Kurt Trampler (éd.), Deutschlands Weg an der Zeitenwende, Munich,
1931 ; le livre signé par Leopold Ziegler, Fünfundzwanzig Sätze
vom Deutschen Staat (Berlin, 1931) serait en fait dû à la plume de
Jung.
> Sur Edgar Julius Jung <
Leopold Ziegler, EJ Jung. Denkmal und
Vermächtnis, Salzbourg, 1955 ; EJ und der Widerstand, in Civis n°
59, Bonn, nov. 1959 ; Friedrich Grass, EJ Jung (1894-1934), in Kurt
Baumann (éd.), Pfälzer Lebensbilder, Bd. 1, Spire, 1964 ; Karl
Martin Grass, EJ Jung, Papenkreis und Röhmkrise 1933-1934,
dissertation phil., Heidelberg, 1966 ; Bernhard Jenschke, Zur Kritik
der konservativ-revolutionäre Ideologie in der Weimarer Republik.
Weltanschauung und Politik bei EJ Jung, Munich, 1971 (avec une
bibliographie reprenant 79 articles importants d'EJ Jung) ;
Karl-Martin Grass, EJ Jung, in Neue Deutsche Biographie, 10. Bd.,
Berlin, 1974 ; Joachim Kaiser, Konservative Opposition gegen Hitler
1933/34. Edgar Julius Jung und Ewald von Kleist-Schmenzin, Texte non
publié d'un séminaire de l'Université d'Aix-la-Chapelle, 1984 ;
Edmund Forschbach, Edgar J. Jung, ein konservativer Revolutionär 30.
Juni 1934, Pfullingen, 1984 ; Karlheinz Weißmann, EJ Jung in
Criticón, 104, 1987, pp. 245-249 ; Armin Mohler, Die Konservative
Revolution in Deutschland 1918-1932. Ein Handbuch, 3e éd.,
Darmstadt, 1989.
En français : « EJ Jung ou l'illusion
de la “Révolution conservatrice” », Gilbert Merlio, Revue
d'Allemagne, t. XVI, n°3, 1984 ; « La Révolution allemande selon
EJ Jung et le national-socialisme », Barbara Koehn, in La Révolution
conservatrice et les élites intellectuelles, Presses Universitaires
de Rennes, 2003.
> Pour comprendre le contexte
historique <
Klemens von Klemperer, Konservative
Bewegungen zwischen Kaiserreich und Nationalsozialismus,
Munich/Vienne, 1957 ; Erasmus Jonas, Die Volkskonservativen
1928-1933, Düsseldorf, 1965 ; Theodor Eschenburg, Hindenburg,
Brüning, Groener, Schleicher, in Vierteljahreshefte für
Zeitgeschichte, 9. Jg. 1961, 1 ; Kurt Sontheimer, Antidemokratisches
Denken in der Weimarer Republik, Munich 1962 ; Franz von Papen, Vom
Scheitern einer Demokratie 1930-1933, Mayence, 1968 ; Klaus Breuning,
Die Vision des Reiches. Deutscher Katholizismus zwischen Demokratie
und Diktatur, Munich, 1969 ; Volker Mauersberger, Rudolf Pechel und
die “Deutsche Rundschau” 1919-1933. Eine Studie zur
konservativ-revolutionären Publizistik in der Weimarer Republik,
Brème, 1971 ; Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, 1972 ; Martin
Greiffenhagen, Das Dilemma des Konservatismus in Deutschland, Munich,
1977.
