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samedi 29 avril 2017

Mon maître en politique : Edgar Julius JUNG (1894-1934), penseur incontournable de la Révolution Conservatrice


Né le 6 mars 1894 à Ludwigshafen, fils d'un professeur de Gymnasium, Edgar Julius Jung entame, à la veille de la Première Guerre mondiale, des études de droit à Lausanne, où il suit les cours de Vilfredo Pareto. Quand la guerre éclate, Jung se porte volontaire dans les armées impériales et acquiert le grade de lieutenant. À sa démobilisation, il reprend ses études de droit à Heidelberg et à Würzburg mais participe néanmoins aux combats de la guerre civile allemande de 1918-19. Engagé dans le corps franc du Colonel Chevalier von Epp, il participe à la reconquête de Munich, gouvernée par les “conseils” rouges. Jung organise ensuite la résistance allemande contre la présence française dans le Palatinat. En 1923, il doit quitter précipitamment les zones occidentales occupées pour avoir trempé dans le complot qui a abouti à l'assassinat du leader séparatiste francophile Heinz Orbis. C'est de cette époque que date son aversion pour la personne de Hitler : ce dernier, sollicité par Jung envoyé par Brüning, avait refusé de rejoindre le front commun des nationaux et des conservateurs contre l'occupation française, estimant que le “danger juif” primait le “danger français”. Pour Jung, ce refus donnait la preuve de l'immaturité politique de celui qui allait devenir le chef du IIIe Reich.

Un réseau de “clubs conservateurs”

En 1925, Jung ouvre un cabinet d'avocat à Munich. Il renonce à l'activisme politique et rejoint la DVP nationale-libérale, un parti toléré par les Français dans le Palatinat et qui rassemblait, là-bas, tous les adversaires du détachement de cette province allemande. Quand Stresemann opte pour une politique de réconciliation avec la France, dans la foulée du Pacte de Locarno (1925), Jung se distancie de ce parti, mais en reste formellement membre jusqu'en 1930. Il consacre ses énergies à toutes sortes d'entreprises “métapolitiques” et d'activités “clubistes”. En effet, entre 1925 et 1933, la République de Weimar voit se constituer un véritable réseau de clubs conservateurs qui organisent des conférences, publient des revues intellectuelles, cherchent des contacts avec des personnalités importantes du monde de l'économie ou de la politique. Après avoir eu quelques contacts avec le Juniklub et le Herren-Klub de Heinrich von Gleichen et Max Hildebert Boehm (dont il retiendra la définition du Volk), Jung adhère et participe successivement aux activités du Volksdeutsches Klub (de Karl Christian von Loesch), de la Nationalpolitische Vereinigung (à Dortmund) et du Jungakademisches Klub de Munich, dont il est le fondateur. L'objectif de cette stratégie métapolitique est de créer une nouvelle conscience politique chez les étudiants, de manier l'arme de la science contre les libéraux et les gauches et de fonder une éthique pour les temps nouveaux.

En 1927, paraît la première édition de son livre Die Herrschaft der Minderwertigen (La domination des hommes de moindre valeur), véritable vade-mecum de la Révolution conservatrice d'inspiration traditionaliste ou jungkonservative (donc que nous distinguons de ses inspirations nihiliste, nationale-révolutionnaire, soldatique comme chez les frères Jünger, nationale-bolchévique, völkische, etc.). Entre 1929 et 1932, paraissent plusieurs éditions d'une nouvelle version, comptant 2 fois plus de pages, et approfondissant considérablement l'idéologie jungkonservative. Petit à petit, pense Jung, une idéologie conservatrice et traditionaliste, puisant dans les racines religieuses de l'Europe, remplacera la « domination des hommes de moindre valeur », établie depuis 1789. Mais, secouée par la crise, l'Allemagne n'emprunte pas cette voie conservatrice : le parlementarisme libéral s'effondre, plus tôt que Jung ne l'avait prévu, mais pour laisser le chemin libre aux communistes ou aux nationaux-socialistes.

