JEAN-BAPTISTE BAUDAT / Etudiant en Master Politiques publiques à SciencesPo Paris
À l’image de la politique pulsionnelle de Trump, la réaction – contre la réflexion – tend à devenir un programme, sinon une stratégie politique de nos jours. À l’heure des mass medias, l’émotion semble aujourd’hui entretenir une place croissante dans la décision politique. Ainsi, parce que la démocratie est fondée sur la volonté générale et le choix raisonnable, l’émotion personnelle n’est-elle pas le péril de la démocratie ?
"Cette agitation s'accroît tellement que la haute culture n'a plus le temps de mûrir ses fruits (...) À aucune époque les hommes d'action, c'est-à-dire les agités, n'ont été plus estimés". Nietzsche, Humain, trop humain (1878).
L'accélération de nos rythmes de vie et la dictature de l'urgence qui caractérisent nos sociétés modernes tendent à faire de l'émotion le maître mot de nos actions. Cette rapidité des événements et de l'information conduit les dirigeants politiques à immédiatiser leurs décisions. Les décideurs publics sont pourtant les "garants des horloges" (Richelieu) grâce auxquels la lenteur nécessaire est donnée pour la gestation de choix politiques. L'émotion, du latin emovere, est une sensation de l'esprit caractérisée par la spontanéité. Devant cet impératif de vitesse, la dimension spontanée de la part émotionnelle dans la décision politique constitue-t-elle pour autant un danger pour nos démocraties ?
L'émotion, lorsqu'elle se détache de l'intérêt général, devient l'instrument de fins politiques catégorielles et intéressées
Parce qu'elle est une attitude passive, l'émotion est un levier dangereux que nombre de chefs charismatiques actionnent pour attiser les instincts grégaires du peuple. La montée contemporaine de l'extrême droite en Europe en est un témoin ; le sophisme politique affleure la xénophobie, flatte le populisme et "joue sur les peurs" selon l'expression consacrée. Ces décisions politiques enveloppées dans le drap fossoyeur des passions tristes, de la démagogie et des tentations autoritaires ne peuvent conduire qu'à la dérive de l'État de droit.
L'émotion, lorsqu'elle s'inscrit dans un schéma de composition politique, dépossède le peuple de ses droits. À se délester du poids de la raison, le peuple ne perd finalement rien d'autre que son titre de citoyen, c'est-à-dire sa nature même. La raison est en effet une condition permissive de la démocratie sans laquelle l'ascendance délibérative vers l'intérêt général et la reconnaissance d'un "souverain bien" (Aristote) est impossible. Le vote est ainsi la première des décisions politiques.
Malgré l'affirmation démocratique contemporaine, l'émotion constitue toujours un ressort des décisions politiques. Le régime représentatif repose sur la capacité des décideurs politiques à pointer du doigt souverain l'intérêt général en prenant de la hauteur face à la versatilité foncière du peuple. La tendance s'est inversée ; guidés par les sondages d'opinion et l'agenda médiatique, les hommes politiques tendent à calquer leurs choix sur les cycles électoraux et sur la part d'émotion propre aux opinions publiques.
Dans cette "démocratie du public" (Manin), les médias et les instituts d'opinion orientent les décisions gouvernementales dont les choix sont objectivés sous la forme de sondages. L'émotion populaire suscitée par les vagues d'attentats sur le territoire français a fait l'objet d'un saisissement politique. La volonté cavalière de constitutionnaliser la déchéance de nationalité et l'état d'urgence en témoigne.
En écartant strictement l'émotion, la démocratie vacille
Malgré sa part d'ombre ; sans l'émotion, la démocratie vacille, immobile, suspendue dans les eaux glacées de la raison. Si Hegel notait que "rien de grand ne s'est fait sans passion", il n'oubliait pas de rappeler que l'exubérance de passion favorise l'instabilité politique et que la passion n'est rien sans la raison qui la guide. Pour autant, la part émotionnelle de l'homme est un inaltérable que la République doit intérioriser. Il s'agit alors moins de mitiger la dimension émotionnelle que de la flécher.
L'homme politique doit pouvoir faire fi de ses émotions primaires pour diriger la raison d'État, nécessaire à la stabilité politique. Montesquieu évoquait déjà le dilemme de la "préférence continuelle pour l'intérêt public à l'encontre du sien propre". Au-delà des exigences de transcendance de soi pour le bien public qui doivent apparaître sans cesse comme un but à atteindre pour le politique et les citoyens, c'est le souci pragmatique et direct de dévouement, non mû par une raison d'État universelle, mais par l'altruisme bienveillant envers chacun qui apparaît comme la principale condition de décision de l'homme politique.
L'émotion démocratique est une émotion collective
Paradoxalement, la raison populaire - "première pierre de l'édifice démocratique" (Condorcet) - manque cruellement d'émotion. Qu'est-ce en effet que la raison démocratique sans les "plus beaux jaillissements de l'enthousiasme collectif" (Bloch) ? L'alliage de la raison et de la passion est peut-être la recette miracle d'une démocratie guidée par la raison de l'intérêt supérieur et mue par les organes dynamisants de l'émotion. L'émotion est en effet d'abord lamotio, racine latine désignant l'action de se mouvoir.
L'émotion fait partie de l'Homme, il ne s'en peut détacher. Les sociétés humaines en ont foncièrement besoin ; elles en sécrètent quoiqu'il arrive. La part passionnelle de l'homme doit pouvoir trouver sa place dans un espace collectif ; à défaut de servir des actions de repli.
Plutôt que d'étouffer l'émotion ou tenter de la contenir au sein de la sphère privée, autant chercher à inspirer aux démocraties une émotion sociale, altruiste et conforme à l'idéal républicain du vivre ensemble et à l'idéal démocratique du faire ensemble. L'école, la symbolique républicaine, la démocratisation des institutions politiques, l'esprit de laïcité de la loi de 1905, la culture sont autant de leviers vers cette émotion collective, que l'on trouve au troisième perron de notre devise nationale. J'ai nommé : la Fraternité.