Les liens d'Evola avec Edgar Julius
Jung et le rôle de Leopold Ziegler
« Dans le même temps [que ses
contacts avec les milieux völkisch] (voir les articles qu'il publie
entre 1932 et 1934 dans la revue du Herrenklub), Evola développe ses
contacts dans les milieux de la noblesse allemande et autrichienne
ainsi que chez les “Jeunes-Conservateurs”. Conformément à son
tempérament profond, totalement étranger aux logiques d'appareil et
aux structures d'appartenance rigides, il se constitue un réseau de
relations, privilégiant le lien direct, personnel. En ce qui
concerne ses très nombreuses relations au sein des milieux
conservateurs germaniques, le point assurément le plus étonnant et
le plus déroutant de l'étude de T.H. Hansen est la démonstration
des liens étroits qui unirent Evola à Edgar Julius Jung, “nègre”
de Franz von Papen et inspirateur du fameux discours de Marburg (17
juin 1934), ultime “profession de foi” d'une Allemagne “gibeline”
et conservatrice qui avait trop longtemps sous-estimé les
nationaux-socialistes. Importantes sont aussi les informations de
l'auteur sur l'amitié qui liait Jung à Léopold Ziegler, l'homme
qui chercha à faire connaître l'œuvre de R. Guénon en Allemagne.
» (P. Baillet, préface, ref. infra)
Mais le membre du Herrenklub auquel
Evola fut sans doute le plus lié était Edgar Julius Jung
(1894-1934), auteur de l'ouvrage alors classique Die Herrschaft
der Minderwertigen (Le règne des inférieurs ; 1927), de Sinndeutung
der Deutschen Revolution (Signification de la révolution
allemande ; 1933), ainsi que de toute une série d'articles dans des
journaux et revues. E. J. Jung était alors le porte-parole des
“Jeunes-conservateurs” (Jungkonservativen), au sens défini
par Armin Mohler. Mauersberger le décrit comme un « parieur »
politique, ce qui est peut-être une définition outrancière. Le
philosophe Leopold Ziegler (1881-1958), pour sa part, le qualifia une
fois d' « opposant le plus résolu, le plus cohérent, le plus
courageux et le plus intelligent à Hitler ».
En 1924, Jung avait fondé une petite
troupe secrète, qui fusilla Heinz Orbis, chef des séparatistes du
Palatinat. Il endossa toute la responsabilité de cette action,
nonobstant le fait qu'il n'en avait pas été l'exécutant. Rappelons
que le Palatinat était alors sous occupation française.
Convaincu de pouvoir compter sur les moyens financiers
considérables de la grande industrie (dont l'I.G. Farben), Jung
fonda en 1927 son propre mouvement, appelé Neue Front, censé
fédérer toute une série de groupes jusque-là dispersés.
Il conçut aussi une espèce d'Ordre
qui devait prendre en main les rênes de l'État, spirituellement et
administrativement. Il s'inspirait en cela de l'Ordenstaatsgedanken
[conception de l'État comme Ordre], à l'instar d'Evola, Ernst
Jünger, Alfred Rosenberg et Carl Schmitt. Dans la thèse qu'il lui a
consacré [E. J. Jung, Papenkreise und Römkrise 1933-1934, Univ. de
Heidelberg, 1966], Karl Martin Grass estime que Jung, malgré son
pragmatisme, plaçait l'origine de son action politique dans le «
domaine métaphysique imaginé de façon transcendantale » et que,
pour lui, les mobiles de l'action politique plongeaient leurs racines
dans « un domaine situé au-delà de la raison ».
On relève ici une affinité évidente
avec la pensée d'Evola, l'un comme l'autre étant influencés par
Platon. Typiques de Jung étaient son intérêt pour les idées
d'Othmar Spann (1878-1950) et son aspiration à réunir la «
totalité » (Ganzheit) des forces intellectuelles et sociales.
Bernhard Jenschke s'accorde avec ce jugement et parle de la «
profonde conviction de Jung » selon laquelle « une vraie
transformation de la vie communautaire n'est possible que sur un
fondement religieux » (Zur Kritik der konservativ-revolutionären
Ideologie in der Weimarer Republik : Weltanschauung und Politik bei
E. J. Jung, Munich, 1971, p. 74). Cet auteur insiste en outre sur la
« conception universaliste de la communauté chez Jung » (pp. 86
sqq.).