“Clubs” ou masses

Jung constate avec amertume que le noyau conservateur qu'il avait formé dans ses clubs ne fait pas le poids devant les masses enrégimentées. Pour gagner du temps et barrer la route au mouvement hitlérien, Jung estime qu'il faut soutenir le gouvernement de Brüning. Ce gouvernement prolongerait la vie de la démocratie libérale pendant le temps nécessaire pour former une élite conservatrice, capable de passer aux affaires et de construire « l'État organique et corporatif » dont rêvaient les droites catholiques. Pour Jung, l'avènement du national-socialisme totalitaire serait la conséquence logique de 1789 et non son éradication définitive par une « éthique de plus haute valeur ». En 1930-31, il rejoint les rangs de la Volkskonservative Vereinigung, qui soutient Brüning, et cherche à la rebaptiser Revolutionär-konservative Vereinigung pour séduire une partie de l'électorat national-socialiste. En mai 1932, Brüning tombe. Jung décide de soutenir son successeur Papen, qu'il juge aussi falot que lui. Jung devient toutefois son conseiller.

Quand Hitler accède au pouvoir en janvier 1933, Jung prépare aussitôt les élections de mars 1933 en organisant la campagne électorale du Kampffront Schwarz-Weiß-Rot, visant à soutenir l'aile conservatrice du nouveau gouvernement et à transformer la révolution nationale de Hitler, marquée par une démagogie tapageuse, en une révolution conservatrice, chrétienne, tranquille, sérieuse, décidée. Cette ultime tentative connaît l'échec. Jung continue cependant à écrire les discours de von Papen. Le 17 juin 1934, ce dernier, lors d'un rassemblement universitaire à Marbourg, prononce un discours écrit par Jung, où celui-ci dénonce le « byzantinisme du national-socialisme », ses prétentions totalitaires contre-nature, ses polémiques contre l'esprit et la raison et réclame le retour d'une « humanité véritable » qui inaugurera « l'apogée de la culture antique et chrétienne ». Le régime réagit en interdisant la radiodiffusion du discours et la circulation de sa version imprimée. Papen démissionne mais cède ensuite aux pressions de la police. Jung est arrêté le 25 juin et, cinq jours plus tard, on retrouve son cadavre criblé de balles dans un petit bois près d'Oranienburg. Le destin de Jung montre l'impossiblité de mener à bien une révolution conservatrice/traditionaliste à l'âge des masses.

Analyse

♦ La Domination des hommes de moindre valeur : Son effondrement et sa dissolution par un Règne nouveau (Die Herrschaft der Minderwertigen : Ihr Zerfall und ihre Ablösung durch ein neues Reich), 1929.

Jung a voulu faire de cet ouvrage une sorte de “bible” de la Révolution conservatrice, une révolution qu'il voulait culturelle et annonciatrice d'un grand bouleversement politique. S'adressant aux jeunes et aux étudiants, Jung veut donner à son conservatisme — son Jungkonservativismus — une dimension “révolutionnaire”. Il explique que l'idéologie progressiste a eu son sens et son utilité historique ; il fallait qu'elle brise l'hégémonie de formes mortes. Mais depuis que celles-ci ont disparu de la scène politique, l'attitude progressiste n'a plus raison d'être. L'idéologie du progrès n'est plus qu'une machine qui tourne à vide. Pire, quand elle reste sur sa lancée, elle peut s'avérer suicidaire. À la suite de la parenthèse progressiste, doit s'ouvrir une ère de “maintien”, de conservation. Le Jungkonservativismus ne cherche donc pas à perpétuer des formes politiques dépassées. Quant aux formes sociales et politiques actuelles, pense Jung, elles ne sont plus des formes au sens propre du mot, mais des résidus évidés, balottés dans le chaos de l'histoire. Jung définit ensuite son conservatisme comme « évolutionnaire » : il vise le dépassement d'un monde vermoulu, l'inversion radicale et positive de ses fausses valeurs. Ce travail d'inversion/restauration est, aux yeux de Jung, proprement révolutionnaire.

La période qui suit la Grande Guerre est caractérisée par la crise épocale des valeurs individualistes et bourgeoises en pleine décadence. Pour les relayer, le Jungkonservativismus jungien propose un recours à Dilthey et à Bergson, à Spengler, Tönnies, Roberto Michels, Vilfredo Pareto et Nicolas Berdiaev. La crise s'explique, en langage spenglérien, par le passage au stade de “civilisation” qui est le couronnement de l'esprit libéral. Les liens sociaux sont détruits et les peuples tombent sous la coupe d'une démocratie inorganique, gérée par les « hommes de moindre valeur ». Tel est le diagnostic.

