.

.

mercredi 17 janvier 2018

Croix, crèche et crucifix. La République laïque contre les symboles chrétiens ?


La Revue des Amis de la Fraternité Saint-Pierre, Tu es Petrus, est un trimestriel illustré d'une centaine de pages, pour un public non spécialiste, qui  propose à ses lecteurs des articles d'analyse de l'actualité, tant sur les grandes questions de société que sur la vie de l'Eglise, des articles de doctrine, de nombreuses recensions et pistes de lecture. De nombreux prêtres et religieux mais également des laïcs à la compétence reconnue y contribuent. Extrait d'un article du numéro de cet hiver, du Pr. Cyrille Dounot :
Capture d’écran 2018-01-08 à 19.45.17"Le Conseil d’État, dans deux arrêts du 9 novembre 2016, a entendu trancher le sort des crèches de Noël installées par les personnes publiques. […]
Les deux affaires dirimées par le Conseil d’État concernent des installations de crèches par des personnes publiques, l’une par le conseil départemental de Vendée dans le hall d’entrée de l’hôtel départemental, l’autre par la commune de Melun dans la cour intérieure de l’hôtel de ville. Dans ces arrêts d’assemblée, le motif de droit soulevé est identique, l’atteinte au principe de neutralité des personnes publiques découlant du principe de laïcité. Dès lors que les interdictions d’apposer des symboles religieux « ont pour objet d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes », elles « s’opposent à l’installation par celles-ci, dans un emplacement public, d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse ».
Le Conseil n’ignore pas qu’il existe des exceptions ménagées à cette interdiction, notamment « la possibilité pour les personnes publiques d’apposer de tels signes ou emblèmes dans un emplacement public à titre d’exposition ». Cependant, ce n’est pas à une telle dérogation que songe l’assemblée du contentieux, qui ne cherche pas à enserrer l’exposition d’une crèche dans un cadre dérogatoire prévu par la loi. Elle préfère élaborer un ensemble de critères d’appréciation, orientés par la « pluralité de significations » qu’est susceptible de revêtir une crèche de Noël[1]. En somme, la crèche comme symbole religieux tombe sous le coup de l’interdiction d’apposition déterminée par l’article 28 de la loi de 1905, mais la crèche comme symbole festif peut intégrer le champ légal des exceptions[2].
Pour évaluer l’alternative, le Conseil d’État édicte une série de critères à la fois flous et inédits. Afin de déterminer si la crèche présente « un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse », la haute juridiction reprend la méthode du faisceau d’indices, et décide qu’« il y a lieu de tenir compte non seulement du contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme, des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux, mais aussi du lieu de cette installation ».
De ces quatre sous-critères imaginés afin de départager le cultuel du culturel, le quatrième critère est le plus étonnant, puisque faisant dépendre la conformité de la crèche au regard du principe de laïcité du lieu d’installation de la crèche. Ce critère est même le critère principal servant à éclairer les juges. Tout laisse à croire que ce critère sur mesure vient opportunément répondre aux faits présentés à sa juridiction. En effet, le Conseil d’État oppose deux types de bâtiments publics, différenciation inouïe et absente de la loi. Dans les premiers, sièges de collectivités publiques, « le fait pour une personne publique de procéder à l’installation d’une crèche de Noël ne peut, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, être regardé comme conforme aux exigences qui découlent du principe de neutralité des personnes publiques ». Il s’agit donc d’une présomption de contravention à la laïcité, affectant la neutralité de la personne publique. L’installation d’une crèche fait présumer la reconnaissance d’un culte, que seule pourrait renverser l’application conjointe des trois premiers critères du faisceau d’indices. À l’inverse, « dans les autres emplacements publics, eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique, l’installation à cette occasion et durant cette période d’une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse ». Ici, la présomption emporte caractère culturel de la crèche, et donc sa conciliation avec la neutralité de la personne publique, sauf à montrer qu’elle a un caractère religieux assumé. Ce régime juridique, complexe et ambigu, risque d’entraîner de nouveaux contentieux, mais surtout, il porte la marque de sa conception ad hoc.