Dans la correspondance entre Jung et
Pechel, publiée par Mauersberger, Jung souligne qu'il fut appuyé
par la firme Krupp, mais qu'il comptait aussi, probablement, sur le
soutien de la société Bosch. Plus qu'avec un parti, Jung croyait
devoir agir avec l'aide de son « Ordre », mais dans les coulisses.
La grande industrie, pour sa part, comptait sur lui pour constituer
un puissant mouvement contre Hitler. Dans une lettre du 23 décembre
1930 adressée à Pechel, Jung écrit :
« Naturellement, à l'ouest règne
une psychose nationale-socialiste, et Adolf Hitler a de nouveau
bénéficié de ses habituelles vagues d'enthousiasme. Mais à
côté de cela il y a la simple réalité de mon influence, qui est
plus forte que jamais. [...] C'est un fait que je représente
aujourd'hui l'une des rares oppositions au national-socialisme. Mais
à condition seulement que je ne me laisse pas entraîner dans
une lutte ridicule contre Hitler. Ma tâche est exactement le
contraire ».
Dans une lettre du 5 septembre 1929
adressée au rédacteur en chef de la Rheinisch-Westfäilische
Zeitung, Jung avait déjà affirmé :
« En ce qui concerne ma position
sur le fascisme, je dois dire confidentiellement que tout le but de
ma vie politique va vers la création d'une dictature. Je mets
seulement en garde contre une dictature privée de sens, qui serait
insupportable pour le peuple allemand. Tel est précisément le motif
de mes efforts désespérés pour souligner, à travers un
approfondissement spirituel, le sens de l'État organique »
(cité par G. Merlio, « E. J. Jung et l’illusion de la “Révolution
conservatrice” », in : Revue d’Allemagne n°3/XVI, 1984, p. 395,
note 1).
En 1932, un membre du Herrenklub, Franz
von Papen, est nommé chancelier du Reich. Von Papen dispose
naturellement de l'appui de la vieille classe dirigeante prussienne
et de la grande industrie. Sur le conseil de Pechel, il prend comme
secrétaire privé E. J. Jung [voir Yuji Ishida,
Jungkonservative in der Weimarer Republik : Der Ring-Kreis 1928-1933,
Berne, 1988, p. 218]. Celui-ci se retrouve donc dans une position
extrêmement influente, d'autant plus que, parmi ses tâches, figure
celle de rédiger les discours du chancelier. Il faut d'ailleurs
préciser que von Papen était allé jusqu'à se prononcer
publiquement [dans son livre Appel an das deutsche Gewissen,
Oldenburg, 1933] en faveur des idées politiques de Moeller van den
Bruck, de Leopold Ziegler et d'Edgar Julius Jung. Il connaissait
également fort bien les conceptions d'Othmar Spann.
Il ne fait aucun doute que Jung était
en rapports étroits et amicaux avec Evola. Ceci nous est confirmé
par un ami d'enfance de Jung, Edmund Forschbach, qui écrit dans
son livre Edgar J. Jung : Ein konservativer Revolutionär
(Pfullingen, 1984, p. 85), qu'Evola était, de toutes les personnes
que Jung connaissait à l'étranger, la seule avec laquelle il
maintenait des rapports réguliers. Leopold Ziegler également,
diffuseur des idées de René Guénon en Allemagne et auteur de
l'ouvrage en 2 tomes Das Heilige Reich der Deutschen (Darmstadt,
1925), écrit dans une lettre du 9 juin 1951 adressée à Walter
Heinrich (1902-1984), alors professeur à Vienne : « Evola !
Jusque-là je ne le connaissais que de nom. Mais il avait trouvé la
voie pour arriver à mon ami assassiné Edgar Jung, il voulait fonder
avec lui un parti gibelin. Jung avait la très sérieuse intention de
me le présenter » (Briefe 1901-1958, Munich, 1963, p. 208). Suivent
des considérations sur le saint Graal.