Une pulsion métaphysique immuable

Pour sortir de cette impasse, il faut restaurer les vertus religieuses. Abandonnant ses positions initiales, lesquelles reposaient sur une philosophie des valeurs tirée du néo-kantisme, Jung veut désormais ancrer son « axiome de l'immuabilité de la pulsion métaphysique » dans un discours théologisé. Deux philosophes de la religion contribuent à le faire passer du néo-kantisme au néo-théologisme : Nicolas Berdiaev et Leopold Ziegler (qui deviendra son ami personnel). Jung embraye sur l'idée de Berdiaev qui évoque le fin imminente de l'époque moderne qui a vu le triomphe de l'irreligion. Pour Jung comme pour Berdiaev ou Ziegler, l'époque qui succèdera au libéralisme moderne sera un « nouveau Moyen Âge » pétri de religion, réchristianisé. Éliminant les catastrophes de l'individualisme, ce nouveau “Moyen Âge” restaure une holicité (Ganzheit), un universalisme dans le sens où l'entendait Othmar Spann, un “organicisme” historique et non biologique. Cette dernière position distingue Jung des nationalistes de toutes catégories. En effet, il rejette le concept de “nation” comme “occidental”, c'est-à-dire “français” et révolutionnaire, libéral et atomiste. Dans ce concept de nation, domine le rationalisme raisonneur de l'idéologie des Lumières. Les “nations”, dans ce sens, sont les peuples malades ou morts. Les peuples qui n'ont pas subi l'emprise de l'idéologie nationale, qui est d'essence révolutionnaire et est donc perverse, sont vivants, conservent au fond d'eux-mêmes des énergies intactes et demeurent les “porteurs de l'histoire”.

Le Volk et le Reich contre le nationalisme

Jung relativise ainsi au maximum la valeur attribuée à l'État national, fermé sur lui-même. Les concepts-clé sont pour lui ceux de peuple (Volk) et de Reich. Cette dernière instance, supra-nationale et incarnation politique du divin sur la Terre, est une idée d'ordre fédérative, tout à fait adaptée à l'espace centre-européen. De là, elle devra être étendue à l'ensemble du continent européen, de façon à instaurer un europäischer Staatenbund (une fédération des États européens). Sur le plan spirituel, l'idée de Reich est le seul barrage possible contre le processus de morcellement rationaliste et nationaliste. Les États-Nations reposent sur un fait figé rendu immuable par coercition, tandis que le Reich est un mouvement perpétuel dynamique qui travaille sans interruption les matières “peuples”. Pour Jung, né protestant mais devenu catholique de fait, l'idée nationale est une tradition protestante en Allemagne, tandis que l'idée dynamique de Reich est une idée catholique. Sur le plan intérieur, ce Reich fédératif est organisé corporativement. À la place du Parlement et du suffrage universel, Jung suggère l'introduction d'une représentation populaire corporative et d'un droit de vote échelonné et différencié. L'organisation intérieure de son Reich idéal, Jung la calque sur les idées du sociologue et philosophe autrichien Othmar Spann. C'est le talon d'Achille de son idéologie : cette organisation corporative ne peut s'appliquer dans un État moderne et industriel. Son appel à l'ascèse et au sacrifice ne pouvait nullement mobiliser les Allemands de son époque, durement frappés par l'inflation, la crise de 29, la famine du blocus et les dettes de Versailles.

► Robert Steuckers, Vouloir n°134/136, 1996.




> Bibliographie <

Die geistige Krise des jungen Deutschland, 1926 (discours, 20 p.) ; Die Herrschaft der Minderwertigen. Ihr Zerfall und ihre Ablösung, 1927 (XIV + 341 p.) ; Die Herrschaft der Minderwertigen. Ihr Zerfall und ihre Ablösung durch ein neues Reich, 1929 (2e éd.), 1930 (3e éd.) (692 p.) ; Föderalismus aus Weltanschauung, 1931 ; Sinndeutung der deutschen Revolution, 1933 ; une copie du mémoire rédigé par E.J. Jung à l'adresse de Papen en avril 1934 se trouve à l'Institut für Zeitgeschichte de Munich, archives photocopiées 98, 2375/59 et chez Edmund Forschbach, ami et biographe d'EJ Jung (cf. infra) ; d'après Karlheinz Weißmann (cf. infra), Jung serait l'auteur de la plupart des textes contenus dans le recueil de discours de Franz von Papen intitulé Apell an das deutsche Gewissen. Reden zur nationalen Revolution. Schriften an die Nation, Bd. 32/33, Oldenburg i.O., 1933.