La première application qui en a été faite, par la Cour administrative d’appel de Marseille le 3 avril 2017, a suivi cette pente laïcarde[3]. La possibilité théorique laissée par le Conseil d’État fait place, en pratique, à une annulation quasi systématique des délibérations portant installation de crèches (Melun, Béziers, Hénin-Beaumont, Lyon). Il s’est même trouvé des juges du fond pour reconnaître l’urgence de l’atteinte portée aux libertés publiques par l’exposition d’une crèche en feutrine de quelques centimètres de haut à Paray-le-Monial[4]. Seul un arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes est favorable à la crèche installée dans le hall du Conseil départemental de Vendée.
Quant à la décision concernant la croix surmontant la statue de Jean-Paul II à Ploërmel, les juges ont considéré que la commune ne pouvait pas se prévaloir « du caractère d’œuvre d’art du monument ». Dans le même temps, d’autres juges relaxaient pour la seconde fois la « performeuse » Deborah De Robertis du délit d’exhibition sexuelle, au motif que sa démonstration revêtait le caractère d’un « acte militant et artistique »…
À cet égard, il convient de souligner l’existence d’une certaine hémiplégie de la laïcité française. La justice administrative s’acharne sur la représentation de la Nativité, courante en Occident depuis saint François d’Assise, mais adoube le port d’un vêtement islamique (affaire du « burkini »)[5], la location de salles communales pour le ramadan[6], l’affectation de locaux municipaux servant d’abattoir temporaire pour l’Aïd-el-Kébir[7], les aides publiques à l’abattage « halal »[8], les repas communautaires (sans porc ou « halal ») dans les cantines municipales ou carcérales[9] ou encore les horaires séparés dans les piscines publiques… Le Conseil d’État, dans ces affaires de crèches, a préféré inventer une série de critères peu maniables qu’appliquer simplement la loi de 1905, dont l’art. 28 permet l’exposition temporaire d’emblèmes religieux. Cela lui permet de rejeter de l’espace public les figurations de la Nativité. Il est ainsi fidèle à cette laïcité à la française qui présente, tel Janus bifrons, deux têtes, l’une « ouverte », l’autre « fermée », qui en réalité ne font qu’une. La tête ouverte est celle de la galerie, la tête fermée celle du prétoire. La laïcité reste en définitive une arme potentielle de la République contre les symboles chrétiens, contre la tradition religieuse de l’Occident. Loin d’apaiser les rapports du spirituel et du temporel, elle marque à nouveau la toute-puissance de César, ne permettant pas même à Dieu de se montrer petit enfant nu et couché dans la paille au sein d’un bâtiment public.
[1] L’Observatoire de la laïcité préconisait dans un communiqué de presse daté du 5 décembre 2014, de considérer « que, concernant un cadre culturel et de courte durée, il ne s’agirait pas d’un ‘emblème religieux’ mais d’une ‘exposition’ ». Cette solution pacifique n’a pas été retenue.
[2] Sur le festivisme, v. Ph. Murray, Festivus Festivus, Champs, Paris, 2008.
[3] CAA Marseille, 3 avril 2017, n° 15MA03863, AJDA 2017. 717.
[4] TA Dijon, ord., 23 décembre 2016, Ligue des droits de l’homme.
[5] CE, ord., 26 août 2016, n° 402742, Lebon ; AJDA 2016. 1599 ; ibid. 2122, note P. Gervier ; AJCT 2016. 508, obs. G. Le Chatelier ; ibid. 529, tribune M.-A. Granger ; RFDA 2016. 1227, note P. Bon.
[6] CE, 26 août 2011, Commune de Saint-Gratien, n° 352106 et 352107.
[7] CE, ass., 19 juillet 2011, Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole, n° 309161 ; CE, ass., 19 juillet 2011, Commune de Montpellier, n° 313518).
[8] J.-E. Schoettl, « La laïcité en questions », Constitutions, 2017. 19.
[9] CE, 10 février 2016, n° 385929, Lebon ; AJDA 2016. 284 ; ibid. 1227, note X. Bioy ; TA Dijon, 28 août 2017, n° 1502100, 1502726, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Source