Dans son livre, Forschbach met en
relief un important aspect qui confirme les relations étroites entre
Evola et Jung : quand il cite (p. 118) certains passages du célèbre
discours de Marburg, prononcé par von Papen, alors
vice-chancelier, mais écrit pour l'essentiel par Jung, et dans
lequel les aspirations totalitaires des nationaux-socialistes
sont âprement et très clairement critiquées. Ce discours fut
prononcé le 17 juin 1934, alors que Hitler, rappelons-le, était
déjà à la tête du gouvernement depuis le 30 janvier 1933. Les
conséquences ne tardèrent pas, et furent impitoyables. Von Papen
fut contraint à la démission et Jung fut assassiné par un groupe
de nationaux-socialistes durant la “Nuit des longs couteaux” (30
juin 1934), en dépit du fait qu'il n'y avait pas le moindre lien
entre lui et Ernst Röhm. Dans ce contexte, il n'est pas sans intérêt
de savoir que plus tard, du côté nazi, on souligna que Jung fut
exécuté à cause de ses contacts à l'étranger. Dans le discours
de Marburg, ultime et trop tardive tentative de l'opposition
conservatrice de résister à la mainmise absolue de Hitler sur le
pouvoir, von Papen déclara : « Ce qu'il faut retenir de ce qui
mûrit aujourd'hui en Europe dans les têtes les meilleures et les
plus nobles, c'est comme la gestation d'un nouveau parti gibelin »
(Wer darüber unterrichtet ist, was in Europa heute in den besten und
edelsten Köpfen und förmlich wie eine neue Ghibellinenpartei zu
keimen beginnt).
Tout lecteur d'Evola reconnaîtra ici
certaines de ses idées ; pour Forschbach également, il y a là un
clair renvoi aux raisonnements évoliens. En outre, cette phrase
se rattache parfaitement au passage précédemment cité de la
lettre de Leopold Ziegler au professeur Heinrich. Dans son discours,
von Papen parlait d'ailleurs du « Troisième Reich », du « Reich
du Saint Esprit », précisément comme le moine médiéval Joachim
de Flore, dans ses visions, le voyait naître après le « Règne du
Père » et le « Règne du Fils ».
C'est dans ce contexte qu'il faut aussi
prendre en considération un extrait de la lettre adressée par
Leopold Ziegler le 10 avril 1951 à son ami le psychiatre Ludwig
Binswanger, extrait qui ajoute à cette histoire un éclairage
supplémentaire, assurément insoupçonné :
« De nouveau m'assaille la peur de
la mort connue cette nuit-là, qui avait précédé ma fuite à
Kreuzlingen. Vers le soir, ma femme réussit à avoir confirmation
des rumeurs incontrôlées sur l'exécution capitale d'Edgar
Julius Jung pendant la nuit de la purge du 30 juin. De tous les
hommes politiques allemands, il était celui dont j'avais été
le plus proche ; nous poursuivions pour notre peuple et pour son
État des objectifs semblables jusqu'à l'identité. À la
Pentecôte, nous avions encore évoqué avec une clarté inconsidérée
le projet de Jung de tuer Hitler. Quelques-unes de mes lettres, même
écrites de façon prudente, doivent avoir été retrouvées dans la
correspondance de Jung. En bref, il était à craindre que, selon
toute probabilité, j'eusse à partager le destin de Jung — et ceci
d'autant plus qu'au printemps encore je m'étais rendu à Sorrente, à
la demande de Jung, pour y rencontrer le vice-chancelier von Papen,
dans l'intention de “lui ouvrir les yeux sur Hitler” » (op.
cit., p. 209).