> Principaux articles de philosophie politique <

Dans la revue Deutsche Rundschau : Reichsreform (nov. 1928) ; Der Volksrechtsgedanke und die Rechtsvorstellungen von Versailles (oct. 1929) ; Volkserhaltung (mars 1930) ; “Aufstand der Rechten” (1931, pp.81-88) ; Neubelebung von Weimar ? (juin 1932) ; Revolutionäre Staatsführung (oct. 1932) ; Deutsche Unzulänglichkeit (nov. 1932) ; Verlustbilanz der Rechten (1/1933) ; Die christiliche Revolution (sept. 1933, pp. 142-147) ; Einsatz der Nation (1933, pp. 155-160).
Dans les Schweizer Monatshefte : 1930/31 : Heft 1, p. 37 ; Heft 7, p. 321 ; 1932/33 : Heft 5/6, p. 275.
Dans la Rheinisch-Westfälische Zeitung : où Jung utilisait le pseudonyme de Tyll, voir les dates suivantes : 1/1/1930 ; 5/3/1930 ; 5/4/1930 ; 24/4/1930 ; 2/5/1930 ; 31/5/1930 ; 12/10/1930 ; 8/11/1930 ; 30/12/1930 ; 28/1/1931 ; 7/2/1931 ; 4/3/1931 ; 1/4/1931 ; 10/4/1931 ; 1/8/1931 ; été 1931 ; 15/3/1932.
Dans les Münchner Neueste Nachrichten : voir les dates suivantes : 20/3/1925 ; 28/1/1930 ; 23/11/1930 ; 3/1/1931 ; 25/7/1931 ; 4/7/1931.
Dans les Süddeutsche Monatshefte : Die Tragik der Kriegsgeneration, mai 1930, pp. 511-534.
Dans Die Laterne : Was ist liberal ?, Folge 6, 6/5/1931.


> Participation à des ouvrages collectifs <

Deutschland und die konservative Revolution, in EJ Jung, Deutsche über Deutschland. Die Stimme des unbekannten Politikers, Munich, 1932, pp. 369-383 ; on signale également une contribution d'EJ Jung (Die deutsche Staatskrise als Ausdruck der abandländischen Kulturkrise) dans Karl Haushofer et Kurt Trampler (éd.), Deutschlands Weg an der Zeitenwende, Munich, 1931 ; le livre signé par Leopold Ziegler, Fünfundzwanzig Sätze vom Deutschen Staat (Berlin, 1931) serait en fait dû à la plume de Jung.

> Sur Edgar Julius Jung <

Leopold Ziegler, EJ Jung. Denkmal und Vermächtnis, Salzbourg, 1955 ; EJ und der Widerstand, in Civis n° 59, Bonn, nov. 1959 ; Friedrich Grass, EJ Jung (1894-1934), in Kurt Baumann (éd.), Pfälzer Lebensbilder, Bd. 1, Spire, 1964 ; Karl Martin Grass, EJ Jung, Papenkreis und Röhmkrise 1933-1934, dissertation phil., Heidelberg, 1966 ; Bernhard Jenschke, Zur Kritik der konservativ-revolutionäre Ideologie in der Weimarer Republik. Weltanschauung und Politik bei EJ Jung, Munich, 1971 (avec une bibliographie reprenant 79 articles importants d'EJ Jung) ; Karl-Martin Grass, EJ Jung, in Neue Deutsche Biographie, 10. Bd., Berlin, 1974 ; Joachim Kaiser, Konservative Opposition gegen Hitler 1933/34. Edgar Julius Jung und Ewald von Kleist-Schmenzin, Texte non publié d'un séminaire de l'Université d'Aix-la-Chapelle, 1984 ; Edmund Forschbach, Edgar J. Jung, ein konservativer Revolutionär 30. Juni 1934, Pfullingen, 1984 ; Karlheinz Weißmann, EJ Jung in Criticón, 104, 1987, pp. 245-249 ; Armin Mohler, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Ein Handbuch, 3e éd., Darmstadt, 1989.

En français : « EJ Jung ou l'illusion de la “Révolution conservatrice” », Gilbert Merlio, Revue d'Allemagne, t. XVI, n°3, 1984 ; « La Révolution allemande selon EJ Jung et le national-socialisme », Barbara Koehn, in La Révolution conservatrice et les élites intellectuelles, Presses Universitaires de Rennes, 2003.

> Pour comprendre le contexte historique <

Klemens von Klemperer, Konservative Bewegungen zwischen Kaiserreich und Nationalsozialismus, Munich/Vienne, 1957 ; Erasmus Jonas, Die Volkskonservativen 1928-1933, Düsseldorf, 1965 ; Theodor Eschenburg, Hindenburg, Brüning, Groener, Schleicher, in Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, 9. Jg. 1961, 1 ; Kurt Sontheimer, Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik, Munich 1962 ; Franz von Papen, Vom Scheitern einer Demokratie 1930-1933, Mayence, 1968 ; Klaus Breuning, Die Vision des Reiches. Deutscher Katholizismus zwischen Demokratie und Diktatur, Munich, 1969 ; Volker Mauersberger, Rudolf Pechel und die “Deutsche Rundschau” 1919-1933. Eine Studie zur konservativ-revolutionären Publizistik in der Weimarer Republik, Brème, 1971 ; Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, 1972 ; Martin Greiffenhagen, Das Dilemma des Konservatismus in Deutschland, Munich, 1977.


Les liens d'Evola avec Edgar Julius Jung et le rôle de Leopold Ziegler

« Dans le même temps [que ses contacts avec les milieux völkisch] (voir les articles qu'il publie entre 1932 et 1934 dans la revue du Herrenklub), Evola développe ses contacts dans les milieux de la noblesse allemande et autrichienne ainsi que chez les “Jeunes-Conservateurs”. Conformément à son tempérament profond, totalement étranger aux logiques d'appareil et aux structures d'appartenance rigides, il se constitue un réseau de relations, privilégiant le lien direct, personnel. En ce qui concerne ses très nombreuses relations au sein des milieux conservateurs germaniques, le point assurément le plus étonnant et le plus déroutant de l'étude de T.H. Hansen est la démonstration des liens étroits qui unirent Evola à Edgar Julius Jung, “nègre” de Franz von Papen et inspirateur du fameux discours de Marburg (17 juin 1934), ultime “profession de foi” d'une Allemagne “gibeline” et conservatrice qui avait trop longtemps sous-estimé les nationaux-socialistes. Importantes sont aussi les informations de l'auteur sur l'amitié qui liait Jung à Léopold Ziegler, l'homme qui chercha à faire connaître l'œuvre de R. Guénon en Allemagne. » (P. Baillet, préface, ref. infra)

Mais le membre du Herrenklub auquel Evola fut sans doute le plus lié était Edgar Julius Jung (1894-1934), auteur de l'ou­vrage alors classique Die Herrschaft der Minderwertigen (Le règne des inférieurs ; 1927), de Sinndeutung der Deutschen Revolu­tion (Signification de la révolution allemande ; 1933), ainsi que de toute une série d'articles dans des journaux et revues. E. J. Jung était alors le porte-parole des “Jeunes-conserva­teurs” (Jungkonservativen), au sens défini par Armin Mohler. Mauersberger le décrit comme un « parieur » politique, ce qui est peut-être une définition outrancière. Le philosophe Leopold Ziegler (1881-1958), pour sa part, le qualifia une fois d' « opposant le plus résolu, le plus cohérent, le plus courageux et le plus intelligent à Hitler ».

En 1924, Jung avait fondé une petite troupe secrète, qui fusilla Heinz Orbis, chef des séparatistes du Palatinat. Il endossa toute la responsabilité de cette action, nonobstant le fait qu'il n'en avait pas été l'exécutant. Rappelons que le Pala­tinat était alors sous occupation française. Convaincu de pou­voir compter sur les moyens financiers considérables de la grande industrie (dont l'I.G. Farben), Jung fonda en 1927 son propre mouvement, appelé Neue Front, censé fédérer toute une série de groupes jusque-là dispersés.