L'amitié entre Jung et Ziegler
remontait à la fin des années 20. Mais ils ne s'étaient rencontrés
personnellement pour la première fois qu'en 1931, dans l'appartement
de Jung à Munich. Pour appuyer les efforts de Jung, Ziegler s'était
même déclaré prêt à présenter sous une forme résumée sa
propre pensée. Cela donna lieu à la brochure Fünfundzwanzig
Sätze vom deutschen Staat (Vingt-cinq thèses sur l'État allemand ;
Darmstadt, 1931). Le seul désaccord entre les 2 hommes portait sur
le fait de savoir si Jung, après l'assassinat de Hitler, aurait pu
prendre la direction du pays. Ziegler ne le pensait pas du tout, mais
se demanda plus tard si, avec ce jugement aussi net, il n'était pas
intervenu négativement sur le cours de l'histoire (cf. la biographie
de Martina Schneider-Fassbaender, Leopold Ziegler : Leben und Werk,
Pfullingen, 1978, pp. 150-159 et le livre de Thomas Seng,
Weltanschauung als verlegerische Aufgabe : Der Otto Reichl Verlag,
1909-1954, St. Goar, 1954, pp. 250 sqq. et 509).
Peu de gens doutent aujourd'hui du fait
que l'action politique de Jung et de von Papen avec son “Cabinet
des Barons” facilita objectivement l'entrée de Hitler au
gouvernement. Mais en 1932, quand von Papen devint chancelier du
Reich, la lutte entre conservateurs et nationaux-socialistes était
encore indécise. Ce fut la grande industrie, avec ses moyens
financiers, qui trancha. Et la grande industrie, aujourd'hui
comme alors intéressée avant tout par la stabilité et
d'alléchantes perspectives d'avenir, semble bien avoir vu en
Hitler l'homme le plus à même de garantir cette stabilité. Si en
revanche l'affrontement entre ces 2 factions opposées avait
tourné autrement, Evola aurait certainement obtenu l'appui de
ses (dans un cas au moins) puissants amis et aurait donc pu jouer un
rôle important en Italie. En outre, il serait devenu indispensable
comme agent de liaison et de coordination à l'égard d'autres pays
européens, où il avait déjà de nombreux contacts.
► H.T. Hansen, Julius Evola et la
“Révolution conservatrice” allemande, Les Deux Étendards, 2002.
(tr. fr. L. Eberhard)
La Révolution allemande selon Edgar
Julius Jung et le national-socialisme
« Wer keinen echten Jenseitsglauben
besitzt, wird zum Zerstörer. » (Jung)
« Wo keine Götter sind, walten
Dämonen. » (Novalis)
Au seuil de cet exposé, nous voudrions
poser 3 questions auxquelles nous essayerons de répondre par la
suite : Concernant la Révolution allemande quelles sont les
convergences entre les conceptions du conservateur
révolutionnaire Edgar Julius Jung et les nationaux-socialistes ?
Voilà notre première interrogation. Elle sera suivie par la
recherche des divergences qui opposent Jung aux
nationaux-socialistes. De l'ampleur et de l'importance de ces de ces
divergences dépendra la réponse à la troisième interrogation
: à savoir si la pensée de Jung ne se place pas dans un courant
d’idées pour l'essentiel différent du national-socialisme ?
Nous nous appuyons sur 2 textes de Jung
(1) : Gegen die Herrschaft der Minderwertigen (Contre le règne des
médiocres), 1927 et Sinndeutung der deutschen Revolution (L'analyse
de la révolution allemande), 1933, livre paru en décembre 1933,
environ six mois avant l'assassinat de Jung par les nazis.
Les convergences
Les convergences (2), telles qu'elles
paraissent dans Sinndeutung der deutschen Revolution, se rapportent
d'abord à l'expérience de la Première Guerre mondiale
[à venir...]
► Barbara Koehn, in : La Révolution
conservatrice et les élites intellectuelles, PUR, 2003.
• Notes :
1. Edgar Julius Jung, Gegen die
Herrschaft der Minderwertigen, Deutsche Rundschau, Berlin 1927 ;
Sinndeutung der deutschen Revolution, Schriften an die Nation, hg.
von Werner Beumelburg, 55/56,Berlin, 1933. Bien que l'auteur prît à
cette époque quelques précautions qui atténuent sa critique du
national-socialisme, celle-ci restait dans l'ensemble étonnamment
virulente.
2. Selon Edgar J. Jung dans
Sinndeutung.