Il conçut aussi une espèce d'Ordre qui devait prendre en main les rênes de l'État, spirituellement et administrativement. Il s'inspirait en cela de l'Ordenstaatsgedanken [conception de l'État comme Ordre], à l'instar d'Evola, Ernst Jünger, Alfred Rosenberg et Carl Schmitt. Dans la thèse qu'il lui a consacré [E. J. Jung, Papenkreise und Römkrise 1933-1934, Univ. de Heidelberg, 1966], Karl Martin Grass estime que Jung, malgré son pragmatisme, plaçait l'origine de son action politique dans le « domaine métaphysique imaginé de façon transcendantale » et que, pour lui, les mobiles de l'action politique plongeaient leurs racines dans « un domaine situé au-delà de la raison ».

On relève ici une affinité évidente avec la pensée d'Evola, l'un comme l'autre étant influencés par Platon. Typiques de Jung étaient son intérêt pour les idées d'Othmar Spann (1878­-1950) et son aspiration à réunir la « totalité » (Ganzheit) des forces intellectuelles et sociales. Bernhard Jenschke s'accorde avec ce jugement et parle de la « profonde conviction de Jung » selon laquelle « une vraie transformation de la vie com­munautaire n'est possible que sur un fondement religieux » (Zur Kritik der konservativ-revolutionären Ideologie in der Weimarer Republik : Weltanschauung und Politik bei E. J. Jung, Munich, 1971, p. 74). Cet auteur insiste en outre sur la « conception universaliste de la communauté chez Jung » (pp. 86 sqq.).

Dans la correspondance entre Jung et Pechel, publiée par Mauersberger, Jung souligne qu'il fut appuyé par la firme Krupp, mais qu'il comptait aussi, probablement, sur le soutien de la société Bosch. Plus qu'avec un parti, Jung croyait devoir agir avec l'aide de son « Ordre », mais dans les coulisses. La grande industrie, pour sa part, comptait sur lui pour constituer un puissant mouvement contre Hitler. Dans une lettre du 23 décembre 1930 adressée à Pechel, Jung écrit :

« Naturellement, à l'ouest règne une psychose nationale­-socialiste, et Adolf Hitler a de nouveau bénéficié de ses habi­tuelles vagues d'enthousiasme. Mais à côté de cela il y a la simple réalité de mon influence, qui est plus forte que jamais. [...] C'est un fait que je représente aujourd'hui l'une des rares oppositions au national-socialisme. Mais à condition seule­ment que je ne me laisse pas entraîner dans une lutte ridicule contre Hitler. Ma tâche est exactement le contraire ».

Dans une lettre du 5 septembre 1929 adressée au rédacteur en chef de la Rheinisch-Westfäilische Zeitung, Jung avait déjà affirmé :

« En ce qui concerne ma position sur le fascisme, je dois dire confidentiellement que tout le but de ma vie politique va vers la création d'une dictature. Je mets seulement en garde contre une dictature privée de sens, qui serait insupportable pour le peuple allemand. Tel est précisément le motif de mes efforts désespérés pour souligner, à travers un approfondisse­ment spirituel, le sens de l'État organique » (cité par G. Merlio, « E. J. Jung et l’illusion de la “Révolution conservatrice” », in : Revue d’Allemagne n°3/XVI, 1984, p. 395, note 1).

En 1932, un membre du Herrenklub, Franz von Papen, est nommé chancelier du Reich. Von Papen dispose naturellement de l'appui de la vieille classe dirigeante prussienne et de la grande industrie. Sur le conseil de Pechel, il prend comme secré­taire privé E. J. Jung [voir Yuji Ishida, Jungkonservative in der Weimarer Republik : Der Ring-Kreis 1928-1933, Berne, 1988, p. 218]. Celui-ci se retrouve donc dans une position extrêmement influente, d'autant plus que, parmi ses tâches, figure celle de rédiger les discours du chancelier. Il faut d'ailleurs préciser que von Papen était allé jusqu'à se prononcer publiquement [dans son livre Appel an das deutsche Gewissen, Oldenburg, 1933] en faveur des idées politiques de Moeller van den Bruck, de Leopold Ziegler et d'Edgar Julius Jung. Il connaissait également fort bien les conceptions d'Othmar Spann.

Il ne fait aucun doute que Jung était en rapports étroits et amicaux avec Evola. Ceci nous est confirmé par un ami d'en­fance de Jung, Edmund Forschbach, qui écrit dans son livre Edgar J. Jung : Ein konservativer Revolutionär (Pfullingen, 1984, p. 85), qu'Evola était, de toutes les personnes que Jung connaissait à l'étranger, la seule avec laquelle il maintenait des rapports réguliers. Leopold Ziegler également, diffuseur des idées de René Guénon en Alle­magne et auteur de l'ouvrage en 2 tomes Das Heilige Reich der Deutschen (Darmstadt, 1925), écrit dans une lettre du 9 juin 1951 adressée à Walter Heinrich (1902-1984), alors professeur à Vienne : « Evola ! Jusque-là je ne le connaissais que de nom. Mais il avait trouvé la voie pour arriver à mon ami assassiné Edgar Jung, il voulait fonder avec lui un parti gibelin. Jung avait la très sérieuse intention de me le présenter » (Briefe 1901-1958, Munich, 1963, p. 208). Suivent des considérations sur le saint Graal.

Dans son livre, Forschbach met en relief un important aspect qui confirme les relations étroites entre Evola et Jung : quand il cite (p. 118) certains passages du célèbre discours de Mar­burg, prononcé par von Papen, alors vice-chancelier, mais écrit pour l'essentiel par Jung, et dans lequel les aspirations totali­taires des nationaux-socialistes sont âprement et très clairement critiquées. Ce discours fut prononcé le 17 juin 1934, alors que Hitler, rappelons-le, était déjà à la tête du gouvernement depuis le 30 janvier 1933. Les conséquences ne tardèrent pas, et furent impitoyables. Von Papen fut contraint à la démission et Jung fut assassiné par un groupe de nationaux-socialistes durant la “Nuit des longs couteaux” (30 juin 1934), en dépit du fait qu'il n'y avait pas le moindre lien entre lui et Ernst Röhm. Dans ce contexte, il n'est pas sans intérêt de savoir que plus tard, du côté nazi, on souligna que Jung fut exécuté à cause de ses contacts à l'étranger. Dans le discours de Marburg, ultime et trop tardive tentative de l'opposition conservatrice de résister à la mainmise absolue de Hitler sur le pouvoir, von Papen déclara : « Ce qu'il faut retenir de ce qui mûrit aujourd'hui en Europe dans les têtes les meilleures et les plus nobles, c'est comme la gestation d'un nouveau parti gibelin » (Wer darüber unterrichtet ist, was in Europa heute in den besten und edelsten Köpfen und förmlich wie eine neue Ghibellinenpartei zu keimen beginnt).

Tout lecteur d'Evola reconnaîtra ici certaines de ses idées ; pour Forschbach également, il y a là un clair renvoi aux raison­nements évoliens. En outre, cette phrase se rattache parfaite­ment au passage précédemment cité de la lettre de Leopold Ziegler au professeur Heinrich. Dans son discours, von Papen parlait d'ailleurs du « Troisième Reich », du « Reich du Saint Esprit », précisément comme le moine médiéval Joachim de Flore, dans ses visions, le voyait naître après le « Règne du Père » et le « Règne du Fils ».

C'est dans ce contexte qu'il faut aussi prendre en considé­ration un extrait de la lettre adressée par Leopold Ziegler le 10 avril 1951 à son ami le psychiatre Ludwig Binswanger, extrait qui ajoute à cette histoire un éclairage supplémentaire, assurément insoupçonné :

« De nouveau m'assaille la peur de la mort connue cette nuit-là, qui avait précédé ma fuite à Kreuzlingen. Vers le soir, ma femme réussit à avoir confirmation des rumeurs incontrô­lées sur l'exécution capitale d'Edgar Julius Jung pendant la nuit de la purge du 30 juin. De tous les hommes politiques alle­mands, il était celui dont j'avais été le plus proche ; nous pour­suivions pour notre peuple et pour son État des objectifs sem­blables jusqu'à l'identité. À la Pentecôte, nous avions encore évoqué avec une clarté inconsidérée le projet de Jung de tuer Hitler. Quelques-unes de mes lettres, même écrites de façon prudente, doivent avoir été retrouvées dans la correspondance de Jung. En bref, il était à craindre que, selon toute probabilité, j'eusse à partager le destin de Jung — et ceci d'autant plus qu'au printemps encore je m'étais rendu à Sorrente, à la demande de Jung, pour y rencontrer le vice-chancelier von Papen, dans l'intention de “lui ouvrir les yeux sur Hitler” » (op. cit., p. 209).

L'amitié entre Jung et Ziegler remontait à la fin des années 20. Mais ils ne s'étaient rencontrés personnellement pour la première fois qu'en 1931, dans l'appartement de Jung à Munich. Pour appuyer les efforts de Jung, Ziegler s'était même déclaré prêt à présenter sous une forme résumée sa propre pen­sée. Cela donna lieu à la brochure Fünfundzwanzig Sätze vom deutschen Staat (Vingt-cinq thèses sur l'État allemand ; Darmstadt, 1931). Le seul désaccord entre les 2 hommes portait sur le fait de savoir si Jung, après l'assassinat de Hitler, aurait pu prendre la direction du pays. Ziegler ne le pensait pas du tout, mais se demanda plus tard si, avec ce jugement aussi net, il n'était pas intervenu négativement sur le cours de l'histoire (cf. la biographie de Martina Schneider-Fassbaender, Leopold Ziegler : Leben und Werk, Pfullingen, 1978, pp. 150-159 et le livre de Thomas Seng, Weltanschauung als verlegerische Aufgabe : Der Otto Reichl Verlag, 1909-1954, St. Goar, 1954, pp. 250 sqq. et 509).

Peu de gens doutent aujourd'hui du fait que l'action poli­tique de Jung et de von Papen avec son “Cabinet des Barons” facilita objectivement l'entrée de Hitler au gouvernement. Mais en 1932, quand von Papen devint chancelier du Reich, la lutte entre conservateurs et nationaux-socialistes était encore indécise. Ce fut la grande industrie, avec ses moyens finan­ciers, qui trancha. Et la grande industrie, aujourd'hui comme alors intéressée avant tout par la stabilité et d'alléchantes pers­pectives d'avenir, semble bien avoir vu en Hitler l'homme le plus à même de garantir cette stabilité. Si en revanche l'affron­tement entre ces 2 factions opposées avait tourné autre­ment, Evola aurait certainement obtenu l'appui de ses (dans un cas au moins) puissants amis et aurait donc pu jouer un rôle important en Italie. En outre, il serait devenu indispensable comme agent de liaison et de coordination à l'égard d'autres pays européens, où il avait déjà de nombreux contacts.

H.T. Hansen, Julius Evola et la “Révolution conservatrice” allemande, Les Deux Étendards, 2002. (tr. fr. L. Eberhard)

La Révolution allemande selon Edgar Julius Jung et le national-socialisme

« Wer keinen echten Jenseitsglauben besitzt, wird zum Zerstörer. » (Jung)

« Wo keine Götter sind, walten Dämonen. » (Novalis)

Au seuil de cet exposé, nous voudrions poser 3 questions auxquelles nous essayerons de répondre par la suite : Concernant la Révolution alle­mande quelles sont les convergences entre les conceptions du conserva­teur révolutionnaire Edgar Julius Jung et les nationaux-socialistes ? Voilà notre première interrogation. Elle sera suivie par la recherche des diver­gences qui opposent Jung aux nationaux-socialistes. De l'ampleur et de l'importance de ces de ces divergences dépendra la réponse à la troisième inter­rogation : à savoir si la pensée de Jung ne se place pas dans un courant d’idées pour l'essentiel différent du national-socialisme ?

Nous nous appuyons sur 2 textes de Jung (1) : Gegen die Herrschaft der Minderwertigen (Contre le règne des médiocres), 1927 et Sinndeutung der deutschen Revolution (L'analyse de la révolution allemande), 1933, livre paru en décembre 1933, environ six mois avant l'assassinat de Jung par les nazis.

Les convergences

Les convergences (2), telles qu'elles paraissent dans Sinndeutung der deutschen Revolution, se rapportent d'abord à l'expérience de la Première Guerre mondiale

[à venir...]

► Barbara Koehn, in : La Révolution conservatrice et les élites intellectuelles, PUR, 2003.

• Notes :

1. Edgar Julius Jung, Gegen die Herrschaft der Minderwertigen, Deutsche Rundschau, Berlin 1927 ; Sinndeutung der deutschen Revolution, Schriften an die Nation, hg. von Werner Beumelburg, 55/56,Berlin, 1933. Bien que l'auteur prît à cette époque quelques précautions qui atténuent sa critique du national-socialisme, celle-ci restait dans l'ensemble étonnamment virulente.

2. Selon Edgar J. Jung dans Sinndeutung.